Et comme la philippique s’achevait en général par une référence à « l’excellent mariage » de sa sœur aînée qui en était déjà à son deuxième enfant, Isabelle espaçait ses visites parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’arguments à opposer… et qu’elle se demandait parfois si, en vieillissant, Gaspard, si bien engagé sur le chemin du bâton de maréchal – il commandait en second l’armée de Condé –, ne suivrait pas aussi son père sur celui de la pingrerie.

Si la température ne baissa que d’un ou deux degrés dans la nuit, aucun bruit suspect ne vint la troubler. Pourtant on ne dormit guère à l’hôtel de Condé et, quand le petit jour s’annonça, Guérin fit dire à la Princesse par ses femmes qu’elle ne devrait pas différer plus longtemps son départ…

En effet le jour revenu éclaira les chaînes toujours tendues, les boutiques toujours fermées et les bourgeois toujours armés. On découvrit surtout les premières barricades élevées à la faveur de l’obscurité, mais ce n’était rien encore. Quand sur le quai des Grands-Augustins un émeutier reconnut le chancelier Séguier se dirigeant à pied vers le Parlement – il avait été contraint par les chaînes et barricades d’abandonner son carrosse –, il réussit à échapper en se réfugiant au fond d’un placard de l’hôtel de Luynes, alors inoccupé, en compagnie de son frère l’évêque de Meaux, auquel il se confessa, croyant sa dernière heure prochaine. Mais heureusement pour lui les rebelles fouillèrent l’hôtel sans le découvrir. Ce furent le maréchal de La Meilleraye et le lieutenant civil, appuyés par deux compagnies de gardes, qui les tirèrent de là, mais, par la ville, il y avait déjà des morts…

C’est ainsi que débuta la Fronde, une crise très grave qui allait durer quatre ans, dissimulée sous l’appellation anodine d’un jeu d’enfants parce que ni d’un côté ni de l’autre on n’imaginait qu’il s’agissait en réalité d’une guerre civile…

Cependant la voiture de Mme de Condé, qui avait franchi dès l’aurore la porte Saint-Jacques à laquelle on accédait rapidement de son hôtel comme du Luxembourg, roulait sans encombre sur la rive gauche de la Seine vers Charenton…

Ses occupants eurent la surprise de trouver à Chantilly plus de monde que d’habitude et, en premier lieu, Condé en personne… au fond de son lit ! Non seulement il subissait une nouvelle attaque de sa fièvre habituelle, mais en outre il avait essuyé devant Furnes une mousquetade qui l’avait atteint à la hanche, lui causant une blessure plus douloureuse que dangereuse mais qui l’empêchait tout de même de monter à cheval.

Guenault, son médecin de campagne, lui ayant conseillé d’aller prendre les eaux à Forges, il avait aussitôt choisi de rentrer à Chantilly, sachant bien que, grâce à la prévoyance de sa mère, on y entreposait en permanence nombre de bouteilles du fameux liquide.

Il pensait d’ailleurs l’y trouver entourée de sa cour habituelle et, en constatant qu’il n’en était rien, son humeur s’était faite plus noire encore qu’elle ne l’était. Aussi son arrivée lui causa une vraie joie qu’il se hâta d’ailleurs de dissimuler :

— Que diable faisiez-vous à Paris par ces temps de chaleur, ma mère ? Comme si vous ne saviez pas combien l’air y est malsain à cette époque de l’année ?

Elle le regarda avec stupeur.

— On me dit que vous êtes blessé à la hanche, mais êtes-vous certain de n’avoir rien à la tête ? Avez-vous donc oublié ce magnifique Te Deum où vous auriez dû paraître, mais dont vous avez galamment choisi de laisser la pleine gloire à votre ami Châtillon ? Ce doit être un effet de votre fièvre ?

— Mon Dieu, c’est vrai ! Pardonnez-moi ! La fête était belle ?

— Superbe… à cela près qu’elle a fini d’étrange façon. La Reine en ayant profité pour ordonner l’arrestation de deux de ces messieurs du Parlement qui lui causent tant de soucis, une véritable révolte s’est ensuivie et, à cette heure, Paris que nous avons dû fuir est hérissé de barricades. Quant à Châtillon, Sa Majesté l’a envoyé à votre recherche pour que vous veniez mettre bon ordre à toute cette agitation.

— J’en serais fort en peine pour le moment. Attendons que Châtillon arrive ! On le renverra alors avec assez de monde remettre de l’ordre chez ces fous de Parisiens. Avez-vous amené mon fils ?

— Vous auriez pu commencer par demander sa mère. C’eût été… courtois ?

— Non, hypocrite ! Vous savez que moins je la vois, mieux je me porte !

— Et comme vous n’êtes pas au meilleur de votre forme, elle a très bien fait d’aller passer quelques jours chez sa chère Mme Bouthillier en son château des Barres. Votre fils se porte comme un charme ! Vous le verrez plus tard, voilà tout ! En revanche, Mme la duchesse de Châtillon m’a accompagnée…

— Isabelle ?! Quelle heureuse nouvelle ! Faites-la venir !

La Princesse regarda son fils avec un franc dégoût.

— Sûrement pas ! Vous êtes sale à faire frémir et vous puez à quinze pas.

