— Oh, vous me chassez ? Moi qui espérais pouvoir bavarder aussi avec Mme de Sarrance !

— Y a-t-il quelque chose que j’ignore ? dit celle-ci avec un sourire amusé. Cela m’étonnerait puisque le Roi a eu la bonté de mettre un terme définitif à une célébrité dont je me serais passée... aisément !

— Il n’est pas question de vous directement mais de votre... beau-fils ! Je veux parler d’Antoine, se hâta-t-il d’ajouter devant la légère grimace de la jeune femme.

Cette fois, Marie d’Entragues se mit à rire :

— Vous devriez laisser de côté le lien parental ! Si vous croyez que c’est agréable de se retrouver douairière à dix-sept ans ! Mais passons ! Qu’a-t-il encore fait celui-là ?

— Des folies et je crains, justement, que le douaire de donna Lorenza ne soit fort aventuré. Le... marquis s’occupe à refaire entièrement l’hôtel de Sarrance dont il a brûlé tous les meubles pour en racheter d’autres afin qu’aucune trace ne subsiste de la tragédie, et il ne regarde pas à la dépense. En outre, depuis qu’il n’est plus aux chevau-légers il fait sa compagnie habituelle des membres les plus turbulents des fêtards parisiens et des filles avec lesquelles ils frayent. Il joue gros jeu, il boit... Il fréquenterait même le Concini.

— Voulez-vous me dire ce que j’y peux ?

— Au moins demander au Roi d’y mettre le holà ? Il va vous réduire à la misère ?

— Il me restera toujours mon palais à Florence et ma villa...

— Il est tout à fait capable de vous en délester. Je vous répète qu’il va jusqu’à hanter cet ancien croupier que le Roi abomine sans parvenir toutefois à s’en débarrasser ! La Reine s’y refuse formellement...

— ... et comme, si je vous ai bien compris, notre Sire n’a plus en tête que la petite Montmorency, il tente de maintenir un semblant d’entente dans son ménage ! Soupira Mme d’Entragues. Or la grosse banquière n’est pas prête à lâcher prise : les prédictions qui n’accordent au Roi que peu de temps à vivre courent les rues. Et, évidemment, elle persiste à vouloir être couronnée ?

— C’est son discours préféré, Madame ! fit Joinville en hochant la tête avec tristesse... (Il se resservit du rossolis avant de demander à Lorenza :) Veuillez me pardonner mais... pourquoi n’épousez-vous pas Thomas de Courcy ? Vos intérêts...

— Un mot que je ne veux pas entendre ! En dehors du fait que j’ai eu mon compte de mariage, jamais je ne me lierai par intérêt ! Surtout pas avec un homme de cette qualité ! Il mérite beaucoup mieux !...

Emportée par son indignation et soudain nerveuse, elle allait et venait à travers le salon, les bras croisés sur sa poitrine, et ne vit pas s’ouvrir la porte, pas plus qu’elle n’entendit l’annonce du valet. En revanche, la voix de celle qui venait d’entrer l’arrêta net :

— Si vous lui laissiez le soin d’en juger ?

Lorenza vit alors devant elle une dame déjà âgée, toute ronde mais distinguée comme une reine. Elle avait dû être d’une surprenante beauté car, en dépit de son menton empâté, elle avait un profil d’une grande délicatesse et les pattes d’oie qui griffaient ses yeux – d’une rare nuance violette – ne parvenaient pas à la vieillir. Sa peau avait la teinte de l’ivoire mais un sang resté vif la teintait aux pommettes d’un rose de bonne santé.

— Madame..., fit la jeune femme désorientée en reculant pour la saluer.

— Je suis sa tante, précisa la dame. C’est dire que je connais à fond mon sujet !

— Madame la comtesse de Royancourt ! s’exclama Marie d’Entragues dans l’échange des révérences. Elle est un peu notre voisine. Mais quel plaisir inattendu !

— Je vous prie d’excuser ce qui ressemble à une intrusion étant donné que je ne me suis pas fait annoncer mais il fallait que je vienne. Je ne dirai pas que je regrette l’absence de Mme de Verneuil parce qu’en fait c’est vous que je souhaitais rencontrer... ainsi que cette belle jeune fille !

— C’est un réel plaisir pour moi, renouvela Marie d’Entragues. Sachez donc, Lorenza, que Mme de Royancourt, sœur du baron de Courcy, nous est un peu voisine depuis qu’après son veuvage, elle a rejoint le château familial qui est à deux petites lieues d’ici. Une magnifique demeure en vérité !

— Oui, ce n’est pas mal, admit l’arrivante en s’installant dans le fauteuil que Joinville lui avançait avec un large sourire.

Il devait la connaître car ils s’étaient salués en gens qui ne se rencontrent pas pour la première fois. D’ailleurs, en lui offrant aussitôt un verre de rossolis, ce qui lui permit de se servir une fois de plus, il s’enquit :

— Comment se porte le cher baron ? Toujours occupé de ses plantes ?

— Pour le moment, il est beaucoup trop tracassé par la goutte qui martyrise ses orteils ! Il jure et sacre à longueur de journée ! Sinon, il serait sans doute venu avec moi étant immensément curieux de rencontrer celle que son héritier désire tant lui offrir comme fille alors que, jusqu’à présent, Thomas semblait décidé à rester vieux garçon ! J’avoue, ajouta-t-elle en souriant à Lorenza, que je viens de comprendre ce qui l’a fait changer d’avis. Vous êtes extrêmement belle, ma chère ! Quel homme ne souhaiterait...

