Le parcours, effectué si joyeusement le matin, prouva aux deux femmes à quelle vitesse les Parisiens pouvaient se retourner complètement contre leur gouvernement. Partout les boutiques s’étaient fermées. Le sympathique brouhaha du Pont-Neuf, qu’il fallait bien traverser, s’était mué en un silence hostile et l’on avait commencé à tendre les chaînes qu’en période d’agitation on tirait pour fermer les rues. Toujours debout, le coadjuteur bénissait à tour de bras en alternance avec les beaux morceaux d’éloquence que la lenteur du trajet lui laissait largement le temps de distribuer.

Enfin on fut à destination, mais comme leur voiture était suivie par une foule compacte, Charlotte et Isabelle descendirent devant le portail que l’on referma aussitôt sur elles tandis que, après les avoir saluées, Gondi, assis sur le marchepied, entreprenait de confesser deux ou trois agités qui l’en priaient instamment. Avant de les quitter, il leur avait conseillé de partir pour Chantilly dès l’aurore. Le chemin serait beaucoup plus long car il leur faudrait contourner Paris et passer la Seine à Charenton afin de rejoindre la route du nord. Mais que ne ferait-on pas pour échapper à une ville prise de folie ?

Si elles espéraient trouver le calme en rentrant au logis, elles se trompaient lourdement. La majeure partie des serviteurs menait grand tapage dans le vestibule autour de Guérin, le majordome, parlant tous à la fois, ce qui n’ajoutait rien à la compréhension. Monté sur un tabouret, celui-ci ne parvenait pas à se faire entendre…

— Oh non ! gémit la Princesse. Moi qui, au sortir de ce vacarme, ne souhaitais rien d’autre que goûter un peu de tranquillité dans cette maison ! Et regardez ce qui s’y passe ! On se croirait dans la rue !

— Remontez chez vous où je viendrai vous retrouver et laissez-moi m’en occuper ! conseilla Isabelle.

Perçant résolument la petite foule, elle rejoignit le candidat orateur, le fit descendre, grimpa à sa place, puis, profitant de la surprise créée par son apparition, alluma son plus beau sourire et demanda :

— Peut-on savoir ce qui ce passe ici ? Lorsque nous sommes partis tout à l’heure, Madame la Princesse, mon époux et moi, nous allions au Palais-Royal prendre notre belle place dans le cortège du Roi et de la Reine mère qui allaient à Notre-Dame rendre grâce à Dieu pour la formidable victoire remportée à Lens par votre glorieux maître, et tout le monde était content. Alors que vous arrive-t-il ?

— A nous, rien ! répliqua Marcelline, une forte commère qui veillait à la lingerie. Mais il paraît que, pendant la cérémonie, le Mazarin a fait jeter en prison tous ces messieurs du Parlement en grand péril d’être pendus et que…

— En admettant que ce soit vrai, cela vous regarde en quoi, Marcelline ?

— On est du peuple et ils sont les défenseurs du peuple ! On doit les aider !

— Vraiment ? Que sont-ils donc pour vous ?

— Ben, j’ l’ai dit : nos défenseurs !

— Contre qui ? Vous maltraiterait-on ici ?

— Oh non… On serait même plutôt bien si on compare à d’autres maisons !

— Eh bien, tâchez d’y rester ! Jouer les émeutiers n’a jamais nourri personne ! Quant à ce qui s’est passé, voici la vérité : après le Te Deum, sur le chemin duquel le jeune Roi et madame sa mère ont été acclamés, Sa Majesté s’est en effet assurée des personnes de deux parlementaires qui l’ont offensée, mais il n’a jamais été question de les envoyer au gibet ! Il s’agit seulement de leur demander quelques explications et il y a de fortes chances qu’ils soient remis en liberté sous peu, la Reine exerçant ainsi son droit absolu envers quiconque l’offense. M. le coadjuteur de Gondi, qui nous a raccompagnées Madame la Princesse et moi-même, se charge de leur défense. Maintenant vous êtes au courant ! Je pense que chacun et chacune peut retourner à sa tâche… et je vous signale que Madame la Princesse, tourmentée par cette agitation alors qu’il fait si chaud, a un urgent besoin de vos soins ! Je vous rends votre perchoir, Guérin ! ajouta-t-elle en sautant à bas de son tabouret.

— Merci, madame la duchesse ! Chacun va reprendre son ouvrage… Puis-je me permettre de donner un conseil  ? fit-il en baissant la voix tandis que les domestiques se dispersaient.

— Dites ! Vous m’avez toujours paru être un homme sage !

— Si Madame la Princesse se sent éprouvée, ne serait-il pas préférable qu’elle se rende à Chantilly ?

— Vous pourriez avoir raison, réfléchit Isabelle, hypocrite à souhait. Elle devrait y être, d’ailleurs, si n’avait été ce Te Deum… Il y fera sans doute plus frais qu’ici et je vais de ce pas lui en parler.

— Si je peux me permettre, c’est une vraie chance pour Madame la Princesse que madame la duchesse soit restée à ses côtés après son mariage alors que, pendant une année entière, Mme la duchesse de Longueville faisait ce long voyage.

