Le nom de Sylvie lui avait été donné par le poète plus ou moins maudit Théophile de Viau, qu’elle avait abrité dans le pavillon quand la justice le recherchait et même le menaçait du bûcher à cause de ses écrits tendancieux. Et Viau, tout naturellement, était tombé amoureux de sa protectrice à laquelle il avait dédié de charmants vers tels :

En regardant pêcher Sylvie

Je voyais battre les poissons

A qui plus tôt perdrait la vie

En l’honneur de ses hameçons.

L’endroit était délicieux, même pendant les travaux qui respectaient scrupuleusement l’environnement, et chaque fois qu’elle venait au château, Isabelle y accourait s’asseoir sur la rive et rêver en mâchonnant un brin d’herbe. Parfois accompagnée de son amie Marie qui aimait la nature presque autant qu’elle, mais le plus souvent seule. Un jour, elle y avait amené François, mais il n’était pas resté longtemps : agacée par son esprit malin trop fréquemment moqueur, elle l’en avait chassé à coups de cailloux avec défense de « remettre ses vilains pieds » dans son domaine dont elle préférait garder l’exclusivité.

Quand vint l’automne, les ouvriers diminuèrent de nombre et furent moins évidents. En revanche les visiteurs habituels de l’hôtel de Condé prirent le chemin de Chantilly en rangs de plus en plus serrés. Quelques-uns des piliers de la Chambre bleue, poètes surtout et Voiture en tête, vinrent mettre leur muse au service de Madame la Princesse et de sa cour. Isabelle, pour sa part, choisit de se réfugier le plus possible à la Maison de Sylvie. Tant que le vainqueur de Rocroi ne serait pas de retour, les divertissements et ceux qui les suscitaient manquaient d’intérêt pour elle. D’autant que l’épouse du grand homme, toute glorieuse de lui avoir donné un fils le 29 juillet, y venait maintenant régulièrement sans attendre d’y être invitée, estimant que sa place se trouvait, par voie de conséquence, au sein de sa belle-famille, pour faire admirer le rejeton du héros.

Claire-Clémence avait grandi, encore qu’il fût évident qu’elle resterait plutôt petite, possédait de jolis cheveux, un teint légèrement gâté par quelques traces de sa variole, des mains fines, un visage aux traits réguliers quoique un peu lourds et des yeux bruns assez bien fendus. Guère d’appas en outre, elle était de celles que l’on ne remarque pas, mais, comme il s’en trouva un dans la troupe de poètes pour « célébrer sa beauté », elle en acquit une assurance pas forcément agréable : elle était la duchesse d’Enghien, mère du futur prince de Condé, et il convenait de s’en souvenir !

Bien qu’elle reconnût volontiers que la pauvre n’avait pas eu la vie rose jusqu’à présent, sa belle-mère avait quelque peine à la supporter ; Anne de Longueville ne la supportait pas du tout ; quant à Isabelle, moins elle la voyait, mieux elle se portait.

Aussi retint-elle une grimace quand, par un après-midi d’une grande douceur automnale où elle s’était retirée pour bouquiner près de son cher bassin, elle vit arriver Claire-Clémence qu’une ombrelle portée par un laquais abritait du soleil…

— Que faites-vous là ? demanda celle-ci visiblement contrariée de la rencontre.

— C’est l’évidence, il me semble. Je lis.

— On dit Madame la Duchesse lorsque l’on s’adresse à moi !

« Ma parole, cette gamine se prend au sérieux ! pensa Isabelle qui, jusqu’à présent, avait plutôt tendance à la plaindre. On va lui remettre les idées en place ! »

— Ah oui ? émit-elle en cherchant dans une poche de sa robe une pomme dans laquelle elle mordit sereinement. Moi, on me dit Mademoiselle quand on fait partie de mes amies ! Puis-je savoir ce que vous désirez… Madame la Duchesse ?

— Me reposer ici !

— Je vous en prie. Ce n’est pas la place qui manque !

Et elle reprit sa lecture.

— Vous ne me comprenez pas ! Je souhaite être seule. Cette jolie maison me plaît et j’ai l’intention de la faire mienne…

Le ton était de plus en plus raide et Isabelle fronça les sourcils, mais sans s’émouvoir autrement.

— A quel titre ?

— En ce qu’elle me revient de droit. Ce qui n’est pas votre cas. Je serai un jour princesse de Condé et c’est à une princesse de Condé que le domaine a été rendu !

— C’est là que vous faites erreur. C’est à Charlotte de Montmorency que la Reine l’a remis. Et moi, je suis une Montmorency ! Mon frère François pourrait être le dernier duc, et comme Madame la Princesse l’aime beaucoup, pourquoi ne lui léguerait-elle pas Chantilly ?

— Alors que son fils, mon époux bien-aimé, vient de se couvrir d’une gloire immortelle devant laquelle chacun s’incline et que tous acclament ?

— Moi aussi, mais cela ne lui confère pas tous les droits, et à vous encore moins ! Aussi, en attendant, priez votre valet de vous chercher un siège dans la maison ou asseyez-vous dans l’herbe comme moi… Mais, par grâce, laissez-moi lire !