— Ne vous y trompez pas, Madame ! En proposant de m’épouser, votre neveu a seulement suivi l’élan de son cœur généreux ! Songez à ce que je viens de vivre, à toutes les injures dont on m’a couverte ! En dépit de la volonté du Roi qui m’a innocentée de si éclatante façon – ce dont je ne le remercierai jamais assez ! – on a voulu faire de moi une criminelle et sans le baron Thomas – qui m’avait déjà sauvé la vie la nuit de mes lamentables noces ! -j’aurais péri sur un échafaud comme... comme...

— Allons, calmez-vous, mon enfant ! Le crime fait la honte et non pas l’échafaud ! Et criminelle vous n’êtes point et n’avez jamais été ! Et si vous vous imaginez qu’en vous offrant son nom, Thomas se soumet à une chevalerie qui n’est plus de mode, vous vous trompez ! Il vous aime, un point c’est tout ! C’est aussi bête que cela ! Et pour en venir à vos propos lorsque je suis entrée il n’a aucun doute sur votre qualité ! Un prince pourrait vous épouser sans déchoir !...

— C’est pourtant vrai ! s’exclama Joinville avec la conviction d’un croyant qui découvre une vérité essentielle. Moi, par exemple, je me sens tout disposé à faire de vous la mère de mes enfants à venir ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Mon cher ami, soupira Mme de Royancourt, vous êtes certainement l’un des hommes les plus charmants que je connaisse mais aussi le plus étourdi. Ce n’est pas parce que vous collectionnez les maîtresses que vous connaissez quelque chose à l’amour ! Même si vous pouvez être le meilleur des amis, modula-t-elle pour atténuer ce que ses paroles pouvaient avoir d’abrupt. Bien sûr, vous épouseriez volontiers Mme de... donna Lorenza, mais comme vous aimeriez vous parer d’un joyau ! C’est votre vanité qui serait satisfaite, pas votre cœur ! Et... en parlant de cœur – pardonnez-moi, Madame, ce manquement à la plus élémentaire politesse ! –, j’aimerais pouvoir m’entretenir un moment, seule à seule...

— Avec Lorenza ? s’écria Marie d’Entragues en se levant. Mais c’est trop naturel, voyons. J’aurais dû vous y inviter moi-même ! Allons, suivez-moi, Joinville ! Je vais vous montrer les nouveaux embellissements que ma fille a commandés...

Quand ils se furent éloignés en bavardant à bâtons rompus, le silence régna quelques instants dans le salon. Mme de Royancourt observait Lorenza et celle-ci, consciente de ce regard fixé sur elle, se sentait mal à l’aise. Enfin, elle se décida :

— C’est lui... euh... votre neveu qui vous envoie ?

— Thomas ? Dieu non ! Il ne sait même pas que je suis venue ici. Il doit être à Fontainebleau. En résumé, je me suis déléguée toute seule ! A mon tour, à présent, de poser une question en dehors des réticences – d’une délicatesse remarquable, j’en conviens – dont vous venez de faire preuve. Pourquoi n’avez-vous pas encore répondu à la demande de Thomas ? Il vous déplaît ? Si c’est le cas, il faut me le dire sans barguigner : j’abandonne la place et je retourne dans mes foyers !

— Me déplaire ? Oh non, Madame ! Je ne vois pas comment ce serait possible !

Sur le miroir de sa mémoire, elle le revit soudain tel qu’il lui était apparu au soir de son arrivée à Fontainebleau quand elle les avait observés du haut de l’escalier mais sans être vue, tandis qu’accompagné d’Antoine de Sarrance il s’entretenait avec Giovanetti. Le lion et le loup ! Elle aurait pu décrire aussi bien de jour que de nuit la crinière d’un blond tirant sur le roux du premier contrastant avec les cheveux noirs du second, le visage plus large – plus gai – et l’autre plus aigu et plus sombre. Les silhouettes, elles, ne différaient guère : même taille élevée – un peu plus peut-être chez Thomas ! –, même corps puissant mais sans lourdeur... Quoi encore ?... Les yeux ! D’un vert métallique chez Sarrance, ils étaient, chez Courcy, d’un bleu outremer dont, à première vue, on ne remarquait pas la profondeur à cause des paillettes de gaieté qui y dansaient le plus souvent. Elle-même ne l’avait remarqué que depuis peu... Non, en vérité, il n’y avait rien chez Thomas qui pût lui déplaire et n’eût-elle pas rencontré Sarrance, elle l’eût peut être aimé... Mais il y avait eu ce regard échangé dans le Salon ovale de Fontainebleau qui l’avait marquée pour son plus grand malheur ! Même maintenant, après tout le mal qu’il lui avait fait et qu’il continuait de lui faire, elle n’arrivait pas à démêler ce qui subsistait d’un amour qui l’avait prise au vol et sans même qu’elle en eût réellement conscience...

— Alors ? reprit la comtesse qui s’efforçait de deviner ce qui se passait dans cette jeune tête. Ne me répétez pas vos scrupules d’un autre âge qui prouvent seulement votre qualité d’âme. Thomas ne s’attend pas à ce que vous preniez feu pour lui. Ce qu’il souhaite, c’est seulement le droit de vous protéger, de vous rendre ce que l’on vous a arraché sans pitié ni scrupules, de procurer un havre de paix à un petit navire courageux démâté par un ouragan. En échange, il ne demande rien... que votre confiance !