— Et alors ? Où est le mal ?

— C’est que… la duchesse est dans les murs. Depuis hier…

Il repartit de son grand rire sonore.

— Vous redoutez une scène de jalousie ? Elle doit me connaître assez pour savoir que je ne le tolérerais pas ! Elle a tout intérêt à se faire remarquer le moins possible !

— N’oubliez pas qu’elle vous a donné un fils.

— Cessons de parler d’elle, si vous le permettez ! Et prenez mon bras sans tergiverser plus longtemps, j’y tiens !

Il ne la quittait pas des yeux, aussi ne restait-il à Isabelle qu’à obéir ! L’émotion fit trembler légèrement sa main sur le drap de la manche. Louis le sentit et posa dessus son autre main.

— Voilà qui est bien ! Rentrons à présent ! Et souriez, que diable, sinon tous ces gens vont croire que vous me détestez !

— Vous détester ? Vous ?

Consciente soudain du trouble traduit par sa voix, elle toussota puis reprit sur le ton de la conversation  :

— Comment se fait-il, mon cousin, que vous surveniez ainsi sans tambour ni trompette – c’est le cas de le dire ! –, accompagné du seul M. de Tourville ? Alors que Paris et le royaume entier attendent votre retour pour vous acclamer, vous fêter, se jeter sous les pas de votre cheval en vous lançant des fleurs, faire sonner à toute volée les cloches de Notre-Dame et chanter vos louanges, vous nous revenez avec un seul gentilhomme… et à pied ?

— Justement pour que l’on me remarque moins. Je vous ai dit que je souhaitais réserver cette surprise à ma mère d’abord, à ma sœur, si elle est là…

— Elle y est, soyez-en sûr ! Seul manque Monsieur le Prince qui, appartenant au Conseil de régence d’où il serait ravi d’exclure le cardinal Mazarin, ne quitte gère le Louvre. Il est dans l’impatience de vous revoir !

— Il pourra attendre un jour ou deux de plus. Dès demain, je rejoindrai mes hommes que j’ai laissés à Lagny afin d’être à leur tête pour entrer dans Paris. Mais ce soir ma famille me suffira ! Et j’ai eu raison, puisque c’est vous que j’ai rencontrée la première ! Quelle délicieuse surprise ! Au guerrier fatigué que je suis, vous êtes apparue comme une source de fraîcheur !

Tout en prenant sur son bras la main qu’il porta à ses lèvres, il caressait sa compagne d’un regard qui la fit rougir tant il exprimait de désir. Comme la voix soudain basse qui demandait :

— Quel âge avez-vous, ma belle cousine ?

— Seize ans !

— Si jeune… Et déjà divine ! Que serez-vous à vingt ! Pourquoi n’est-ce pas vous que j’ai épousée ?

On approchait du château. Isabelle sentit qu’il fallait rompre le charme et lui offrit un radieux sourire :

— Mais parce qu’on ne vous l’aurait pas permis !

— Allons donc ! Vous êtes une Montmorency…

— Pourtant, sur l’échiquier diplomatique, je ne suis rien… Et je ne suis même pas riche, ce qui est un grave défaut !

— Croyez-vous ? fit-il assombri. Et le risque d’une descendance atteinte d’aliénation ? Cela me paraît infiniment plus grave ! J’ai peur depuis que cet enfant est né…

Ils atteignaient le château d’où on les avait aperçus. On se lançait à leur rencontre.

— Par pitié, mon cousin, souriez ! Souriez vite !

— A vous, c’est la chose la plus facile du monde ! répondit-il en lui obéissant… et en baisant une fois de plus la main qu’il conserva dans la sienne.

Pas longtemps ! Avec des cris de joie, tout le contenu des salons se déversait sur eux, hommes et femmes mélangés. En un clin d’œil, Enghien fut enlevé de terre, porté en triomphe par des bras solides et finalement déposé devant sa mère qui lui ouvrit les siens en pleurant de joie.

— Mon fils !

Deux mots seulement, mais tellement chargés d’amour, d’orgueil et de bonheur que point n’était besoin d’y ajouter même une syllabe ! Charlotte avait toujours adoré ses enfants – singulièrement l’aîné en qui elle mettait toutes ses espérances – et cet instant la payait de tout ce qu’elle avait pu souffrir, depuis sa naissance dans le donjon de Vincennes en passant par les longues années d’absence voulue par son père, sans oublier l’étrange maladie qui l’avait abattu au lendemain même d’un mariage détesté. Et voilà qu’il lui revenait couvert de gloire avec à ses pieds tout un peuple reconnaissant ! Devant l’histoire, il serait sans doute le plus grand des Condés !

Isabelle s’était discrètement écartée, se contentant de regarder et simplement heureuse du bonheur de sa princesse. François, qu’elle avait entendu jouer de la guitare en se rendant aux écuries, déposa son instrument dont il caressait les cordes en attendant que l’effervescence se calme et la rejoignit :

— Quelle arrivée ! Je vous ai aperçus il y a déjà un moment, tous les deux…

— Tous les trois ! Vous oubliez M. de Tourville qui mérite plus de respect !