En effet, on n’avait guère vu Anne-Geneviève depuis plus d’un an. Il y avait eu ce voyage en Westphalie et aux Pays-Bas pour accompagner son époux, au cours duquel elle avait rencontré une multitude de beaux esprits dont les doctes écrits lui avaient permis de briller d’un éclat nouveau à l’hôtel de Rambouillet : celui d’une penseuse éclairée dont les airs profonds joints à sa nonchalance habituelle donnaient à Isabelle une folle envie de lui taper dessus.

Depuis son retour, on ne la voyait pas davantage parce qu’elle avait accouché presque aussitôt d’une petite fille et que, au bout de peu de temps, elle s’était retrouvée enceinte… mais pas du même géniteur. Si la fillette – morte récemment – était bien de son époux, l’enfant à venir, s’il avait été légitimé, aurait pris place dans la noble lignée des La Rochefoucauld.

De plus Son Altesse n’appréciait pas la présence quasi constante auprès de sa mère de la jeune duchesse de Châtillon, mais, outre que la princesse Charlotte appréciait sa compagnie, Isabelle n’avait pas eu la possibilité de monter le train de maison auquel son rang – et la fortune héritée par Gaspard – lui donnait droit.

Bien qu’il fût immensément riche mais encore plus ladre que le défunt Prince de Condé, le vieux maréchal n’avait jamais jugé utile d’acheter un hôtel à Paris, partant de ce principe que le seul convenable pour quelqu’un de son nom eût été celui du défunt amiral de Coligny, l’aïeul massacré lors de la Saint-Barthélemy, sis rue de Béthisy, proche du Louvre. Or il appartenait maintenant au gouverneur de Paris, ce duc de Montbazon si copieusement trompé par sa femme. Gaspard s’était contenté d’un appartement de garçon où il résidait rarement.

Quant au château de Châtillon-sur-Loing, Isabelle n’y avait fait qu’une brève visite en compagnie de son époux, le temps de se faire mettre à la porte par une belle-mère atrabilaire qui n’avait jamais pardonné à Gaspard sa conversion. Mais comme ce vaste château ne possédait pas les grâces de Chantilly, Isabelle, qui adorait ledit Chantilly, ne s’en souciait pas trop et prenait la vie comme elle venait.

Une seule chose – importante il est vrai ! – avait changé pour elle : son titre de duchesse lui avait ouvert largement les portes de la Cour où elle n’était admise jusque-là qu’en tant que fille d’honneur de la princesse de Condé. Elle avait droit désormais au « tabouret », privilège envié qui permettait de s’asseoir en présence de Leurs Majestés. Isabelle avait pris possession du sien avec d’autant plus de joie qu’elle avait été accueillie avec un plaisir évident. Sa grâce, sa gentillesse, sa gaieté primesautière jointes à une éclatante beauté lui avaient valu d’y remporter tous les suffrages – ou presque ! –, et surtout les plus importants : de la Reine, de Mazarin et en particulier du jeune Louis XIV, déjà sensible à dix ans au charme féminin. Il aimait la regarder, respirer son parfum, la cajoler, ce qui fit réagir la muse de Benserade :

Si vous êtes prête

Pour une autre conquête,

Châtillon, gardez vos appâts,

Le Roi ne l’est pas !

Mais, en fait de conquêtes, elle en fit d’autres, et en tout premier le duc de Nemours, l’un des hommes les plus séduisants de la Cour. « Nul ne dressait avec plus de grâce une tête hardie sur la longue collerette de dentelles, nul ne jouait mieux de la rapière, nul n’excellait plus galamment aux bouts rimés ! » Il était marié à Elisabeth de Bourbon-Vendôme, sœur du duc de Beaufort, mais savait à merveille courtiser une femme sans que la sienne eût à s’en offenser. Un talent utile quand on s’adressait à l’épouse de l’un des plus valeureux guerriers de l’époque ! Isabelle l’écouta, lui sourit beaucoup, mais n’accorda d’autre faveur que sa main à baiser. Elle entendait rester sage. Pour le moment tout au moins !

Elle aurait eu pourtant quelques raisons. Quand Gaspard était à Paris pendant la période de repos du guerrier qu’engendrait l’hiver, celui-ci menait la vie la plus dissipée qui soit avec la bande des amis de Condé – y compris son jeune beau-frère François ! –, ne se souvenant de sa femme que par intervalles qui le précipitaient alors dans son lit aussi ardemment qu’au premier jour, sans lui cacher son espoir d’obtenir un fils de ce corps ravissant, puis repartait chez l’une ou l’autre de ses maîtresses, dont la principale demeurait Mlle de Guerchy.

Cet état de choses, s’il peinait de moins en moins Isabelle, entretenait chez Mme de Bouteville une fureur latente :

— C’était bien la peine de monter toute cette comédie, de bouleverser le ciel et la terre pour en arriver là ! fulminait-elle quand sa fille venait passer quelques jours à Précy. Il est vrai que l’on peut tout attendre de ces parpaillots mal blanchis ! Et si encore il vous couvrait d’or et de joyaux ! Mais vous n’en avez guère plus qu’au temps où vous étiez fille !