— Mais c’est un barbon ! s’écria Isabelle dont la mémoire des visages comme des noms était infaillible. Je concède qu’il n’est pas laid, mais il pourrait être votre père et, en outre, il vit à la campagne les trois quarts du temps !

— Isabelle ! avertit la Princesse. Vous devriez y réfléchir à deux fois avant de parler de « barbon » dans la maison qui abrite l’épouse du duc de Longueville !

— C’est vrai ! fit-elle en riant. Mais il est si peu présent qu’on l’oublie aisément ! En outre, il est prince… Ce qui change tout !

Ce à quoi Marie-Louise répliqua :

— M. de Valençay ne l’est pas, mais ce n’est pas un quelconque nobliau ! Il est le neveu de l’archevêque duc de Reims, monseigneur Léonore d’Estampes, et aussi de Son Eminence le cardinal de Valençay, général de l’ordre souverain de Malte ! Certes, il a vingt-six ans de plus que moi, mais il se trouve qu’il me plaît car il est très aimable ! En outre, il possède en Berry un fort beau château qu’il a entrepris l’an passé d’agrandir considérablement, ce qui en fera un des plus magnifiques de France ! Enfin, j’aime assez – et vous le savez, ma sœur ! – de vivre à la campagne !

Un silence stupéfait salua cette déclaration dont aucune des femmes présentes n’aurait cru la silencieuse Marie-Louise capable d’articuler seulement la moitié.

— Eh bien ! exhala Isabelle. Pour un homme que vous n’avez vu qu’une seule fois, il vous en a dit, des choses ! Ma parole, vous l’avez confessé ? Il est vrai qu’avec des ecclésiastiques de si haut rang dans la famille…

— Isabelle ! avertit Mme de Condé. Vous allez dire des sottises ! Ce mariage me paraît excellent sous tous les rapports et ne signifie pas que notre Marie-Louise s’apprête à devenir une mère de l’Eglise ! Préparez votre départ, ma chère petite ! Pendant ce temps, je vais répondre à votre mère.

Mais la jeune fille, décidément intarissable, n’avait pas terminé :

— Si certaines de mes compagnes souhaitent se protéger de la contagion, ma mère sera heureuse de leur offrir l’hospitalité de notre Précy !

— Etant donné les circonstances, ce serait inopportun. En revanche, il faut que François accompagne sa sœur : c’est lui, à présent, le chef de famille ! Et vous, Isabelle ?

— Avec votre permission, je demeurerai. C’est très sérieux, un mariage, et ce qui est sérieux fait sur moi une étrange impression. Je craindrais trop de commettre des impairs !

— Et vous ne craignez pas, cette fois, qu’en restant parmi nous votre « beauté » ne fasse naufrage ? ironisa la Princesse.

— Ma foi non ! Si cela arrivait, ce serait la volonté de Dieu et je n’aurais plus qu’à effectuer une sortie aussi élégante que possible en direction d’un couvent ! Nous, les Montmorency, savons faire cela de naissance ! ajouta-t-elle avec une poussée d’orgueil qui effaça – rien qu’un instant ! – son sourire.

Elle pensait sincèrement chacune des paroles qu’elle prononçait, mais la vérité qu’elle dissimulait tenait en peu de mots. Un pressentiment lui disait que Louis d’Enghien n’allait pas tarder à reparaître et pour rien au monde elle n’eût voulu manquer ce retour. Il allait se passer quelque chose ! Quoi, elle n’en avait aucune idée, mais ce serait sans doute beaucoup plus passionnant qu’un futur beau-frère !

Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le cardinal de Richelieu rendait son âme à Dieu. Les deux nuits précédentes, il avait craché du sang et, comprenant que son heure approchait, il l’attendit en montrant un calme impressionnant. A Louis XIII qui vint le voir, il remit ce qui était son testament politique.

« Je meurs avec la satisfaction de n’avoir jamais desservi le Roi, de laisser son Etat en un haut point et tous ses ennemis abattus. »

Ce fut à midi que son cœur cessa de battre et il se fit un silence. Si ceux qui le haïssaient et s’étaient réjouis à l’avance de le savoir à toute extrémité avaient espéré une explosion de joie, ils en furent pour leurs frais. Ce mort était trop au-dessus d’eux et, du plus petit peuple jusqu’aux marches du trône, il n’y eut personne qui, en apprenant la nouvelle, n’ôtât son chapeau en se signant et en éprouvant l’impression bizarre d’avoir perdu dans son univers une personnalité majeure. Même dans le tohu-bohu habituel de l’hôtel de Condé où, cependant, le défunt comptait plus d’ennemis que d’amis, nul ne protesta quand un courrier spécial de Monsieur le Prince apporta l’ordre d’arborer le deuil jusqu’après les funérailles : le Cardinal n’était-il pas membre de la famille à présent ? En outre, Louis XIII n’avait pas perdu une minute avant de faire savoir que rien ne changerait au gouvernement qu’il avait établi et au Conseil, à l’exception de l’entrée du cardinal Mazarin dont l’habileté politique était déjà reconnue. Tout au moins par les gens de bonne foi !