— Quelle insolence ! J’espérais un peu de solitude, mais puisque vous vous obstinez, je rentre au château ! C’est… c’est intolérable ! Qu’une fille de condamné ose s’opposer…

Elle n’alla pas plus loin. Soudain livide, Isabelle prestement relevée s’avançait vers elle.

— Dire que je vous plaignais ! Que la nièce du bourreau ait le toupet de m’insulter est ce que je ne supporterai jamais ! Non seulement vous êtes… quelconque, mais en plus vous n’êtes qu’une sotte vaniteuse. Je vous laisse la place ! Et vous oubliez que votre oncle a aussi fait décapiter le maître de Chantilly ! Estimez-vous heureuse que je ne vous aie pas souffletée… Madame la Duchesse !

Et, ramassant ses jupes à deux mains, Isabelle partit en courant vers le château. En oubliant son livre. Elle courut ainsi tout le long du chemin, emportée par une colère qui ne voulait pas céder. Ce fut seulement arrivée au pont dormant qu’elle s’immobilisa, hors d’haleine, pliée en deux par la vive douleur d’un point de côté, et dut s’appuyer sur l’un des piliers d’entrée pour reprendre son souffle. Constatant qu’il n’y avait personne, elle ferma les yeux en s’efforçant de respirer calmement et profondément, et, peu à peu, la douleur se calma.

Elle voulut reprendre son chemin en direction des écuries, l’idée générale étant d’y prendre un cheval pour rentrer à Précy d’où elle enverrait un domestique muni d’une lettre d’excuses à la princesse Charlotte demandant qu’on veuille bien lui renvoyer ses affaires, la seule idée de se retrouver en face de cette petite dinde vaniteuse lui étant insupportable. Ce n’était pas la faute de cette malheureuse si sa mère était folle à lier, mais, ayant été élevée convenablement, elle aurait dû, au moins, savoir qu’on ne pouvait dire n’importe quoi à n’importe qui. Non seulement elle avait eu la chance inouïe d’être la femme de celui qu’Isabelle aimait, mais en plus il lui avait fait un enfant ! Cela devrait être suffisant pour remplir sa vie !

Quand elle atteignit la cour des écuries, le chef palefrenier vint à sa rencontre. Il la connaissait parce que, adorant les chevaux, elle était une excellente cavalière et venait souvent lui demander une monture pour une promenade. Un petit privilège qu’elle devait à son nom. Là, cependant, il s’inquiéta :

— Vous n’avez pas l’intention de sortir à cette heure ? La nuit va bientôt tomber et puis…

Son regard passa sur l’ample robe de taffetas jaune pâle brodé de pâquerettes, ouverte sur une jupe confectionnée de volants de dentelles comme les vastes revers de ses manches et la collerette entourant son décolleté. Elle comprit.

— Oh, cette robe ? Je n’ai pas le temps d’en changer car il faut que je me rende sans tarder à Précy. Ce n’est pas elle qui me gênera, vous le savez, Merlin !

— Certes, mais…

Il s’interrompit pour exécuter un profond salut qui ne manqua pas de surprendre la jeune fille.

— Monseigneur ! Mais quelle joie de revoir Votre Altesse et quel honneur qu’elle ait pris la peine de venir jusqu’ici ! Monsieur de Tourville !

Par réflexe, Isabelle se tourna pour se retrouver en face d’Enghien et de son premier gentilhomme, M. de Tourville, qui s’approchaient menant leurs chevaux respectifs par la bride.

— Nous souhaitons effectuer une arrivée discrète et… Isabelle ? Mais que faites-vous ici… et dans cette tenue ?

Il la releva de sa révérence, mais garda sa main dans les siennes. Jamais elle ne lui avait vu un plus beau sourire et elle en éprouva une grande joie : il la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue.

— Dieu, que vous êtes ravissante ! A chacun de nos revoirs, je vous trouve plus belle que la fois précédente ! Et que je suis donc heureux de vous rencontrer dès l’entrée… Mais vous ne m’avez pas répondu : par quel miracle est-ce que je vous rencontre aux écuries ? Et d’abord dites bonjour à M. de Tourville !

Elle s’exécuta en riant :

— Bonjour, Monsieur de Tourville ! Quant à ce que je fais ici…

Il était difficile de lui expliquer qu’elle fuyait sa jeune épouse et désirait rentrer chez elle. Sans savoir de quoi il était question, Merlin se porta instinctivement à son secours.

— Mlle de Bouteville venait prendre des nouvelles de Belle Dame, sa jument favorite qui s’est légèrement blessée hier… Et je peux assurer qu’elle est parfaitement rétablie !

— Me voilà rassurée, fit Isabelle avec un sourire de reconnaissance.

— Alors nous allons rentrer de concert au château ! Prenez mon bras !

Elle en mourait d’envie, pourtant elle refusa :

— Peut-être vaut-il mieux… nous abstenir, mon cousin ? Hormis Monsieur le Prince, toute la famille est là ! Votre venue inattendue va causer une immense joie et… on pourrait m’en vouloir d’avoir été la première à vous rencontrer et de rentrer avec vous.