Aucun événement tragique ou même simplement désagréable dans l’attente de cet automne qui venait, belles amies et petits maîtres reprenaient le chemin de l’hôtel de Rambouillet comme de celui de Condé. Bals, promenades quand il faisait beau, jeux, mascarades, soirées « littéraires », la vie mondaine avait repris ses droits. Seule Madame la Princesse montrait quelque mélancolie : elle venait de perdre son amant, le cardinal de La Valette, mais ils étaient déjà plusieurs à briguer la place. Leur nombre étonna à peine Isabelle, sincèrement admirative devant cette beauté qui semblait refuser de se faner. Proche de la cinquantaine, Charlotte de Bourbon-Condé restait l’une des plus jolies femmes de Paris. Même sa sublime fille ne parvenait pas à la reléguer dans la masse imprécise des anciennes belles.

Un matin où, ne se sentant pas au mieux, elle avait demandé à Isabelle, qui possédait une voix douce et mélodieuse, de chanter pour elle en s’accompagnant du luth afin de charmer son malaise, celle-ci entre deux romances osa la questionner sur son secret.

— Quel secret ? répondit la Princesse sincèrement surprise.

— Celui de votre éclat et de ce charme qui enchante ceux qui vous approchent, même lorsque vous êtes souffrante. La beauté ne se discute pas et les fées qui ont présidé à votre naissance se sont montrées généreuses, mais il y a autre chose… un je ne sais quoi…

— Ce n’est pas facile de vous répondre, petite, mais… à y réfléchir cela tient peut-être à ce que j’ai toujours aimé la vie et que j’en goûte chaque instant, même quand je ne suis pas au meilleur de ma forme comme maintenant. Je suis dans un lit douillet à souhait, j’y suis bien et la musique portée par votre jolie voix me semble un baume de jouvence. Dans ces cas-là, évidemment, il est préférable de ne pas consulter son miroir ! Il faut se méfier des miroirs, ils peuvent être décourageants !

— Et quand vous êtes en colère ?

— … comme cela arrive fréquemment avec Monsieur le Prince mon époux ? Il est préférable de la laisser s’exprimer à condition que cela ne dure pas trop longtemps comme c’était le cas pour feu la Reine Marie ! Elle pouvait déverser des torrents d’injures – je ne dirai pas pendant des heures… et encore ! Aussi quel résultat ! Mais une honnête colère, déversée juste ce qu’il faut, soulage et, si l’on a un peu le sens de la comédie, le burlesque de la situation peut prêter à rire… de soi-même aussi bien que de l’autre ! A y réfléchir, je crois, voyez-vous, que le sourire… et même le rire comptent parmi les meilleures armes d’une femme. Ou d’un homme ! Certains peuvent être franchement laids et incroyablement séduisants… tel mon fils Enghien par exemple !

Isabelle ne s’attendait pas à cette sortie et rougit brusquement. Sa main qui caressait les cordes du luth, émit une fausse note aussitôt éteinte, mais la Princesse savait ce qu’elle voulait savoir !

— Ah ! fit-elle. Vous aussi ! Ne soyez pas gênée surtout ! N’ayez pas honte ! Ayant été élevée dans cette maison d’où cependant il a été si longtemps absent c’est presque naturel. » Puis, se souvenant soudain du conseil qu’elle avait donné à Louis : « Vous a-t-il déjà fait la cour ?

Devenue écarlate, Isabelle détourna la tête :

— Je… Non ! Si ! Il m’a embrassée avant de partir rejoindre le Roi.

— Et ?

— Et quoi ? balbutia-t-elle en plein désarroi.

— Pardonnez-moi ! Je voulais dire : qu’en avez-vous ressenti ? Du bonheur ?

— Oh, non ! C’était si… brutal. Je n’aurais jamais cru que l’on puisse embrasser de cette façon-là ! J’ai eu l’impression… qu’il avait quelque chose à me reprocher et je me suis sentie offensée !

— Ah oui ? Qu’avez-vous fait alors ?

— Je… je l’ai giflé ! avoua-t-elle en baissant la tête.

Pour la relever d’ailleurs aussitôt ! Sa malade riait à gorge déployée :

— Parfait ! s’écria-t-elle. Excellente réaction ! Et je vous encourage vivement à recommencer si l’idée lui en revenait ! On ne traite pas de la sorte une Montmorency, que diantre !

Sur ces fortes paroles, Madame la Princesse s’enroula en boule dans son lit et s’endormit, mais non sans s’être promis d’en toucher deux mots à son rejeton dès qu’elle le reverrait. Elle se reprochait, en effet, ce mauvais conseil qu’elle avait donné pour abriter ses amours avec Marthe du Vigean. Il fallait absolument qu’Isabelle reste sur l’impression de ce baiser ridicule. Grâce à Dieu, le mal n’était pas irréparable, mais elle venait de comprendre qu’il était à deux doigts de le devenir. L’un des amoureux qui tournaient autour de cette charmante fille parviendrait bien un jour à le lui faire oublier !