Le prince de Condé et son fils n’arrivèrent de Dijon que dans la nuit du surlendemain, mais, si le père arborait une mine déconfite qu’Isabelle jugea à mourir de rire, Enghien, surexcité au plus haut point, embrassa sa mère avec enthousiasme et se hâta de demander comment allait sa sœur sans songer une minute à saluer les dames et jeunes filles qui se trouvaient auprès d’elle. Après quoi, sans même attendre la réponse, il se rua vers l’appartement de ladite sœur où il entra sans frapper, générant des cris de protestation.

La jeune duchesse de Longueville, en convalescence d’un mal qui avait bien voulu se montrer clément, était alors occupée à se faire enduire les quelques traces qu’elle présentait encore sur le visage d’un onguent réputé miraculeux destiné à empêcher complètement ces intolérables vestiges coupables de s’attarder sur une peau dont la luminosité était célèbre.

— Arrière ! fulmina-t-elle. Ne m’approchez pas ! Vous voyez bien que je suis à ma toilette !

— Quelle importance pour moi ? Je veux seulement vous embrasser !

— Et c’est ce que je ne veux pas ! Sortez ! Vous reviendrez dans… un quart d’heure !

— Et dans un quart d’heure, vous trouverez quoi ? Oh que non, j’y suis, j’y reste ! En revanche, mesdemoiselles, je vous serais grandement obligé si vous nous laissiez un moment seuls, Mme la duchesse et moi ! Mademoiselle de La Verpillière, vous seriez tout à fait aimable de montrer l’exemple ! conseilla-t-il à la jeune fille dont Anne-Geneviève avait fait sa compagne privilégiée, voire sa confidente parmi les autres femmes de son nouvel entourage.

Il lui offrit même la main et la reconduisit vers la porte…

— La Verpillière ! Je vous défends…

— Chut, chut ! Seulement quelques minutes…

Quand il n’y eut plus personne, Enghien s’empara d’une serviette, ôta délicatement les plaques de crème, après quoi il enlaça sa sœur et couvrit son visage de baisers, puis il relâcha son étreinte, ne gardant que les mains.

— Dieu, que vous êtes belle ! soupira-t-il. Et que je suis heureux ! Il me fallait à tout prix partager ma joie avec vous !

— Votre joie ? D’où la sortez-vous ?

— Mais, voyons, du trépas du Cardinal ! Ne me dites pas que vous joignez vos pleurs à ceux de ces gens – jusqu’à notre père ! – qui donnent l’impression d’avoir tout perdu ! Moi, c’est mon geôlier que j’ai perdu, et j’ose dire – au moins à vous ! – que j’en suis enchanté !

A mesure qu’il parlait, Mme de Longueville s’assombrissait :

— Votre geôlier ?

— Et quoi d’autre ? Je vais enfin pouvoir me séparer de ma femme ! D’autant qu’avec le mariage prochain de notre cousine Bouteville, nous allons recevoir un sérieux renfort de princes de l’Eglise dans la famille ! Comment cette bonne Marie-Louise a-t-elle pu réussir ce coup-là ?

— Vous le lui demanderez quand vous la verrez ! Quant à vous démarier, je pense que vous délirez ! Si le Cardinal est mort, le Roi, lui, est toujours vivant !

— Pas pour très longtemps, si j’en crois ce que l’on dit…

— On en dit beaucoup trop ! Ce qui compte, c’est qu’il n’est pas encore à son lit de mort ! Et pour ce qui est de ce maudit démariage qui décidément vous obsède, vous devriez vous le sortir de l’esprit ! Oubliez-vous que votre femme est enceinte ?

— … mais rien ne prouve qu’elle gardera son fruit jusqu’au bout ! Elle n’est guère plus grosse – ni plus affriolante – qu’un petit sac d’os, et je serais fort surpris qu’elle mène l’enfant à bon port ! En outre, et en admettant qu’elle y parvienne, ce pourrait être une fille…

— Qui n’en sera pas moins vôtre !

— A condition de rester en vie. Nombre d’enfants meurent en bas âge et entraînent parfois leur mère dans la tombe. En principe, cette petite sotte devrait accoucher en juillet. Si l’enfant arrive viable, il se pourrait que le Roi, lui…

Cette fois Anne-Geneviève se fâcha : elle se leva, fit quelques pas dans sa chambre avant de se retourner pour lui faire face.

— Quand donc allez-vous cesser de rabâcher ? Seriez-vous sujet aux idées fixes ? Un tel comportement mène à la démence et je ne veux pas que deveniez fou ! C’est toujours Du Vigean qui vous occupe ?

— Pourquoi changerais-je ? Elle est… presque aussi belle que vous et elle m’aime avec une passion… que je lui rends pleinement !

— Ah oui ? Cela cadre difficilement avec ce que l’on avance sur vous et le jeune La Moussaye ! Mais brisons là, s’il vous plaît. Nous reprendrons cette conversation plus tard ! La moindre des choses voudrait que vous attendiez au moins la lecture du testament de Sa défunte Eminence ! Vous oubliez un peu vite que c’est sa fortune qui, au début de cette aventure, a attiré l’attention de notre père ? Alors, plus de Marthe, s’il vous plaît !

— Dieu que vous êtes agaçante quand vous vous y mettez ! Rappelez donc vos femmes !

— Je les rappellerai quand il me plaira. Quant à vous, si vous ne renoncez pas à vos errements, je préviendrai notre père !