— En voilà assez ! rugit-il avant de conseiller plus calmement : Mon seigneur et père, vous ne devriez pas vous laisser aller à dire ces choses et…

— Quelles choses ? La France entière, si ce n’est l’Europe, n’a pas oublié les amours stériles d’un barbon couronné pour une gamine de quinze ans, et moi on me réservait le rôle de « chandelier ». D’ailleurs, votre mère se charge elle-même de cultiver le souvenir ! Elle serait navrée qu’on oubliât ! Oh, et puis mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon fils, et allez servir le Roi. Mais, comme et jusqu’à preuve du contraire vous me devez obéissance, sachez que dorénavant je ne vous autorise à voir votre mère qu’une fois par semaine !

Le jeune homme alors salua profondément et sourit :

— Je vous supplie très humblement de me pardonner si en cela je ne vous obéis pas ! Je l’aime trop pour vous écouter ! En outre, nous partons demain pour Narbonne, mes amis et moi !

— Vos gentilshommes et vous ! rectifia Condé décidé apparemment à ne rien laisser passer. Ils sont votre maison ! Ne confondez pas !

— Un Coligny ? Un Tourville1  ? C’est vous qui confondez, Monseigneur ! Mère, ajouta-t-il tendrement en prenant sa main pour la baiser, lorsque je reviendrai, vous me ferez visiter, n’est-ce pas, ce beau Chantilly que l’on vous rend ?

— Avec bonheur, mon fils, puisqu’un jour il sera vôtre !

Mais Condé ne désemparait pas et tenait encore une réserve de fiel :

— Ne vous y trompez pas : si le Roi confirme le don de la Reine, c’est à la demande du Cardinal. Une façon comme une autre de vous remercier d’avoir couché avec sa nièce et de vous inciter à recommencer aussi souvent que possible !

Trop longtemps contenu, le caractère emporté de Louis allait peut-être le pousser à quelque extrémité et sa main s’approcha de la garde de son épée, mais il rencontra le regard implorant de sa mère et se contenta d’un :

— C’est bien ce que vous vouliez, mon père ?

En sortant, il fit reculer la troupe des jeunes filles. Pas assez vite toutefois pour qu’il ne devine ce qu’elles faisaient. Devant leurs mines confuses, il éclata de ce grand rire qu’Isabelle trouvait si séduisant.

— Voilà donc à quoi s’occupent de nobles demoiselles lorsqu’on leur ferme une porte au nez ? A essayer de surprendre les secrets telles des soubrettes de comédie ?

— Que pouvions-nous faire d’autre ? protesta Louise de Crussol qui était l’une des plus hardies et ne cachait pas le penchant qu’elle avait pour le jeune duc. Vous nous aviez enfermées. Si vous étiez resté parmi nous, il ne nous serait pas venu à l’idée de chercher d’autres distractions !

— Mille excuses ! Eh bien, maintenant je vous libère, mais ne vous écartez pas ! Madame la Princesse, ma mère, pourrait avoir besoin de vous !

Il s’apprêtait à partir, mais se ravisa et vint prendre la main d’Isabelle qui rougit à son contact.

— Accompagnez-moi, s’il vous plaît, ma cousine ! Il faut que je vous parle ! Mais faites-vous apporter une mante : nous irons au jardin et il fait frais…

Peu après, ils marchaient lentement, côte à côte, autour des bassins rendus muets par la saison. Comme eux-mêmes d’ailleurs, et Isabelle commençait à s’interroger sur la raison qui lui avait fait souhaiter cet aparté si c’était pour cheminer en silence… Elle plissa son joli nez, eut un léger reniflement et passa à l’attaque :

— Le ciel menace, à ce que l’on dirait ! Puis-je savoir ce que vous aviez à m’apprendre de si pressant pour risquer de nous faire tremper ensemble ?

— Vous venez de prononcer le mot qui convient  : ensemble ! Vous fâcheriez-vous si, ayant envie d’un instant de solitude avec vous, ce jardin m’est apparu être le meilleur endroit… même sous la pluie ? murmura-t-il.

Elle avait si souvent rêvé, dans le secret de sa chambre, d’entendre des mots de ce genre qu’elle sentit son cœur trembler. Sa voix aussi d’ailleurs – ce qui l’agaça ! –, quand elle répondit :

— Aurais-je quelque intérêt à vos yeux ? Vous ne l’avez guère laissé supposer jusqu’à présent…

— Peut-être parce que je ne vous découvre vraiment que maintenant. Lorsque je suis revenu ici après mes études, vous n’étiez qu’une petite fille et mon attention se portait ailleurs. Ce soir, la petite chrysalide un peu grise s’est muée en un éblouissant papillon que j’aimerais fixer sur mon cœur…

— … Au risque de le tuer ou de le faire souffrir, puisqu’il faudrait une épingle ! Vous avez la tendresse cruelle, Monseigneur !

— C’est possible et je vous en demande pardon, mais je ne suis pas un muguet de Cour comme nous en connaissons, sachant filer le madrigal, et je viens seulement de vous découvrir, ravissante Isabelle ! En outre, je ne dispose que de peu de temps puisque demain je vais rejoindre le Roi aux frontières…

— Autrement dit, vous avez attendu l’extrême limite pour me faire part de vos nouveaux sentiments ? Alors qu’hier encore vous soupiriez pour Marthe du Vigean. Sans oublier, bien sûr, la pauvre petite que vous avez épousée !

