— En effet : le duc de Bouillon avait réuni dans son fief, à Sedan, nombre de mécontents souhaitant à la mort du Roi couronner notre cousin commun, le comte de Soissons. L’affaire marchait à souhait car les troupes royales ont été battues à La Marfée par ledit Soissons dont chacun sait, et vous aussi, qu’il n’a pas joui longtemps de sa victoire, un coup de pistolet dans l’œil l’ayant tué net le soir même.

— Mais enfin, qui l’avait tiré, ce coup ? On n’a pas pu le savoir ?

— Lui-même ! Mais on a jugé préférable de le taire et de chercher mollement un assassin plutôt que couvrir ce malheureux de ridicule !

— Le suicide est un crime, mais n’a rien de ridicule ! réprimanda-t-elle sévèrement.

— Aussi n’ai-je pas parlé de suicide ! Soissons s’est tué sans le vouloir !

— Vous vous moquez ?

— Nullement. Il avait l’habitude de relever la visière de son casque avec le bout de son pistolet. Il devait rester une balle. Le coup est parti… et la conspiration avec. Avouez que c’est stupide ! Voilà pourquoi, voulant en finir une fois pour toutes avec les révoltes et autres ambitions, le Roi a pris le chemin de Narbonne que je vais emprunter à mon tour après avoir salué Madame la Duchesse comme il se doit !

Il la trouva occupée à jouer entourée de ses femmes. Le Cardinal venait en effet de lui envoyer une de ces maisons en réduction dans l’art desquelles les fabricants de Nuremberg étaient passés maîtres. Les petits personnages qui garnissaient celle-ci reproduisaient les instants d’une maison dont la maîtresse s’apprêtait à mettre au monde un enfant. Sage-femme, médecin, servantes, parente attentive semblaient figés dans le mouvement qu’ils étaient censés accomplir et rien ne manquait : ni bassines, ni bouilloire, ni serviettes, ni toutes sortes de linges.

On s’amusait beaucoup – Claire-Clémence la première ! –, mais l’arrivée du maître éteignit les rires, sauf celui de la toute jeune femme ravie de ce présent :

— Regardez, mon cher seigneur, ce que mon bon oncle m’a envoyé ! N’est-ce pas ravissant ? Et de bon augure, ne trouvez-vous pas ?

— Je vois mal M. le Cardinal vous offrir un présent qui ne le soit pas. Cela ne lui ressemblerait guère. Cela dit, je suis venu vous faire mes adieux, Madame !

— Vos adieux ? balbutia-t-elle, déjà prête à pleurer. Mais pourquoi ? Où allez-vous ?

— C’est une question que l’on ne pose pas à un soldat ! Mais rassurez-vous, mon départ est aussi un cadeau de votre oncle qui m’envoie rejoindre le Roi dans le Midi !

— Et vous en êtes heureux ? murmura-t-elle amèrement.

— Comme tout homme bien né ! Les armes sont mon métier, Madame la Duchesse. Il faut vous en souvenir !

Avant qu’il n’ait pu prévenir son geste, elle se jeta à son cou auquel elle se suspendit en gémissant :

— Vous voulez me quitter ? Si tôt ?

Elle lui mouillait les joues de ses larmes et il détestait cela. En même temps, son regard fit le tour rapide de ces visages qui suivaient la scène avec un intérêt amusé. Certains réprimaient mal un sourire.

— Dehors tout le monde ! tonna-t-il. Je n’ai que faire de votre présence !

D’un geste brutal, il se libéra des bras de sa femme et la main levée fonça sur l’assistance. Ses colères étaient devenues célèbres. Avec un gémissement de terreur, Mme de Closel et les autres s’enfuirent en émettant des cris d’orfraie et en ramassant leurs jupes. Quand la dernière eut disparu, il éclata de rire :

— Voilà comme je comprends la politesse ! Quant à vous, ajouta-t-il à l’adresse de Claire-Clémence qui semblait pétrifiée, il serait temps de vous comporter selon votre rang et non comme une gamine capricieuse !

— Je ne suis pas une gamine capricieuse et je vous aime !

— C’est grand dommage, mais vous n’y pouvez rien et moi non plus ! Alors évitons les effusions ! Vous êtes duchesse d’Enghien, vertudieu ! Tâchez de tenir la position où l’on vous a placée.

Et il partit là-dessus, la laissant foudroyée. Ce dont il ne se souciait guère. C’était sa carrière à lui dont il convenait de se soucier : elle lui coûtait assez cher… momentanément du moins. A la réflexion, il refusait de se plier à ce que l’on voulait lui imposer. Renoncer à Marthe ? Jamais ! Au fond, il ne restait au Cardinal que peu de temps à vivre et au Roi pas beaucoup plus. Si vraiment ce Mazarin, qu’il ne connaissait guère d’ailleurs, devait gouverner durant la minorité de Louis XIV, il pourrait être possible de s’entendre avec cet Italien que l’on disait souple et rusé. Le bonheur auprès de Marthe serait encore envisageable – et sans le payer d’une gloire qu’il sentait à sa portée. C’était à lui, à présent, de montrer assez d’habileté pour gagner sur toute la ligne… Evidemment, il y avait aussi monsieur son père qu’il respectait et redoutait même… Mais on n’en était pas là puisqu’il ne le reverrait que le temps de lui faire ses adieux et de le mettre au fait de la situation.

