— … mais que vous osez servir à votre ravissante sœur ? Filez d’ici, chenapan, et laissez la place aux gens sérieux !
Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, le jeune Bouteville bâcla sa révérence et disparut comme le génie des contes orientaux, sachant que sa sœur s’en tirerait toujours. Surtout si l’on en jugeait la soudaine douceur du regard qu’Enghien posait sur elle. On aurait dit qu’il ne l’avait jamais vue.
— Dieu que vous êtes jolie, ce soir, ma chère ! complimenta-t-il en prenant une main un peu tremblante qu’il baisa. Voilà que vous me faites regretter ma promesse de vous présenter mon ami le marquis d’Andelot, Gaspard de Coligny que voici… Et maintenant je vous laisse faire connaissance, ajouta Enghien en se hâtant de rejoindre Mlle du Vigean dont le regard inquiet le cherchait déjà.
Isabelle et Gaspard restèrent un instant sans parler : lui visiblement sous le choc d’un véritable coup de foudre, elle ravie d’une conquête – il n’y avait pas à douter de la façon dont il la regardait – aussi flatteuse. Grand, bâti en athlète, blond aux yeux d’un joli bleu, le jeune Coligny était vraiment splendide. Il possédait un merveilleux sourire et Isabelle apprécia qu’il lui épargne les fadaises que la politesse exigeait lorsque l’on faisait connaissance.
— Je voudrais, commença-t-il, passer cette soirée à vos genoux en me contentant de vous regarder !
Le rire, chez elle, n’était jamais loin : il fusa, cristallin.
— Dans le silence ? Ne serait-ce pas un peu monotone ?
— Pour vous, à n’en pas douter ! Et encore plus assommant ! Cependant, veuillez considérer que, lorsqu’au pied d’un autel, on adore Dieu, c’est en général dans le recueillement ! Mais je vais pouvoir m’y adonner tout à mon aise car l’un des beaux esprits qui nous entourent va nous lire sa dernière œuvre et je dois vous ramener dans le « rond » des fidèles auditeurs…
A la surprise d’Isabelle, ce fut une soirée charmante. Gaspard de Coligny, dont elle sut plus tard qu’il était un magnifique soldat promis certainement comme son père au bâton fleurdelisé, était un compagnon si délicieux qu’auprès de lui et contre toute attente elle oublia un moment qu’elle en aimait un autre. Certes, sa blessure d’amour déjà ancienne n’avait aucune chance de guérir, mais pouvait s’estomper au point de se laisser parfois oublier. Elle devait découvrir aussi, par la suite, l’orgueil d’avoir su « enchaîner à son char », comme versifiaient les poètes, l’un des jeunes hommes les plus séduisants de la Cour, ce que nombre de femmes lui envieraient.
Naturellement, à la fin de la soirée, quand il salua Madame la Princesse, il demanda la permission de se présenter chez elle quand elle voudrait bien le recevoir et celle-ci, avec sa grâce et sa gentillesse coutumières, l’assura qu’il ne trouverait jamais portes closes à l’hôtel de Condé et qu’il y serait toujours le très bienvenu.
Ce fut Anne-Geneviève qui, dans la voiture qui les ramenait à la maison, étala un nuage sur le joli rayon de soleil de sa cousine.
— Quel dommage que vous ne puissiez pas l’épouser ! », déclara-t-elle, l’air de ne pas y toucher. Et comme la jeune fille tournait vers elle un regard interrogateur, elle continua : « Vous êtes sincèrement pieuse, ma chère, et dans ces conditions je vous vois mal épouser un protestant ! D’ailleurs, son vieux ladre de père lui arracherait sans doute les oreilles avec ses dents, si ce pauvre Gaspard s’avisait d’aimer une catholique…
— Anne, voyons ! reprocha sa mère. Nous venons de vivre une charmante soirée et voilà que vous nous l’abîmez ! Ce n’est pas chrétien, ma chère enfant. Pas chrétien du tout, même !
— Ce qui ne serait pas chrétien serait de laisser Isabelle rêver à l’impossible…
— Je ne rêve à rien ! riposta Isabelle, agacée. Sinon de mon lit, car je tombe de sommeil… envoya-t-elle en bâillant derrière sa main.
C’était faux, mais elle n’avait aucune envie de servir de cible à l’évidente humeur noire de sa belle cousine qui, n’ayant plus Enghien sous la main, se cherchait à l’évidence une adversaire à sa taille. Rôle qu’elle acceptait volontiers, mais pas ce soir ! Se découvrir un amoureux aussi séduisant était exactement ce dont elle avait besoin après avoir constaté que Marthe du Vigean régnait toujours sur le cœur de celui qu’elle aimait. Aussi s’offrit-elle le luxe de soupirer en s’installant plus commodément parmi les coussins du carrosse :
— Chacun, ce soir, s’accordait à prédire la fin prochaine de M. le Cardinal, aussi comment notre duc ne rêverait-il pas d’une liberté retrouvée qui lui permettrait d’épouser celle qui occupe ses pensées… et de renvoyer la petite Claire-Clémence à ses poupées ?
— Pour démarier un prince du sang, il faut l’autorisation de Sa Sainteté elle-même ! Mon frère sera le plus grand chef de guerre de ce temps et il n’a que faire de s’attarder au lit d’une amoureuse quand la gloire l’attend !