— Je sais ! Cela paraît difficile à croire, mais je n’ai jamais su cacher mes émotions !

— Et que vous soufflent-elles, présentement ?

— Que vous êtes divine ! Que je vous veux et qu’en attendant de vous rendre mienne je veux au moins emporter un souvenir !

Il l’attira à lui si brusquement qu’elle manqua tomber et, automatiquement, elle s’accrocha à lui. Ce qu’il prit pour un consentement. Refermant sur elle ses longs bras, il l’embrassa avec une sorte de voracité qui lui meurtrit les lèvres. Or ce baiser était le premier qu’elle recevait d’un homme, et ce n’était vraiment pas celui dont elle rêvait ! La colère décupla ses forces et elle réussit à l’écarter d’elle, puis, à toute volée, elle le gifla !

— Goujat ! Vous vouliez un souvenir ? Eh bien, vous l’avez !

Et, sans plus s’occuper de lui, elle tourna les talons, releva ses robes et courut vers le vestibule à l’instant même où la pluie commençait à tomber. Ce qui fit qu’elle ne réussit pas à démêler si c’était l’eau du ciel qui mouillait son visage ou des larmes de déception !

Enghien resta là un moment, sidéré par sa réaction.

— Isabelle ! appela-t-il cependant avant de s’élancer à sa suite, mais elle était déjà loin et, en atteignant l’escalier, il n’entendit qu’une porte claquant dans les étages.

Il n’insista pas, réfléchit un instant, un sourire pensif aux lèvres, puis se fit amener un cheval, l’enfourcha et s’en alla place Royale s’aérer l’esprit chez Marion de Lorme. Ce joli fruit d’Isabelle, encore un peu vert, mais qui, à maturité, promettait tant de délices, lui avait ouvert l’appétit et il se promit d’y goûter quand il reviendrait de guerre… et pourquoi pas s’en repaître. Personne ne s’en étonnerait, puisqu’on lui avait suggéré d’en faire le « chandelier » de ses amours avec Marthe. En vérité, elle méritait incontestablement mieux ! Il aurait même pu l’épouser une fois démarié – une idée à laquelle il n’avait pas encore réussi à renoncer ! C’était une Montmorency, elle, d’une naissance à peine inférieure à celle des Condés. Seul bémol : Monsieur le Prince, son père, ne lui permettrait pas davantage d’en faire sa femme que de la fille du marquis du Vigean et pour la même raison : elle ne possédait aucune fortune. Et sur ce plan Enghien n’était pas loin de rejoindre son papa. Un prince du sang avait besoin de quantité d’argent… surtout si le beau château de Chantilly faisait retour à la Princesse ! Son entretien coûtait une fortune et il n’avait pas dû recevoir de grands soins pendant ces années où le Roi l’avait saisi… Au fond, rester marié à la nièce de Richelieu – à moins qu’elle ne le rende veuf – et prendre Isabelle pour maîtresse pouvait s’avérer fort agréable. Et pourquoi pas continuer à aimer Marthe, trop pieuse pour accepter jamais de se donner à lui hors mariage ?

Ce n’était peut-être pas le comble de la morale, mais la perspective avait du charme !

Dans l’immédiat, il s’agissait surtout de passer quelques heures en compagnie de l’experte Marion avant d’aller en découdre chez les Espagnols. Le coup de l’étrier pour ainsi dire ? Le jeune Cinq-Mars, amant en titre de la belle qui suivait le Roi pas à pas, était loin dans le Midi…

Pendant que l’élu de son cœur bâtissait de si beaux projets autour de sa charmante personne, Isabelle, affalée sur son lit, pleurait toutes les larmes de son corps. Le siècle où elle vivait, même corrigé et adouci par le rayonnement de l’hôtel de Rambouillet et de son corollaire l’Académie française fondée par Richelieu après maintes visites à la divine marquise, par les afféteries des Précieuses, le parcours de la Carte de Tendre et les envolées lyriques des poètes, n’en gardait pas moins une part appréciable des rudesses laissées par les guerres de Religion. Et si bien élevé qu’il eût été, si grand seigneur qu’il fût, il arrivait apparemment au futur Condé de se conduire sans plus de délicatesse qu’un soudard ! Son baiser brutal et dénué de tendresse avait blessé Isabelle parce qu’il ne traduisait rien d’autre qu’un désir sans nuances, alors qu’il savait si gentiment bêler aux pieds de la blonde et douce Marthe du Vigean !

« Un jour, promit-elle, c’est aux miens que je te verrai ! Et je prendrai plaisir à t’y laisser te morfondre ! »

En attendant, elle décida de passer quelques jours à Précy auprès de sa mère qui, parfois, lui manquait beaucoup, et dans ce but se rendit chez la princesse Charlotte pour lui demander la permission d’emprunter l’une de ses voitures. Elle la trouva dans son cabinet d’écriture en train de sabler et de cacheter la lettre qu’elle venait d’écrire.

— Isabelle ? Je songeais à vous faire chercher… Mais vous souhaitiez me parler ?