— Tant mieux, parce que vous n’avez rien à y faire. Que ne retournez-vous au Louvre ?

— La joie vous égare, ma chère ! Vous avez oublié que Sa Majesté ne pouvant plus se supporter dans cette vieille bâtisse a décidé de porter ses pénates dans le superbe Palais-Cardinal qui est tout voisin… et qui va s’appeler le Palais-Royal ! Si, comme je le pense, vous allez la remercier tout de suite, c’est là qu’il vous faut adresser votre lettre…

— Vous faites bien de me le rappeler ! En ce cas, je vais l’écrire sur-le-champ et vous pourrez la remettre vous-même…

Un instant calmée, la colère de Monsieur le Prince repartit de plus belle.

— Vous voulez que moi, prince du sang, je joue les messagers sous l’œil goguenard de ce damné Beaufort dont chacun sait qu’il est amoureux de la Reine et qu’il dirige tout là-bas ?

— Il est encore là ?

— Et il a l’intention d’y rester. Souvenez-vous…

En effet, le jour même de la mort de Louis XIII, Anne d’Autriche avait fait rappeler de leur exil sur leurs terres de Chenonceau, Anet, etc., les princes de Bourbon-Vendôme issus de Gabrielle d’Estrées, et en premier François de Beaufort qu’elle avait aussitôt présenté au petit Louis XIV en disant : « Mon fils, voici M. le duc de Beaufort, votre cousin et notre ami, à qui je vous confie ainsi que votre frère… Il saura veiller sur vous. Il est le plus honnête homme du royaume… »

La phrase avait frappé toute l’assistance, à commencer par le cardinal Mazarin qui avait senti vaciller les pouvoirs à lui confiés par Richelieu d’abord, Louis XIII ensuite. Honnête, certes, Beaufort l’était, et d’une vaillance qui lui aurait valu jadis un siège à la Table ronde. C’était en outre un homme magnifique, généreux et bon compagnon, mais aussi nul en diplomatie qu’en orthographe, et, s’il était sujet aux coups de cœur pour les femmes, il n’avait au fond de lui-même qu’une seule vraie passion : la mer. Ce qu’il souhaitait surtout, c’était retrouver le merveilleux titre d’amiral de France qu’avait porté son père, César de Vendôme, et dont Richelieu l’avait privé ainsi que du gouvernement de Bretagne.

Entre Condé et lui, ce n’était pas le grand amour – Monsieur le Prince lui avait refusé la main d’Anne-Geneviève. Encore moins peut-être qu’avec Mazarin qu’il considérait comme un faquin sans se donner beaucoup de mal pour le dissimuler.

Investi de la confiance pleine et entière d’Anne d’Autriche qu’il aimait en secret, il croyait tenir la réalisation de ses rêves les plus fous et se comportait en conséquence…

— Vous avez mille fois raison ! soupira Charlotte. Mais s’il espère se débarrasser de Mazarin, je crois qu’il se trompe. Ce renard a toujours fort bien su s’y prendre avec la Reine, et cela ne date pas d’hier. Déjà, quand il était nonce du pape et qu’il venait à Paris, il avait su s’attirer sa sympathie en lui apportant, à chaque voyage, une foule de petits cadeaux tels qu’une femme aime à en recevoir. En outre, il parlait espagnol… et enfin je me souviens avoir entendu la Reine faire allusion à une « légère ressemblance avec le duc de Buckingham » dont nul n’ignore qu’elle l’aimait…

Le silence tomba, laissant chacun des deux époux à ses réflexions, mais la Princesse le rompit sans tarder :

— Après tout, faites ce que vous voulez ! Pour l’instant, il n’y a rien de plus urgent à mes yeux que d’aller revoir mon Chantilly bien-aimé !

En s’installant dans le carrosse, Isabelle était presque aussi contente que Mme de Condé. Elle avait cinq ans lors de l’exécution du duc Henri et elle ne gardait de Chantilly qu’un souvenir vague, tel qu’un petit enfant pouvait en conserver  : une profonde forêt, des étendues d’eau, un énorme château qu’elle ne se représentait plus clairement, des animaux, des fleurs, le tout enveloppé des brumes de légende. La réalité ne la déçut pas, quoique de toute évidence le domaine eût besoin de soins.

Posé sur un vaste étang, relié à la terre par le pont du Roi, le gigantesque bâtiment qui l’avait un peu effrayée jadis était composé de deux châteaux, presque accolés à une forteresse médiévale à six tours rondes dans le genre de la Bastille dominant un gracieux château Renaissance dont on lui apprit qu’il était l’œuvre du Connétable de Montmorency, père de Madame la Princesse. L’étang qui l’environnait, en reflétant le ciel d’un bleu léger, donnait l’impression qu’il n’appartenait pas vraiment à la terre. De l’autre côté du pont, un grand jardin au-delà duquel étaient les communs offrait ici et là quelques fleurs que le manque d’entretien n’avait pas réussi à décourager. Ensuite c’était la forêt, où se perdaient des chemins, dense, d’un vert profond et pleine de chants d’oiseaux. En la désignant, la nouvelle maîtresse des lieux eut un petit rire.

— Là est la raison pour laquelle on a attendu la mort du Roi pour me rendre ma demeure de jeunesse : cette forêt où il aimait venir chasser…

— Et la Reine s’y plaisait-elle ? demanda François. Il me semble qu’elle l’a restitué bien vite. Presque comme si elle avait envie de s’en débarrasser.