— Je croyais que vous souhaitiez ce démariage, ma fille ? Auriez-vous changé d’avis ?
— Oui, parce que je pensais à une princesse. Mademoiselle, par exemple7, qui, outre le sang royal et une belle santé, lui apporterait la plus grosse fortune de France ! Je sais qu’elle et ses parents y seraient disposés. Mais si c’est pour épouser tout platement la fille du marquis du Vigean, non ! Cent fois non !
Du coup Isabelle se mit à rire :
— Notre pauvre duc ! Ce n’est guère d’une sœur aimante que ne lui tolérer que des laiderons !
— Paix, mes filles ! coupa alors la Princesse. Nous arrivons… et nous avons toutes besoin d’une bonne nuit de sommeil !
Elle avait indéniablement raison. Même Isabelle souhaitait retrouver son lit et ses rêves, mais, au lieu de la sérénité d’une demeure en demi-sommeil, les dames de l’hôtel de Condé le trouvèrent en pleine effervescence, et le docteur Bourdelot dans l’escalier.
— Qui donc est malade chez nous ? demanda la Princesse. Rien de grave j’espère ?
— Cela dépendra de l’évolution. Il s’agit de Madame la Duchesse. Elle a contracté la petite vérole !
Un concert de lamentations salua la nouvelle. La petite vérole ! La terreur des jolies filles comme des moins belles ! L’affreuse maladie qui, lorsqu’elle ne tuait pas, pouvait imprimer sur le corps et surtout le visage des traces ineffaçables capables de défigurer profondément…
— Quelle horreur ! s’exclama Anne-Geneviève. J’en suis navrée pour elle, mais ma belle-sœur ne peut rester ici où elle risque de contaminer toute la maisonnée… Il faut la conduire chez elle à l’hôtel de La Roche-Guyon !
— Il fait froid et, avec sa fièvre, ce serait la tuer ! coupa le médecin sévèrement. Vous avez pourtant, mademoiselle, la réputation d’une grande chrétienne pratiquant une dévotion admirable !
En effet, quand, à l’invitation du Roi, elle avait été conviée à tenir un rôle dans l’un de ces ballets que Louis XIII se plaisait à monter – et pour lesquels d’ailleurs il faisait preuve d’un véritable talent de décorateur, metteur en scène et maître de danse –, Mlle de Condé s’était précipitée au Carmel qu’elle fréquentait à cette époque avec une assiduité laissant supposer qu’elle irait peut-être jusqu’à prendre le voile, afin de demander conseil à la mère supérieure. Le seul mot de « ballet » l’épouvantait, car elle n’ignorait rien de celui, monté jadis par la Reine Marie de Médicis et où sa mère, alors Charlotte de Montmorency, avait touché le cœur et les sens d’Henri IV au point qu’il envisage de mettre une partie de l’Europe à feu et à sang parce que celui auquel il l’avait hâtivement mariée n’avait pas hésité à l’emmener chez l’ennemi pour la protéger de la passion royale.
Sans doute Anne-Geneviève n’avait-elle rien de semblable à redouter. Louis XIII, déjà malade, ne ressemblait guère au Roi Henri, mais elle n’en était pas moins effrayée. C’était d’ailleurs son premier bal…
Devant tant d’angoisse juvénile, la mère supérieure lui avait conseillé de porter un cilice sous les soieries de sa robe et de le resserrer au moment de paraître sur scène. Or Anne-Geneviève avait remporté un si vif succès – et pris tant de plaisir ! – que non seulement elle n’avait pas resserré le cilice mais en plus elle s’en était débarrassée dès son retour au foyer… comme de son projet de prendre le voile !
A la remarque du médecin, ce fut sa mère qui se chargea de répondre : Claire-Clémence se retirerait dans son appartement entourée de son service, mais les jeunes filles de la maison quitteraient Paris au matin pour l’un des châteaux de la famille, Mello ou Liancourt – le magnifique Chantilly n’ayant pas encore fait retour –, et y attendraient que le danger soit passé.
— Mais vous-même, ma mère ? s’inquiéta sa fille. Vous n’allez pas rester ?
— Bien sûr que si ! Je ne peux laisser cette petite seule dans cette vaste demeure à la garde des domestiques ! Elle est ma belle-fille et c’est mon devoir ! Non ! Ne discutez pas ! C’est ma volonté ! Préparez-vous sans plus tarder. Il peut s’agir d’une épidémie et vous partez à l’aube !
C’était en effet une épidémie, heureusement pas très violente, mais on l’ignorait encore. Aussi la surprise fut-elle grande quand, au matin et alors que l’on chargeait les bagages sur l’un des carrosses de voyage, on vit surgir Louis d’Enghien accompagné du seul François de Bouteville.
— Vous êtes encore fragile, lui lança Bourdelot, mécontent. Croyez-vous vraiment intelligent de rentrer respirer des miasmes qui peuvent être mortels ?
— Allez au moins dans votre nouveau logis, mon fils ! plaida sa mère que le son de sa voix avait fait accourir.
— Une seule question : Madame la Duchesse s’y trouve-t-elle ?
— Naturellement non. L’envoyer dans une demeure à peu près vide serait pure folie !
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