— Simplement parce que j'étais au palais ce soir- là. La Très Haute Dame Yolande, duchesse d'Anjou et mère du roi René, dont je suis dame d'atours m'avait chargée, puisque je me rendais en Bourgogne au chevet de ma mère mourante, de m'assurer que son fils était bien traité et ne souffrait de rien de plus que de la privation de liberté. Le ciel a voulu que je me trouve là... juste à temps pour constater que messire de Roussay montait bonne et sûre garde.

— Alors pourquoi ne m'en a-t-il rien dit ?

— Parce que je l'en avais prié. Nous sommes de vieux amis, vous le savez bien, monseigneur et... je ne voulais pas réveiller certains souvenirs dans la mémoire de Votre Altesse au simple bruit de mon nom... sans doute parce que j'ignorais comment ils seraient reçus. En se taisant, Jacques s'est comporté à la fois en bon serviteur de son duc... et en fidèle ami.

— Votre mère est morte ? Je l'ignorais...

— Elle repose désormais à Châteauvillain, chez dame Ermengarde qui l'avait accueillie en amie.

Le son de la dernière parole s'éteignit. Vint un silence troublé seulement par le crissement léger des poulaines de Philippe qui s'était mis à marcher lentement le long de la galerie, les mains nouées derrière son dos. Au bout d'un moment qui parut interminable à Catherine, il murmura :

— C'est encore un de vos talents cela : vous créer des amis à toute épreuve ! Comment faites-vous ?

— La recette est simple, monseigneur. Il suffit d'aimer...

— Le mot est trop grand.

— Pourquoi ? J'ai toujours pensé que l'amitié c'était l'amour privé de ses ailes, l'amour... quotidien, paisible, dévoué, et qui, débarrassé de la chair et de ses outrances, ne ment jamais, ne blesse jamais !

— Vous en parlez comme une prêtresse de son dieu ! fit-il avec un peu d'agacement. C'est un culte, ma parole, et j'imagine que c'est ce culte qui vous a jetée sur les chemins impossibles de l'hiver pour passer... une seule nuit chez une amie ? J'avoue que j'ai peine à y croire.

— C'est normal. J'ajoute qu'en venant chez Symonne je comptais joindre l'agréable à l'utile. Je souhaitais, en effet, m'assurer, avant de retourner vers les miens, et afin que je puisse considérer ma mission comme entièrement remplie, que le roi René recevait du grand-duc d'Occident l'accueil que l'on doit à un cousin et que plus aucun danger ne le menaçait.

Catherine avait débité son énorme mensonge avec un aplomb et un calme qui la surprit elle-même. C'était presque trop parfait et elle craignit un instant que cela ne ressemblât un peu à une leçon soigneusement apprise. Mais Philippe était trop occupé à se mettre en colère pour s'en apercevoir.

— L'accueil que l'on doit à un cousin ? Ma parole, cette péronnelle me prend pour un boutiquier ? Ah çà, madame de Montsalvy, imaginez-vous qu'un duc de Bourgogne puisse attendre de quiconque un conseil sur sa façon de recevoir ?...

— Ce n'est pas cela...

Non ? Alors quoi ? Vous vouliez voir si je n'avais pas fait venir votre précieux roitelet pour l'égorger au coin d'un bois ou bien lui offrir une coupe de mon merveilleux vin de Beaune déshonoré par un poison ?...

Et d'abord, pourquoi vous intéressez-vous à ce point à ce benêt ? Vous l'aimez peut- être ?

Le long visage vexé de Philippe avait quelque chose de comique et Catherine se permit un sourire :

— Je l'aime... bien ! C'est un ami !

— Encore !... En ce cas pourquoi n'êtes-vous pas venue avec lui ?

Dame Morel faisait partie de son escorte...

— Elle me l'avait offert mais j'étais malade alors, incapable de voyager. Je suis restée tranquillement chez elle jusqu'à mon rétablissement et...

— ... et à présent vous voilà ! Pour une seule nuit ? Et... où comptez-vous aller demain ?

— Mais... je l'ai déjà dit, monseigneur : je rentre chez moi près des miens...

— À Montsalvy ?

— À Montsalvy !

— Où, j'imagine votre époux vous attend avec impatience ?

Une aigreur jalouse perçait dans la voix du Duc. C'était un nouveau piège à éviter. Calmement, Catherine hocha la tête.

— Mon époux sert le Roi... et le Roi doit être encore dans les États du comte de Foix.

— Ce qui veut dire que messire Arnaud doit se trouver lui aussi quelque part dans le sud. Vous n'êtes donc pas si pressée de rentrer, madame, et puisque vous avez pris tant de risques, dépensé tant de temps et de fatigue pour le service de René d'Anjou, vous souffrirez bien d'en dépenser un peu pour celui d'un... ancien ami ? Ou bien n'y a-t-il point de place pour moi dans l'ordre de votre chevalerie personnelle ?

Catherine plongea dans une profonde révérence destinée surtout à dissimuler son embarras. Elle ne s'en tirerait pas aussi facilement qu'elle l'avait espéré.

— La première place... toujours... a appartenu à Votre Seigneurie !

— Eh bien prouvez-le-moi !

— De quelle manière ?

