— De la délation ! Vous ? Ce serait indigne !

— Et pourquoi pas, s’il s’agit de vous protéger de vous-même ! Notre mère assure qu’on lui a prédit pour vous un destin fulgurant ! Vous devez être la gloire, non seulement de notre nom, mais du royaume. Alors ne gâchez pas cet avenir pour une quelconque Du Vigean !

— Que de dédain ! Je vous croyais son amie !

— Elle ne peut plus l’être dès l’instant où elle devient un obstacle ! Et je n’en tolérerai aucun sur votre route !

— Parce que vous m’aimez ?

— Parce que je vous aime ! Cela devrait vous suffire !

Il regarda sa sœur avec admiration. La colère lui allait bien. Elle faisait flamboyer sa beauté le plus souvent indolente, lui conférant une sorte de charme sauvage qui trouva en lui un écho inattendu dont il ne mesura pas la violence. L’instant suivant, elle était dans ses bras et il baisait ses lèvres avec une ardeur à laquelle la jeune femme répondit de tout son être… Puis, tout aussi brusquement, il la lâcha.

— Pourquoi faut-il que vous soyez ma sœur ? gronda-t-il en allant vers la porte.

Alors il entendit un rire qu’il ne lui connaissait pas. Ironique mais très doux, presque roucoulant.

— Cela a-t-il vraiment quelque importance ? Nous sommes les Condés et nul ne saurait nous égaler… Cela nous confère le droit d’édicter nos propres lois que le vulgaire ne saurait comprendre  ! Quant à vous, songez à être grand et oubliez des amours qui vous rapetisseraient…

Avant de sortir, il se retourna, vit qu’elle était de nouveau étendue sur son lit dans une pose pleine de grâce et d’abandon…

— Il faut être fou pour vous avoir mariée au vieux Longueville ! Vous êtes digne d’un roi !

— Il aurait fallu en trouver un digne de moi, répliqua-t-elle sans trop s’encombrer de modestie. Quant à mon cher époux, l’idée ne lui viendrait même pas de respecter le serment de fidélité prêté devant l’autel. Il a sa Montbazon… qui le trompe ouvertement avec le séduisant duc de Beaufort, mais je suppose qu’en Piémont il s’est trouvé quelque jolie fille !

— Et cela vous amuse ?

— Pourquoi non ? Il a sa liberté et je prends la mienne !

— Ce qui signifie ?

— Qu’une porte doit être ouverte ou fermée, et qu’il faut vous décider à propos de celle-ci ! Nos propos ne sont pas faits pour les courants d’air !

Du coup, il rentra et referma le battant en y appuyant son dos. Il avait pâli soudain.

— Je veux savoir ! Vous avez un amant, vous ?

— Je pourrais en avoir vingt si je le voulais, mais un seul suffit. Il est jeune, il est beau et il m’adore !

— Qui est-ce ?

— Vous le saurez bien assez tôt. Et je vous prie de retenir ceci : je vous défends d’y toucher et de le traîner sur le pré ! Je pourrais avoir le mauvais goût de le pleurer, de vous maudire… et de vouloir le venger ! Allez plutôt enterrer votre bon oncle, le Cardinal, et apprendre si son testament ne vous a pas réservé quelque heureuse surprise !

Cette fois Enghien sortit et, hors de lui, claqua la porte avec une telle violence qu’il faillit la briser sous l’œil intéressé des femmes groupées dans l’antichambre en attendant de pouvoir rentrer chez leur maîtresse. Il se garda de répondre à leurs révérences, leur lança un regard noir et se précipita vers l’escalier.

Quelques jours plus tard, le 14 décembre, les funérailles du Cardinal déroulaient leur faste grandiose en présence des souverains, de la Cour et de tous les Parisiens qui réussirent à trouver une place. Le char funèbre, tiré à six chevaux caparaçonnés, était couvert de velours noir croisé de satin blanc, soutenant aux quatre angles les armes du défunt. A côté marchaient ses pages, un cierge à la main, puis revêtus de leurs casaques rouges, un crêpe noir au bras, ses fameux gardes qui avaient donné tant de fil à retordre aux mousquetaires du Roi, puis la famille que menaient le père de la petite duchesse d’Enghien et son cousin La Meilleraye… Enfin… tout le reste ! Des funérailles quasi royales, mais ainsi l’avait voulu Louis XIII en hommage à ce grand serviteur de la France.

Après la cérémonie, le cercueil fut descendu dans la crypte de la chapelle de la Sorbonne dont le Cardinal était proviseur et où il avait fait édifier son tombeau.

N’étant pas invitées, Isabelle et son amie Marie de La Tour n’assistèrent à l’événement que de loin. Ou plutôt de haut, car, perchées sur les toits de l’hôtel de Condé, proche de la Sorbonne, et armées d’une lunette marine dénichée Dieu sait où, elles purent suivre tout à leur aise l’imposant défilé, regrettant toutefois l’absence de François dont Madame la Princesse avait exigé qu’il fût auprès d’elle durant la cérémonie :

— Nous représenterons les victimes ! avait-elle confié sans rien vouloir entendre des protestations de son époux. Derniers des Montmorency, il me semble que cela nous revient de droit ! Et comme le « grand homme » n’est plus là, je ne vois pas qui pourrait nous le reprocher ! On n’a pas tous les jours l’occasion de s’amuser !