Passé les cérémonies de la Toussaint, le temps se mit au diapason comme s’il entendait éterniser cette période de souvenirs tristes, de deuil et de regrets. Chaque jour apportait son contingent de pluie, de brouillard et de précoce froidure. De malaises aussi. Les poètes s’enrhumèrent, Mme de Rambouillet eut de la fièvre, on fit la guerre aux courants d’air, les violons du bal allèrent se mettre au chaud dans leurs étuis et, pour couronner le tout, la déesse proclamée de tout ce joli monde, la sublime duchesse de Longueville, se retrouva au fond de son lit avec la variole. Et, bien sûr, terrifiée par les dégâts que la maladie pourrait occasionner à son incomparable beauté plus que par la mort toujours possible. Le médecin Bourdelot l’isola dans son appartement avec deux de ses serviteurs qui, ayant déjà payé leur tribut à la redoutable maladie, ne risquaient pas de rechuter… Madame la Princesse distribua les ordres pour que l’on prépare tout pour le départ des jeunes femmes et filles qui composaient sa cour miniature afin de les conduire se mettre à l’abri à Liancourt ou autre château, mais, au lieu de l’empressement attendu, elle ne rencontra pas le moindre enthousiasme. Bien au contraire  :

— La campagne ? Par ce temps exécrable ? émirent en chœur Isabelle, Marie de Loménie, Louise de Vertus et Angélique d’Angennes, celle-ci venue précédemment chez les Condés chercher un refuge contre la fièvre maternelle parce qu’elle avait la gorge fragile. Nous allons, c’est sûr, y rencontrer tous les maux que recèlent les châteaux chichement chauffés, l’humidité, les toits que les pluies torrentielles arrivent à percer…

— Ne croirait-on pas, ma parole, que nos belles demeures menacent ruine au premier coup de vent ? répliqua Mme de Condé, surprise de cette levée de boucliers. Vous n’aviez pas avancé tant d’objections lorsque ma bru a contracté ce vilain mal…

— C’est qu’il ne s’agissait pas de la même époque ! affirma Isabelle. Et nous ne fuyions que lui, sans crainte des graves inconvénients de l’hiver…

— Et puis, reprit sa sœur Marie-Louise, la Reine ne donnait pas un bal comme ce sera le cas la semaine prochaine !

Isabelle la regarda avec stupéfaction. Les autres aussi d’ailleurs ! Marie-Louise de Bouteville était la grande silencieuse de la bande. Non seulement elle parlait peu, mais en plus elle se renfermait la plupart du temps comme si les événements extérieurs ne l’atteignaient pas.

Au physique comme au moral, elle était aux antipodes de sa cadette, et bien entendu de François. Ce qui ne les liait pas beaucoup. Sauf sur un plan : l’affection profonde que tous trois éprouvaient pour leur mère. Que l’on voyait de moins en moins, souvent en dépit de l’amitié qu’elle avait liée avec Mme de Condé. Mme de Bouteville ne se sentait vraiment à l’aise que dans son château de Précy, entre les soins que le domaine nécessitait, l’église dont elle était fervente et le souvenir toujours brûlant d’un époux passionnément aimé et trop tôt disparu…

Devant tous ces regards effarés, la jeune fille eut un sourire gentiment narquois.

— Ne m’en veuillez pas ! Je ne songe qu’à vous rendre service ! C’est une raison que Madame la Princesse acceptera parfaitement, vous connaissant comme elle le fait ! Quant à moi, avec sa permission, je vais rentrer à la maison… pour n’en plus bouger jusqu’à nouvel ordre !

— Mon Dieu ! s’exclama Charlotte. Comme vous voilà grave tout à coup, mon enfant. Vous n’auriez pas dans l’idée de vous faire nonne ?

— Moi ? Oh non, Madame… Mais je pense qu’il est plus convenable pour moi d’être auprès de ma mère lorsqu’elle recevra la demande en mariage de M. le marquis de Valençay !

Ce fut un concert d’exclamations. L’excitation fut à son comble. Tout le monde parlait en même temps. Isabelle plus fort que les autres, reprochant violemment à Marie-Louise des « cachotteries inadmissibles entre sœurs ». Finalement la Princesse obtint le silence avec un « Taisez-vous toutes ! » clamé à pleine voix. Visiblement, elle était furibonde et les filles étaient trop fines pour se permettre de dépasser certaines limites.

— D’où vient, reprocha-t-elle à Marie-Louise, que votre mère – qui n’ignore pas combien elle m’est chère – n’ait pas jugé bon de me faire part de cette nouvelle à moi la première puisque vous êtes sous mon toit et que je suis responsable de vous ?

La jeune fille vint s’agenouiller auprès de son fauteuil. Elle tenait une lettre dont les cachets étaient intacts et un billet dont le sceau avait sauté.

— Veuillez lui pardonner. Ainsi qu’elle me l’apprend sur ce billet, elle a été prise de court, et voici la lettre que Grandin, notre cocher, vient d’apporter et ce petit mot qui me rappelle. Il doit me reconduire dans la voiture familiale.

En effet, Mme de Bouteville annonçait qu’un courrier de son père, le président de Vienne, lui annonçant la prochaine visite à Précy du seigneur Dominique d’Estampes, marquis de Valençay, qui souhaitait devenir son gendre en épousant sa fille aînée. Il l’avait rencontrée chez Mme de Rambouillet où l’avait mené un ami afin qu’il eût une idée du bel air de Paris où on le voyait rarement bien qu’il y possédât un hôtel.