On en resta là. Mme de Rambouillet réclamait Voiture auprès d’elle et il ne put que se précipiter. Isabelle retrouva son tabouret où François la rejoignit presque aussitôt.

— De quoi donc pouviez-vous bien parler avec ce vieux Voiture ? Cela fait un moment que je vous observe et vous sembliez fort animés !

— Toujours aussi curieux, mon petit frère ? Nous bavardions à bâtons rompus. Pour nous distraire !

— Vous distraire ? Alors que vous évoluez dans le lieu le plus élégant de Paris et sûrement du royaume, où se passe tout ce qui donne du prix à la vie ? Où le marquis de Montausier vient, après des années d’efforts, de conquérir la belle de ses pensées ?

— Vous avez raison de dire des années, car il y aura mis du temps, le cher homme ! Et sans nul doute beaucoup d’argent pour aboutir à ce beau résultat ! Et cette prouesse juste au moment où les printemps de sa dame commencent à passer fleurs et pourraient tourner feuilles mortes avant d’avoir donné le moindre fruit !

— Voulez-vous bien vous taire, mauvais sujet ! On aurait été mieux avisé de vous laisser à la maison, à lire des romans à votre sublime malade.

Le jeune Bouteville plissa son long nez et prit un air dégoûté.

— Ma foi, non ! Je préfère abandonner cette occupation à un autre avant que l’on ne me demande de laisser la place.

— Vous ? Un Montmorency ? Laisser la place ? Mais à qui, mon Dieu ?

— A l’ami de cœur, voyons ! Le ravissant marquis de La Moussaye que l’on a mis à notre service à Arras et qui ne cesse de nous couvrir de regards mourants !

— Et… l’on y répond, à ces regards ? murmura Isabelle avec une grimace.

— Plus ou moins ! Cela dépend de l’humeur ! Devant Arras, on remportait quelques succès ! La vie est rude dans les camps et il advient qu’on s’y réfère aux temps héroïques de la Grèce… ou de Rome !

— Pas vous, j’espère ! lança Isabelle saisie d’une soudaine angoisse… à laquelle répondit le rire moqueur de François :

— Ma foi, non, je n’ai pas de ces tendances… et j’ai la vie devant moi pour courir les filles. Ce n’est pas le cas de Monseigneur. Regardez un peu les choses en face, Isabelle ! Il est marié, contre son gré, à un laideron court sur pattes qui lui voue une passion telle qu’une nuit auprès d’elle l’a rendu malade à crever. Et, tant que le Cardinal sera de ce monde, pas question de s’en séparer ! Cela peut durer une éternité ! Rien de tel qu’un homme réputé mourant pour s’accrocher indéfiniment à la vie !

Un brouhaha et des applaudissements mirent fin à l’aparté. Hiératique à souhait, mais une larme au fond de ses beaux yeux, Mme de Rambouillet venait d’annoncer les prochaines fiançailles de sa fille Julie avec le marquis de Montausier. François émit alors un reniflement discret mais très insolent :

— Notre adorable marquise ne devrait pas être aussi émue. Cette annonce d’accordailles est la juste réponse de son bon cœur à qui mérite récompense… Cependant quelque chose me dit que les fleurs d’oranger ne sont pas pour demain !

— Vous rêvez, je pense ? Ne venez-vous pas d’évoquer l’âge déjà…

— Inutile de finasser ! Elle a plus du double du vôtre et pourrait être votre mère… La mienne aussi d’ailleurs !

— Vous dites des sottises, vilain garnement ! Cette chère Julie…

— Ecoutez plutôt ! Elle parle !

En effet, Julie, un fin mouchoir de batiste devant le nez dans le but d’endiguer d’éventuelles larmes, remerciait son prétendant en termes émus, mais demandait encore un peu de temps avant de s’engager dans la voie du mariage : elle avait besoin de se remettre du trouble ressenti, d’en remercier Dieu et celui qui en était le maître d’œuvre. Aussi souhaitait-elle garder un peu plus longtemps le beau nom de « fille » afin de continuer de vivre auprès d’une mère qu’elle aimait infiniment. Elle promettait de mettre, un jour ou l’autre, sa main dans celle de son adorateur, mais lui demandait juste un peu de patience. A moins de passer pour un rustre, Montausier ne put faire autrement qu’accorder ce qui n’était rien d’autre qu’un nouveau délai….

— Hé ! Que vous disais-je ! triomphait François auquel Isabelle cessa de prêter attention.

Un groupe joyeux effectuait son entrée en clamant des vœux de bonne fête : Louis de Condé en personne escorté de trois gentilshommes dont l’un était presque aussi jeune que François.

— Et voilà La Moussaye ! siffla-t-il entre ses dents. Décidément il s’accroche, ce freluquet… Mais nous allons peut-être trouver matière à nous réjouir ! Comment va se tortiller Monseigneur entre sa bien-aimée et son… consolateur  ?

Isabelle n’eut pas le courage de le rembarrer. Elle n’accorda même qu’un regard indifférent au petit marquis, si charmant fût-il ! Enghien, après avoir salué et complimenté la maîtresse de maison et l’héroïne du jour, saluait sa mère et sa sœur… et prenait le bras de Marthe du Vigean pour l’attirer à part sans avoir vraiment troublé le jeu des conversations et les rires qui les accompagnaient souvent.