— Vous m’avez pourtant embrassé, vous, et sans faire la grimace.

— L’amour d’une mère est au-dessus de ce genre de détail… ce qui ne saurait être le cas d’une jeune femme raffinée ! A tout à l’heure ! Nous nous reverrons à souper.

Et elle sortit tandis que son fils appelait ses valets à grands cris.

Quand on se retrouva pour le repas, elle ne put s’empêcher de sourire. Curieux comme l’approche d’une jolie femme pouvait agir sur le comportement d’un homme ! En les rejoignant dans la moins vaste des salles de festin, Condé, propre ou à peu près, embaumait comme une cassolette indienne. Il était certes un peu pâle et s’appuyait sur une canne, mais ses yeux brillaient d’un feu brûlant en se posant sur Isabelle.

— Dieu que vous êtes belle, ma chère ! A chacun de nos revoirs je vous découvre plus séduisante que la fois précédente ! Quand je pense à la peine que je me suis donnée pour vous unir à Coligny, j’en viens à croire que j’étais fou ! J’aurais dû vous garder pour moi !

— Vous n’oubliez que deux choses, cousin. Un : on ne peut garder que ce qui nous appartient, et deux : j’aimais… et aime toujours mon époux !

— … qui vous trompe avec toutes les courtisanes de Paris !

— Il est votre frère d’armes, Louis, coupa sa mère. Ce n’est pas honnête de médire de qui ne peut se défendre. En outre, n’est-il pas votre bras droit ?

— Eh, que l’on me coupe ce bras ! Il m’en restera un pour enlacer cette taille si fine !

— … qui n’aurait aucune difficulté à vous repousser ! répliqua Isabelle. Il faut deux bras pour bien étreindre ! Et encore, à condition de rencontrer un consentement. Ce qui ne pourrait être !

— Vous me refuseriez ? gronda-t-il.

— Sans hésiter, et plutôt deux fois qu’une ! Par ma foi, je ne serai jamais à vous !

En même temps elle se levait pour s’agenouiller près de Charlotte, pétrifiée par l’explosion de violence de son fils.

— Ma Princesse ! Je vous demande pardon de cette scène ridicule à laquelle ni vous ni moi ne nous attendions ! Ayez la bonté de faire atteler pour que l’on me conduise chez ma mère. J’y serai assez proche pour répondre à votre premier appel et à distance suffisante pour n’être point importunée !

— C’est trop naturel ! Donnez vous-même les ordres que vous voudrez, et embrassez votre mère pour moi !

— Je vous interdis de sortir ! hurla Condé hors de lui. Vous êtes ici chez moi et…

— Non ! coupa sa mère. Chez moi ! Chantilly ne sera vôtre qu’à ma mort. Ne recommencez pas cette guerre stupide que je devais soutenir contre votre père… et aussi votre épouse, d’ailleurs ! Mais elle est sotte, alors que vous n’êtes pas idiot !

Tous trois étaient si bien enfermés dans leur querelle qu’ils n’entendirent pas le galop d’un cheval. Le ton continuait même à monter quand un serviteur s’encadra dans la double porte :

— Monsieur le duc de Châtillon demande si Monseigneur peut le recevoir.

L’effet fut miraculeux. Les deux femmes se rassirent et Condé alla au-devant de son ami auquel il donna l’accolade :

— Heureux de te voir, Châtillon ! Va saluer ma mère et ta belle épouse et prends un siège ! Tu soupes avec nous… Tu dois certainement te douter que je suis au fait des nouvelles que tu apportes ?

— Mais, Monseigneur…

— J’en sais même un peu plus, puisque tu es parti avant que Paris ne se hérisse de barricades.

— Des barricades ? Ils en sont là ?

Gaspard salua profondément la Princesse et se tourna vers sa femme dont le sourire s’effaça devant l’étrange ornement qu’il portait au bras : de ravissants rubans bleus ornés de perles qui de plus près se révélèrent être une jarretière de femme ! Elle se remit debout aussitôt, tourna le dos à son époux et fit une belle révérence.

— Avec la permission de Vos Altesses, je me retirerai, dit-elle calmement en se dirigeant vers la porte qu’un valet ouvrit devant elle.

Elle gagna l’appartenant qui lui était dévolu quand elle venait à Chantilly. Là, elle s’assit près de la cheminée et tendit ses doigts glacés au-dessus des flammes. Elle avait froid jusqu’à l’âme… En effet, si elle n’ignorait rien des frasques de son mari, elle n’y attachait pas autrement d’importance, pensant non sans raison que le cœur n’y prenait pas place. Mais ce trophée amoureux arboré à la face des armées dont Gaspard était l’un des chefs signifiait tout autre chose ! Depuis le Moyen Age, porter les couleurs d’une dame – même si c’étaient celles de son linge ! –, c’était lui dédier la gloire que l’on pouvait récolter au combat, ses pensées, ses désirs, c’était se proclamer son chevalier prêt à affronter tous les dangers pour l’amour d’elle… et c’était ravaler son épouse légitime, fût-elle une Montmorency, au rang plutôt terne de celles que l’on engrosse régulièrement pour en obtenir l’héritier souhaité par tout homme digne de ce nom.