Le mot fit bondir Monsieur le Prince.

— Vous perdez la tête ! S’amuser ? Aux obsèques d’un membre de notre famille ?

— Il était peut-être de votre famille à vous, mais certainement pas de la mienne !

— Que faites-vous de votre belle-fille ? La pauvre enfant est dans l’affliction. Votre devoir est de la soutenir ! N’oubliez pas qu’elle est enceinte et qu’elle adorait son oncle !

Mme de Condé leva délicatement ses beaux sourcils tandis que son œil bleu se chargeait de gaieté :

— Que le défunt Cardinal n’ait jamais suscité que des sentiments excessifs, j’en suis entièrement d’accord, mais je n’aurais jamais cru que l’on puisse l’adorer. Il ne manquerait plus qu’on lui élevât des statues !

— Il y en aura une sur son tombeau !

On était partis là-dessus, laissant celles qui restaient prendre la direction des greniers tandis que Mme de Longueville s’enfermait dans son appartement avec ses femmes. Etant encore vaguement convalescente, personne n’oserait y trouver à redire.

De leur observatoire, les deux filles purent admirer à loisir la dignité douloureuse de la famille Richelieu, singulièrement celle de Claire-Clémence soutenue dans ses crêpes funèbres par l’excellente Mme Bouthillier de Chavigny, son mentor habituel, et la duchesse d’Aiguillon. De là-haut elle semblait si fragile qu’Isabelle ne put lui refuser un peu de compassion.

— Pauvre fille ! murmura-t-elle. On peut comprendre sa douleur. Elle perd aujourd’hui plus qu’un père ! Protégée par sa toute-puissance, elle n’avait vraiment rien à craindre de quiconque… même d’un mari qui n’a cessé de rêver de se débarrasser d’elle ! Comme elle a demandé de revenir ici quelques jours afin de se sentir moins solitaire, il va falloir essayer d’adoucir son chagrin !

— Du chagrin ? répliqua sa compagne, je ne suis même pas sûre qu’elle en éprouve ! Vous n’avez jamais accompagné Madame la Princesse quand, par sens du devoir, elle lui rendait visite afin de s’assurer de sa santé. Or, M. le Cardinal était proche de sa fin mais cela ne paraissait pas la troubler outre mesure. Elle est Madame la Duchesse, elle attend un enfant et espère beaucoup du testament !

— Mais, au moment du mariage, elle a pourtant appris qu’elle devrait se contenter de sa dot ? Trois cent mille écus, ce n’est pas si négligeable.

— Oui, mais nous n’en sommes plus là. A l’époque, on ne savait comment tournerait cette union si mal assortie ! A présent, non seulement Monsieur le Duc ne s’en est pas débarrassé, mais aussi elle est grosse de lui. Ce qui, selon elle, mérite une belle récompense !

— Nous serons vite fixées puisque l’ouverture du testament aura lieu ce soir !

— Déjà ?

— Oui. On y met de la hâte car le Roi va de moins en moins bien et il convient de ne pas perdre de temps…

Quand il n’y eut plus rien à voir, on redescendit et l’on attendit le retour de la « famille ». Or, non seulement on n’en était plus aux larmes, mais en plus, en ce qui concernait les Condés père et fils… et surtout belle-fille, on ne douta pas un instant qu’ils ne fussent très en colère ! Seule la princesse Charlotte faisait de son mieux pour contenir ce qui ne pouvait être qu’une envie de rire.

— Eh bien ? s’enquit Mme de Longueville. On dirait que vos larmes ont vite séché ?

Sans laisser aux hommes le loisir de prendre la parole, Claire-Clémence explosa littéralement :

— Des larmes ? Comment ai-je pu en verser sur lui, ce méchant homme qui disait m’aimer plus que si j’étais sa fille et qui me rejette à son heure dernière ! Oh, c’est indigne, indigne !

Et elle éclata en sanglots si violents que, craignant peut-être une convulsion, Mme de Condé, s’approchant d’elle, lui appliqua deux claques. Qui la calmèrent comme par magie.

— Oh ! Vous avez osé me frapper ?

— Et j’oserai encore si vous recommencez ! Votre oncle n’est au tombeau que depuis peu d’heures et, après avoir tant larmoyé, vous vous répandez en invectives ? Tous ces embarras pour quelques terres…

— Quelques terres ? coupa son époux. Je vous trouve difficile ! Le duché-pairie de Fronsac à l’amiral de Brézé son neveu, le Petit Luxembourg et le château de Rueil à la duchesse d’Aiguillon, sa nièce tendrement aimée…

— Trop aimée ! grinça Mme la Duchesse. Tout le monde sait qu’elle était sa maîtresse depuis des années !

— Le nom et le duché-pairie de Richelieu à son petit-neveu Armand du Pont-Courlay. Sans compter sa magnifique bibliothèque. A charge pour lui de l’entretenir et de l’ouvrir au public. Enfin, au Roi…

— Au Roi ! ragea la nièce spoliée. Comme si…

— … le Palais-Cardinal avec ses collections et les plus belles pièces de son mobilier !