De sa place, elle put voir s’enflammer de colère les magnifiques yeux bleus de sa cousine… et comprit que Voiture avait raison et que l’amour qu’Anne-Geneviève portait à son frère dépassait les normes familiales… A moins qu’il ne s’agît seulement d’une manifestation d’orgueil de caste : fille de marquis, Marthe n’était pas digne de devenir princesse du sang et cela ne valait pas la peine de casser un mariage pour en arriver là ! Ne lui avait-on pas fait entendre clairement à elle-même que, toute Montmorency qu’elle était, c’est-à-dire la fine fleur de la noblesse de France, ce ne serait pas suffisant pour faire d’elle une future princesse de Condé ?

De toute évidence, la situation allait s’envenimer : d’un geste plein de mépris, Anne-Geneviève venait de jeter littéralement dans les mains de Louis le billet qu’on la priait si doucement de remettre quelques instants plus tôt. François s’élançait déjà pour tenter une diversion quand deux jeunes gens, frères visiblement, beaux et élégants, vinrent se ranger aux côtés d’Enghien en s’inclinant d’un mouvement parfaitement réglé devant sa sœur dont le visage tout de suite s’éclaira. Isabelle rattrapa François par les basques de son habit.

— Pas si vite, mon petit monsieur ! Voilà du nouveau, dirait-on, et du nouveau qui n’a pas l’air de déplaire. Qui sont ces deux-là ?

— Il est certain qu’on les voit surtout sur les champs de bataille… et à la Cour ! Pourquoi n’accompagnez-vous jamais Madame la Princesse quand elle s’y rend ?

— La Cour m’ennuie ! Le Roi est malade en permanence, le Cardinal aussi. En outre, on n’y voit de plus en plus, selon ce que j’ai pu apprendre, son nouvel homme de confiance, ce Monsignore Mazarini à qui la Reine sourit peut-être un peu trop pour ne pas lui attirer un jour ou l’autre une affaire avec le beau duc de Beaufort qui se veut son chevalier servant !

— Pour quelqu’un qui n’aime pas la Cour, vous voilà bien au fait de ses potins ! Mais vous devriez mettre une sourdine quand vous parlez de ce « Monsignore Mazarini ». D’abord il a francisé son nom, et c’est Mazarin qu’il faut dire ; ensuite Richelieu avait demandé pour lui le chapeau de cardinal ; enfin il aurait la ferme intention d’en faire son successeur. Ce qui ne plaît pas à tout le monde, tant s’en faut.

— Je veux bien vous croire… Mais si nous en revenions à ce que je vous ai demandé ? Ces deux séduisants gentilshommes… dont le plus âgé semble plaire à notre difficile altesse ?

— Maurice et Gaspard de Coligny, les fils du maréchal de Châtillon et d’Anne de Polignac. Maurice est épris de notre Anne-Geneviève, qui le verrait plutôt doucement s’il n’était atteint d’une affreuse tare… outre le fait qu’il ne sera jamais prince. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral de Coligny, massacré au cours de la nuit de la Saint-Barthélemy et, de ce fait, il est parpaillot !

— Son frère aussi, je suppose ? émit Isabelle avec un petit soupir qui n’échappa pas au jeune François.

— Son frère aussi… Mais ce charmant garçon aurait-il une chance de vous plaire ? Ce serait d’une grande nouveauté, car, jusqu’à présent, personne n’a réussi cet exploit. J’en serais désolé, ajouta le cadet des Bouteville en changeant de ton, parce qu’il est non seulement beau et aimable, mais aussi brave comme un chevalier de la Table ronde… et celle qu’il aimera pourrait se retrouver veuve.

— Pourquoi dites-vous aimera ? Son cœur est libre ?

— Pour ce que j’en sais, oui ! En revanche son aîné ne cache pas suffisamment la véritable passion qu’il éprouve pour Anne-Geneviève !

— Pauvre jeune homme ! Il n’a pas fini de souffrir !

— Je crois qu’il le sait, mais, comme il n’y peut rien, il se contente de la voir lui sourire, de baiser sa main et de la respirer quand elle veut bien descendre de son empyrée pour danser avec lui. Peut-être en attendant mieux…

— Et cela signifie ?

— Qu’une fois mariée, une femme peut se permettre… certaines choses interdites à une fille !

— Voulez-vous bien vous taire !

— Pourquoi ? Je suis le page de Madame la Princesse, et un page doit toujours tout savoir, fit-il taquin. Il arrive même qu’il en sache plus ce que l’on attendait de lui !

— Par exemple ?

— Euh… qu’en réalité (et il baissa la voix jusqu’au chuchotement !) notre Monsieur le Prince serait le fils d’un certain Belcastel, ce qui a valu à la Princesse sa mère d’accoucher en prison…

— Oh ! souffla Isabelle scandalisée. Baissez le ton, vilain garnement !

— Mais, ma pauvre enfant, tout le monde le sait !

— Qu’est-ce que tout le monde sait ? lança derrière eux une voix moqueuse. Et voyons si nous sommes au courant !

— Votre Altesse n’étant pas tout le monde, riposta avec aplomb le jeune garçon devenu rouge brique, elle ne peut pas tout savoir ! Ce ne sont que ragots… fort indignes d’elle !