— C’est un peu cela. Elle n’y avait pas de bons souvenirs, y ayant subi une grave humiliation….

— Une humiliation ? Elle ? La Reine de France née infante d’Espagne ? Et venant de qui ?

— Du chancelier Séguier ! Elle ne la lui a jamais pardonnée. Ce que chacun peut comprendre ! Il n’empêche qu’elle n’ait été fort imprudente… Elle avait fait construire, au bout de la rue Saint-Jacques, hors les murs de Paris, le couvent du Val-de-Grâce où elle s’était réservé un petit pavillon. Elle y allait souvent pour se recueillir, entendre chanter les religieuses… et aussi entretenir avec ses parents espagnols des Flandres une correspondance que La Porte, son fidèle « porte-manteaux », se chargeait d’acheminer. Or nous étions en guerre avec l’Espagne…

— Nous le sommes toujours, coupa François avec un sourire d’excuse.

— Certes, mais à présent, et grâce à la victoire de mon fils, ils sont rejetés à l’extérieur des frontières. Ce qui n’était pas le cas. Plus grave encore : la Reine correspondait avec le comte de Mirabel, l’ambassadeur. Or, elle a été dénoncée avec ce qui s’est ensuivi : La Porte arrêté, le Val-de-Grâce fouillé, la supérieure tenue sous surveillance et après que l’on en eut trouvé tous les éléments du courrier chez La Porte. Le Roi partait alors pour Chantilly : il a emmené la Reine, mais elle était plus ou moins prisonnière au château en compagnie de Mme de Sennecey, sa dame d’honneur, de Mlle de Hautefort, dame d’atour qui lui était toute dévouée, et de Mlle de Lisle, une de ses filles d’honneur, qui chantait pour elle. Des bruits de répudiation circulaient. On avançait même des noms pour remarier le Roi et, bien sûr, la Cour se tenait prudemment à distance de la souveraine. Plus encore quand le chancelier Séguier vint chez elle l’interroger au sujet d’une lettre. Elle la lui avait arrachée, glissée dans son corsage… et Séguier s’apprêtait à la récupérer à cet endroit quand Mlle de Hautefort l’a repoussé et mis dehors…

— Mon Dieu ! s’exclama Isabelle. Il voulait fouiller la Reine ?

— Tout simplement ! Je dois dire que les échos du château ont retenti de la colère du Cardinal qui, le Roi s’y refusant, s’est rendu en personne chez la Reine. D’après Mlle de Hautefort qui, cependant, le détestait, il y aurait porté tant de douceur qu’elle a tout avoué en pleurant. Alors il l’a consolée, en lui expliquant que, s’il était louable d’aimer sa famille, il fallait se garder de certaines… imprudences. Après quoi ils se sont quittés les meilleurs amis du monde et Richelieu s’est appliqué à raccommoder le ménage royal…

— Comment avez-vous pu savoir tout cela, Madame la Princesse ? demanda François en dépit des tapes que lui appliquait sa sœur pour le faire taire.

— Laissez, Isabelle ! fit Mme de Condé en riant. Il est normal d’être curieux à son âge. Au vôtre aussi, d’ailleurs ! Quant à cette histoire, je la tiens de Sa Majesté elle-même. Vous savez que nous sommes très liées ! J’ajoute, pour parfaire le tableau, que, sortant de chez la Reine, le Cardinal trouvant la Cour massée devant la Grande Galerie, mais le plus loin possible de l’appartement royal, lui a administré une algarade méprisante aussi cinglante que des coups de fouet ! Et maintenant vous savez pourquoi Sa Majesté n’aime pas Chantilly !

Isabelle pensa que, en dehors de son amitié pour Charlotte, Anne d’Autriche ne se serait peut-être pas autant hâtée de le restituer à sa propriétaire légitime s’il n’y avait pas eu ce détestable souvenir car, en vérité, et même s’il avait besoin que l’on s’en occupe sérieusement, le domaine était superbe, toujours digne de ces Montmorency fastueux qui étaient ses ancêtres à elle aussi ! Au regard qu’elle échangea avec son frère, elle comprit que leurs pensées se rejoignaient et elle se promit d’y revenir le plus souvent possible. Surtout quand elle serait à Précy !

En vérité, elle n’eut pas à se donner beaucoup de mal. La princesse Charlotte entreprit aussitôt les travaux nécessaires et les surveilla de près. Il s’agissait de faire réparer le pont dormant, les dentelles de pierre du château du Connétable, sans oublier les créneaux de la forteresse féodale, curer l’étang, restaurer l’orangerie, le jardin de la Volière et enfin la Maison de Sylvie pour laquelle Isabelle, dès la première visite, éprouva un véritable coup de cœur. Peut-être parce qu’elle avait été voulue par l’amour…

C’était, caché au milieu des arbres séculaires de la forêt, un joli pavillon à l’italienne construit pour la charmante Maria Felicia Orsini, l’épouse du dernier duc de Montmorency, que celui-ci avait aimée dès leur première rencontre. Un ruisseau y alimentait un bassin entouré d’un jardinet dont les eaux se déversaient dans un étang. Son époux étant souvent absent, la jeune duchesse aimait s’installer près de l’eau pour pêcher à la ligne.