Ainsi accommodé, il put contempler à loisir les gracieuses évolutions de l’adorable Charlotte dont les charmes étaient à peine voilés par une tunique transparente. Il était même tellement transporté de joie que, dès le lendemain, il fit chercher le poète Malherbe pour qu’il lui concocte quelques vers célébrant les attraits infinis de sa bien-aimée...

Pendant ce temps, à Verneuil où elle s’était retirée afin d’y attendre l’une des longues visites que son amant définitivement reconquis – du moins le croyait-elle ! – ne manquerait pas lui rendre, la marquise ignorait tout, occupée qu’elle était aux embellissements de son château, commencé au siècle précédent par Androuet du Cerceau pour Jacques de Boulainvilliers, et achevé par le duc de Nemours[20]. Elle avait l’intention d’en faire une demeure vraiment royale et plus accueillante encore pour abriter le renouveau de leurs amours. Le printemps ne venait-il pas d’arriver ?

Quand elle se laissait aller à sa gaieté naturelle -et c’était le cas ! –, Henriette pouvait être la plus charmante des hôtesses. Lorenza vécut alors, entre sa mère et elle, des jours pleins d’agréments au fil desquels s’apaisa son esprit, toujours empêtré dans les cauchemars nés de la prison et de la perspective de l’échafaud. En outre, elle se retrouvait lavée de tout soupçon : le Roi lui-même, en présence de la Reine, des ministres, de Jean d’Aumont et de toute la Cour, avait proclamé son innocence et donné lecture de la lettre d’excuses qu’il lui adressait chez l’amie compatissante qui l’avait secourue, soignée et qui, à présent, lui offrait l’asile de son château de Verneuil afin qu’elle y trouve le repos, la paix et si possible l’oubli...

Ainsi réhabilitée, elle pouvait redevenir elle-même dans les toilettes qui lui avaient enfin été rendues grâce à la diligence pleine de compassion de Mme de Guercheville... sur « ordre » de la Reine ! Officiellement du moins ! La cassette de bijoux manquait à l’appel mais, pour le moment, la rescapée ne s’en souciait pas. L’important était d’essayer d’effacer les heures noires qu’il lui avait fallu traverser et redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une jeune fille de dix-sept ans qui pouvait goûter les joies simples de la vie, le ciel bleu, la terre en train de renaître, les pousses aux branches des arbres, le chant d’une alouette au matin, celui des jardiniers au travail dans les beaux parcs et le retour des hirondelles.

L’avenir, elle se refusait à y penser. Il lui suffisait de se sentir sereine. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle parviendrait peut-être à effacer la brûlure infligée par le mépris et la haine d’Antoine de Sarrance, son beau-fils puisqu’elle était devenue marquise « douairière » de Sarrance ! Un titre grotesque sur lequel elle préférait ne pas s’attarder...

La quasi-béatitude dans laquelle on baignait à Verneuil ne résista pas, hélas, à l’innocente visite de Claude de Joinville venu bavarder, comme il aimait le faire avec celles qu’il appelait ses « belles dames ». Il était porteur en effet de la plus inattendue, la plus effarante des nouvelles. Si peu futé qu’il soit, il ne pouvait douter que non seulement elle ne plairait pas à la maîtresse de ces lieux mais encore qu’elle soulèverait une tempête. Il estimait cependant de son devoir de mettre une si délicieuse amie au fait des derniers événements du Louvre... ainsi que de son indignation, en bon

Lorrain, du camouflet infligé par le Roi au cher Bassompierre en rompant ses fiançailles avec Mlle de Montmorency.

— Ils allaient former un si beau couple ! Soupira-t-il avec âme. Et tout ce gâchis pour la donner à l’affreux petit Condé qui n’a ni sou ni maille, dont la naissance est incertaine, qui est méchant comme teigne et qui, de surcroît, n’approche jamais une femme ! Cela pourquoi ? Parce que notre Sire est tombé sous le charme de la fiancée ! N’est-ce pas insensé ?

— Incroyable en vérité ! répliqua Henriette d’un ton pincé qui aurait dû mettre Joinville en garde. Mais pris par son sujet, le bon Claude ne fit grâce d’aucun détail à une dame dont la colère gonflait à vue d’œil. Inquiète, Mme d’Entragues observait le phénomène en cherchant désespérément un moyen de le pallier quand, soudain, tout se calma. L’orateur développait sa péroraison :

— Dans ces conditions, on peut s’attendre que le mariage étant annulé par l’Église faute de consommation, le Roi se fasse démarier lui-même pour faire une reine de son enchanteresse !

— Une de plus ! Persifla Henriette d’une voix anormalement soyeuse. Ne conviendrait-il pas de compter avec celle qui occupe la place depuis bientôt dix ans et qui attend un sixième enfant ?

— Il est certain qu’elle émettra au moins une protestation. D’autant que tout ne va pas au mieux dans le couple...

— Cela ne va jamais au mieux ! Et dans les circonstances actuelles...

— Vous n’y êtes pas ! La croyant en position de moindre résistance à cause de sa future maternité, il lui a proposé une sorte de traité.

— Un... traité ?

— Absolument ! Il s’engageait à n’avoir dorénavant plus de maîtresse à condition qu’elle renvoie les Concini en Italie et qu’elle renonce à faire venir de Sienne cette nonne Pasithée qui ne cesse de prophétiser sa mort prochaine à lui !