— Pourtant vous n’aviez pas l’air de vous en soucier plus que d’une guigne ! On aurait juré un couple d’amoureux… D’où veniez-vous donc ? De Cythère où l’on vous avait donné rendez-vous ?

— Vous lisez trop de romans ! Rien de plus galant que des écuries où il amenait son cheval afin d’effectuer son entrée à pied…

— On peut le comprendre, mais, vous, qu’y cherchiez-vous ?

— Je fuyais…

— Vous ? Fuir ? Allons donc !

— Si vous me laissiez parler ? Je fuyais Madame la Duchesse qui m’est venue déranger alors que je lisais près de la Maison de Sylvie et m’a laissé entendre qu’elle comptait l’adopter pour son seul usage. Autrement dit, bien que je ne fusse pas à l’intérieur, elle prétendait me mettre à la porte. Elle la veut pour elle…

— Cela m’étonnerait fort qu’elle y parvienne. Surtout elle ! Madame la Princesse désire qu’y perdure le souvenir de « Sylvie » elle-même, la duchesse Maria Felicia, retirée avec son chagrin chez les Visitandines de Moulins et avec qui, la plaignant de tout son cœur, elle correspond… Mais, à part cela, où prétendiez-vous aller ? A Précy, je suppose ?

Il avait repris sa guitare et il égrena quelques notes, attendant une réponse qui ne vint pas. Isabelle d’ailleurs détournait les yeux. Alors, il reprit plus bas, la tête penchée sur son instrument :

— Fuir n’a jamais été une bonne solution ! Surtout pour nous, les Montmorency ! Le mot ne fait pas partie de notre vocabulaire ! Ni de notre comportement  ! Et si…

Une claque assenée sur son dos bossu le fit sursauter et lâcher sa guitare pour la garde de son épée, l’œil déjà menaçant, mais c’était seulement Enghien.

— Encore dans les jupons des dames à chanter des romances, Bouteville ? Ne crois-tu pas qu’il serait temps de passer à d’autres occupations ? Quel âge as-tu ?

— Quinze ans, Monseigneur, pour vous servir !

— C’est tout juste ce que j’attends de toi ! De ce jour je t’attache à mon service, car je sais ce que tu vaux !

— Oh, Monseigneur ! s’exclama le gamin les yeux pleins d’étoiles. Je vais enfin aller au feu ? Et avec vous ? Merveille !

— Il n’est pas… un peu jeune ? s’inquiéta Isabelle, la gorge serrée à la pensée de voir partir au combat ce petit frère qu’elle aimait infiniment et qui avait toujours été son meilleur compagnon.

— On n’est jamais trop jeune pour courtiser la gloire, Isabelle. Ma mère aussi va être triste de le perdre, mais je pressens qu’il fera un jour un grand chef !

Que répondre à cela sinon remercier ? La joie qui rayonnait sur le visage de François interdisait toute autre attitude. Elle savait, en outre, que leur mère serait fière que le héros prenne son fils sous son aile. Connaissant son orgueil à fleur de peau, son caractère volontiers soupe au lait et son habileté aux armes, elle ne cessait de redouter pour lui le destin fulgurant mais dramatique de leur père.

« S’il trouve la mort au cours d’une bataille, au moins sera-ce pour son pays, son Roi et son nom ! », devait plus tard dire cette mère dont le caractère romain n’était plus à démontrer.

Tout cela, Isabelle le savait mais n’y trouvait guère de consolation. François avait été fragile si longtemps ! Comment s’accommoderait-il de la dure vie des camps ? L’idée de s’opposer à une si évidente vocation ne traversa même pas Isabelle, mais son sourire s’était effacé tandis qu’elle le regardait se précipiter aux pieds de Madame la Princesse pour obtenir d’elle son congé. Elle ressentait une si profonde tristesse qu’elle ne remarquait pas qu’Enghien était resté près d’elle et tressaillit lorsqu’il demanda :

— Pourquoi êtes-vous si triste, Isabelle ? Je comprends ce que vous pensez, mais me croirez-vous si je vous promets de veiller sur lui et de le confier, pour apprendre le métier, à quelqu’un qui lui évitera les plus grosses bêtises ?

Sa voix s’était faite très douce et il avait repris sa main sur laquelle il appuya ses lèvres :

— Souriez-moi, Isabelle ! J’aime tant vous voir sourire !

Il eut satisfaction sur-le-champ, et peut-être ce divin moment qui les isolait des autres eût-il continué si des laquais n’avaient ouvert la double porte qui se trouvait derrière eux pour livrer passage à Mme de Longueville.

Rayonnante dans une robe de satin brodée d’or, de la couleur exacte de ses cheveux blonds, des joyaux sertis de topazes et de diamants à son cou, à ses bras, ses oreilles, sa coiffure et le creux de son large décolleté, elle accapara soudain toute la lumière tandis que, les bras tendus, elle s’élança dans ceux d’Enghien sans paraître s’apercevoir de la présence d’Isabelle qui eut juste le temps de reculer pour éviter qu’elle ne lui marche sur les pieds.

— Mon frère ! Je ne suis ici que depuis peu et vous voilà ! Quel bonheur d’avoir écouté l’heureuse impulsion de mon cœur alors que je n’avais aucune envie de quitter Paris !