— En participant tout à l'heure au banquet des Rois. On va vous conduire à un appartement où vous pourrez faire toilette...

— Mais, monseigneur...

— Pas de mais ! Je ne l'accepterai pas. Ce soir vous serez mon hôte pour la dernière fois peut-être. Si vous tenez tant à passer une nuit chez dame Morel vous y passerez celle de demain. Mais cette nuit des Rois je la réclame pour... la Bourgogne. Ainsi vous pourrez retrouver d'un seul coup beaucoup d'anciens amis...

— Mais c'est impossible ! Comment faire accepter à la duchesse votre épouse la présence à sa table d'une...

— ... ancienne maîtresse ? Il faudrait pour cela qu'elle vous connaisse. En outre, il y a beau temps que ce genre de chose ne la trouble plus. Elle n'aime au monde que son fils et Dieu !

— Peut-être parce que vous ne lui permettez d'aimer que son fils et Dieu ?...

— Elle est bien trop grande dame pour la chaleur de l'amour. Son corps m'a donné un fils vigoureux mais ne semble pas disposé à m'en donner d'autres ! Au surplus, et si je vous ai bien comprise, n'êtes-vous pas, en quelque sorte, ambassadrice de la reine Yolande auprès de son fils ? Dès lors rien de plus naturel que votre présence. Vous avez pu voir d'ailleurs que le connétable de Richemont est aussi de mes hôtes. Vous êtes également amis je crois ?

— Très !... soupira Catherine en se demandant quel accueil allait lui réserver le Breton. Mais... j'aimerais autant ne pas le rencontrer ici !

Le sourire qui était revenu sur le visage de Philippe se fit sardonique.

Pourquoi donc ? Vous craignez qu'il ne rap porte au seigneur de Montsalvy votre présence à notre cour ? Quelle idée ! Un ambassadeur n'a pas de ces craintes. Et puis, Richemont n'est pas fort bavard ! Acceptez-vous ?

— C'est un ordre ?

— Mais non... une simple prière-

Mais une prière qu'il eût été vraisemblablement dangereux d'ignorer. Et puis, Catherine avait trop l'expérience des mauvais tours que Philippe, sous les dehors de la plus exquise courtoisie, s'entendait comme personne à machiner pour ne pas sentir où se trouvait son intérêt. Il fallait accepter... ou feindre d'accepter.

Elle le fit dans une révérence protocolaire se bornant à prier seulement qu'on lui permît de rejoindre ses bagages chez Symonne afin de s'y préparer pour le banquet. Mais le Duc refusa.

— Il ne saurait être question de demi-mesures, madame. Je désire que vous soyez pour cette nuit entière l'hôte de ce palais. Après tout, je ne vous demande rien... qu'un peu d'illusion : je veux m'imaginer un instant que, par la magie des Trois Rois, le temps est revenu. Je vais vous faire conduire à votre appartement...

Il frappa dans ses mains et presque aussitôt un homme portant les nouvelles couleurs du Duc, gris et noir, en épais satin brodé d'or apparut, s'inclina silencieusement.

— Conduisez la comtesse de Montsalvy à l'appartement que j'ai donné ordre de préparer. Quant à vous, madame, nous nous reverrons.

Dans un moment j'enverrai vous chercher celui qui sera, pour ce soir, votre chevalier servant, pour qu'il vous mène à table. Rassurez-vous, ajouta-t-il avec un sourire, ce sera encore un ami-Tout en suivant son guide, Catherine commença par le prier de prévenir son écuyer et son page mais il lui fut répondu que les deux jeunes gens avaient été conduits quelques minutes plus tôt chez dame Morel-Sauvegrain puisqu'ils n'avaient aucun service à assurer ce soir auprès de leur maîtresse... Décidément, Philippe ne laissait rien au hasard...

Lorsque après une infinité de couloirs, de galeries, de passages et d'escaliers son guide ouvrit une porte épaisse et basse puis s'effaça pour la laisser passer, Catherine, lorsqu'elle eut franchi le seuil qui lui parut celui d'une aurore, s'arrêta, médusée, doutant du témoignage de ses yeux... La chambre qu'elle découvrait, joyeusement éclairée par le grand feu flambant dans la cheminée de pierre blanche et par une forêt de bougies roses, c'était la sienne ! C'était exactement la chambre qui avait été décorée pour elle à Bruges, celle où elle avait connu tant de nuits d'amour avec Philippe, qu'elle avait quittée huit ans plus tôt pour s'en aller au chevet de son fils mourant et où, jamais, elle n'était revenue.

Comme dans un rêve, elle s'avança sur les épaisses fourrures blanches jetées sur le dallage, détaillant avec stupeur le merveilleux velours de Gênes rose des tentures, les meubles d'argent, les chandeliers massifs, les grands lis des vases, les miroirs et même, timbrant la hotte de la cheminée, les armes qu'au temps de son règne elle s'était choisies : la chimère bleue sur champ d'argent... Tout était exactement semblable au décor dont elle gardait encore le souvenir si vivant, tout jusqu'à la robe de satin blanc brodée de perles étalée sur la courtepointe rose et argent. Tout ce qu'elle avait laissé à Bruges... et qu'elle retrouvait à Lille...