— Et alors ?

— La Reine a fait une vague concession pour Pasithée mais a refusé tout net de se séparer du couple !

— Ce n’est pas la première fois ! Mais pourquoi a-t-il repris feu contre eux ?

— Ils ne cesseraient de lui rendre les plus mauvais offices. Ainsi, il est persuadé que c’est la Galigaï qui a fait disparaître donna Honoria Davanzati et qui la tient soigneusement cachée quelque part à couvert, ajouta-t-il en se tournant vers Lorenza.

— Pourquoi aurait-elle fait cela ? murmura celle-ci désagréablement ramenée à ce qu’elle s’efforçait d’oublier.

— Je ne saurais vous le dire mais il est certain que ces gens-là ne font jamais rien sans une excellente raison et toujours en leur faveur ! Eh bien, chère marquise, que faites-vous donc ? S’étonna-t-il en voyant Henriette se lever. Vous me chassez ?

— Pas du tout ! Restez ici tant que vous voudrez à tenir compagnie à ces dames. Moi, je rentre à Paris ! Mère, voulez-vous, s’il vous plaît, prévenir d’Escoman que je l’emmène ? Je vais avoir besoin d’elle.

— Vous n’allez pas imposer une scène au Roi au moins ?

— Moi ? Me connaissez-vous si mal ? Je laisse ce plaisir à la grosse banquière. Je ne le verrai même pas. Vous savez que je ne suis pas la bienvenue au Louvre... Ah ! Pendant que j’y pense, vous devriez rappeler à ce cher Bassompierre qu’il a fabriqué un petit garçon à ma jeune sœur Marie et promis formellement de l’épouser. Alors, que ses touchantes fiançailles soient cassées sans compter sur moi pour pleurer dessus ! Il aura d’ailleurs à en répondre devant la justice et n’a reçu, après tout, que ce qu’il mérite.

Un moment plus tard, elle partait en compagnie de celle de ses suivantes qu’elle avait réclamée. Étant donné que, lors de son premier séjour à l’hôtel d’Entragues, elle avait été tenue quasiment au secret, Lorenza ne l’avait découverte – comme le reste du personnel ! – que récemment et n’avait pu s’empêcher de la remarquer. Jacqueline d’Escoman eût été, en effet, une assez jolie fille si elle n’avait été affligée d’une bosse dans le dos et d’une légère boiterie, que compensaient un peu des yeux bruns, vifs et intelligents, et un sourire timide qui n’était pas sans charme.

Jusqu’à ce qu’elle entre au service de Mme de Verneuil, la vie ne l’avait pas plus gâtée que la nature. Fille d’un greffier, elle avait épousé le sieur d’Escoman, soldat aux gardes qui, non content de la battre et de la prostituer, l’avait abandonnée sans un sou vaillant avec un enfant qu’elle avait été obligée de mettre en nourrice. Pour survivre, il lui fallait se placer chez une dame d’importance. Intelligente, née pour guider et soutenir les intrigues amoureuses, elle savait voir, entendre sans rien répéter...

La reine Margot, la première à qui elle s’était proposée, ne l’avait pas retenue. Ses amours – et Dieu sait qu’en dépit de son âge elle ne s’en privait pas -ne débordaient plus les murs de son petit palais parisien ou de son château d’Ivry où elle entretenait quelques jolis jouvenceaux blonds dont elle faisait couper les cheveux pour s’en faire des perruques. Jacqueline trouva donc à se caser chez la sœur cadette de Mme de Verneuil, cette Marie-Charlotte d’Entragues, charmante au demeurant, qui s’était fait piéger par Bassompierre. Elle y remplissait les fonctions de « dariolette », à la fois messagère discrète, arrangeuse de rendez-vous et même confidente, à l’entière satisfaction de la jeune femme. Henriette la lui avait empruntée mais ne la lui avait pas rendue. C’était une femme précieuse pour qui avait, comme elle, le goût de l’intrigue. D’autant qu’elle ne manquait pas d’esprit, pouvait être amusante et Lorenza avait déjà éprouvé du plaisir à bavarder avec elle.

— Je n’aime pas beaucoup ce départ précipité ! commenta Mme d’Entragues en regardant s’éloigner la voiture du haut d’un balcon. Quelle idée aussi de venir lui raconter tout à trac la nouvelle folie du Roi ? reprocha-t-elle à Joinville qui n’avait pas bougé et buvait à petites gorgées le rossolis qu’on lui avait servi.

— Il n’y avait pas cinquante moyens de le lui apprendre et il était nécessaire qu’elle le sache. Depuis combien de temps le Roi ne l’a-t-il pas vue ?

— Vous le savez aussi bien que moi ! Depuis que nous avons ramené Mme de Sarrance à Verneuil.

— Donc j’ai eu raison. Elle n’aurait sans doute pas tardé à revenir à Paris pour savoir ce qui le retenait loin d’elle. Au moins c’est un ami qui l’a renseignée... et non quelque langue venimeuse !

— La nouvelle n’en a pas été plus agréable pour autant ! Dieu sait ce qu’elle est capable d’inventer ! Vous auriez dû l’accompagner.