Rentré à l’hôtel de Condé, il trouva la maison en ébullition… et sa mère en larmes au milieu de ses dames et demoiselles qui, bizarrement, semblaient plutôt ravies… Seule sa sœur était absente…

— Ma mère ? Mais que vous arrive-t-il ? s’inquiéta-t-il en se frayant un passage jusqu’à son fauteuil. Vous pleurez et l’on dirait que cela amuse fort toutes ces péronnelles !

Son début de colère souleva des protestations unanimes dont il se soucia peu. D’ailleurs, la Princesse l’attirait à elle :

— Je pleure de joie, mon fils ! Regardez ce que je viens de recevoir ! ajouta-t-elle en montrant la lettre qu’elle tenait dans ses mains. Un messager est venu, de par la Reine, m’apporter ceci… qui m’émeut profondément…

— Qu’est-ce ?

— Chantilly, mon fils ! Chantilly que l’on me rend à moi personnellement ! Le cher château de mon enfance ! N’est-ce pas merveilleux ?

— Comment cela à vous ? protesta son époux qui entrait dans la pièce à ce moment et que le bruit avait attiré. Nous sommes mariés, que je sache, et c’est moi le chef de famille !

— Sans doute, mais, jusqu’à notre mariage, c’était ma maison…

— Que me chantez-vous là ? Vous ne quittiez pas l’hôtel d’Angoulême chez la duchesse Diane, votre intrigante de tante qui, au moins, vous habillait et ne vous réduisait pas à la portion congrue comme ce vieux grigou de Connétable, votre noble père !

Le fauteuil de la Princesse étant élevé d’une marche, elle le dépassa de la tête en se mettant debout.

— Cela vous sied bien de le lui reprocher, en vérité ! Si « regardant » qu’il soit, il était plus généreux que vous qui m’avez traînée à Bruxelles sous couleur d’une promenade et sans me laisser seulement le temps de prendre une chemise !

— Vous n’allez pas recommencer avec cette vieille histoire dont vous me rebattez les oreilles pour un oui ou pour un non !

— Pour un oui ou pour un non ? Chantilly ? D’ailleurs – et quoi que vous en pensiez – c’est à moi, et moi en personne, que la Reine va le rendre parce que c’est le fleuron des Montmorency et que le dernier duc, mon affectionné et malheureux frère (elle étouffa un sanglot), en était le maître !

— Etes-vous oui ou non princesse de Condé ?

— Oui… mais pas pour mon bonheur !

— Alors il me revient : vous êtes une Condé et je suis le chef de famille !

— Vous l’avez rappelé il n’y a pas une minute ! Rabâcheriez-vous, Monsieur le Prince ?

— Voyez-moi l’insolente ! Je ne fais que dire le vrai ! Par exemple : suis-je oui ou non ici chez moi ?

— Qui prétend le contraire  ?

— Et vous y êtes parce que vous êtes ma femme ?

— On ne peut plus exact !

— Donc, lorsque ma femme sera à Chantilly, elle sera chez moi !

— Non. C’est vous qui serez chez moi ! Vous y serez accueilli, soyez-en certain, entouré de tous les honneurs dus à votre rang, mais le château va m’appartenir en propre et ne deviendra Condé qu’en héritage pour notre fils. Ainsi le précise le billet du Cardinal joint à la lettre de la Reine. Le dernier duc était mon frère !

— Parlons-en ! Un traître !

Charlotte devint soudain très pâle, mais arrêta d’un geste brusque l’élan de son fils qui, s’il respectait beaucoup son père, ne tolérait que l’on blessât sa mère.

— Et qu’étiez-vous donc vous-même quand vous complotiez avec certains ennemis extérieurs, aux premières lignes desquels était l’Espagne, afin d’arracher sa couronne au bon Roi Henri ?

— Le bon Roi Henri, ricana Condé. Vous ne le trouviez si bon que parce qu’il vous avait mis la tête à l’envers et qu’il était votre amant !

Elle n’eut pas le loisir de répondre. Louis rassemblait en hâte les jeunes filles pour les inviter à sortir en clamant :

— Veuillez me suivre, gentes demoiselles ! Nous nous aventurons sur un terrain qui, touchant à la vie privée, ne saurait convenir à des oreilles innocentes !

A regret, Isabelle et les autres se laissèrent pousser dans le salon voisin en faisant de leur mieux pour essayer de saisir encore quelques bribes du débat. Il les planta là, retourna dans la salle dont il referma la porte derrière lui. L’instant suivant elles étaient collées à ladite porte. Ce dont il se douta, mais il était urgent d’apporter une médiation à cette déplorable scène de ménage. En effet, quand il rentra, la Princesse proclamait :

— Il m’aimait, lui, au moins ! Il était prêt à mettre l’Europe à feu et à sang pour me retrouver…

— Et vous appelez ça un bon Roi ? C’était un renégat ne pensant qu’à trousser les filles ! Vous comme les autres ! Mais il détestait qu’on le contrarie et c’est pourquoi, quand je vous ai enlevée, vous avez pris une telle valeur à ses yeux !

— Oh !

Emportée par la colère, Madame la Princesse, toutes griffes dehors, prenait son élan pour sauter aux yeux de son époux quand Enghien, jugeant que l’on dépassait les bornes, la saisit au vol et la retint serrée contre lui.