Un devin passant à l’hôtel d’Entragues à ce moment aurait fort surpris Henri en lui prédisant que, le lendemain, à la même heure, il serait complètement guéri – et cela de manière irrévocable ! – de la passion chamelle qui l’enchaînait depuis tant d’années et qui, même après les pires tempêtes, le ramenait toujours dans les bras de Mme de Verneuil.

Et pourtant...

Chapitre XII

Des conséquences d’un coup de foudre

Henri IV était de mauvaise humeur.

D’abord parce qu’il n’avait pour ainsi dire pas dormi. Ou si peu !

Rentré tard, avec le plus de discrétion possible en caressant l’espoir que Marie serait endormie, il avait eu la surprise de la trouver assise sur son lit entre un plateau de fruits confits et Leonora Galigaï à visage découvert cette fois, qui lui parlait de façon intime en agitant des papiers qui semblaient lui tenir fort à cœur. L’irruption du Roi la fit disparaître comme par enchantement, voile réajusté et papiers escamotés. Henri, qui avait sommeil, se garda bien de poser la moindre question et se coucha avec un soupir de soulagement après avoir repoussé le plateau au pied du lit. Fâcheuse idée ! Sa royale épouse ouvrit la bouche mais non pour croquer la prune qu’elle tenait du bout des doigts, hélas ! C’était parti pour la scène de ménage que l’on tenait au chaud depuis la séance chez Sully. Tout y passa à commencer par la « parodie de justice » donnée à l’Arsenal jusqu’à la présence de la marquise « poutane » à cette réunion... et ce qui s’ensuivait touchant ses relations avec Henri, et sans omettre la « criminelle » mansuétude envers une meurtrière avérée qui ne tarderait sans doute pas – si ce n’est déjà fait ! – à le recevoir dans son lit...

Après avoir vainement tenté de changer en duo conciliateur ce solo vengeur, Henri se leva, enfila sa robe de chambre, ses pantoufles, prit son oreiller sous le bras et s’en alla finir chez lui – où les feux étaient éteints ! – le peu qu’il restait de la nuit...

Son travail de la matinée s’en ressentit. En outre, le temps était froid, gris et il neigeait. Enfin, alors qu’il examinait le dernier rapport de son ambassadeur en Espagne, des flots de musique envahirent le palais et changèrent son humeur noire en humeur massacrante : le ballet ! Le foutu ballet les Nymphes de Diane que la Reine avait mis en répétitions pour le mardi gras où il serait interprété dans la Chambre Haute de l’Arsenal. Il ne manquait plus que ça !

Marie raffolait de ces ballets pour lesquels le premier rôle lui était toujours réservé- la « grosse banquière » en Diane, il fallait imaginer ! –, les autres étant tenus généralement par les plus jolies filles de la Cour.

La musique sautillante envahissant son cabinet et ses oreilles, Henri décida d’abandonner la place et d’aller demander à dîner à Sully. Accompagné par son capitaine des gardes, M. de Montespan, et par son ami Bellegarde, son Grand Ecuyer récupéré au passage, le Roi, les mains nouées dans le dos, la tête dans les épaules et sans rien regarder, fonçait à travers la grande galerie où évoluaient ces demoiselles pour gagner le vestibule quand Bellegarde s’exclama :

— Voyez donc, Sire ! Mademoiselle de Montmorency est admirable !

Il leva alors les yeux... et le monde entier bascula. A cet instant, les Nymphes, fort légèrement drapées de quelques voiles transparents, brandissaient des javelots qu’elles faisaient mine de lancer. Juste en face de lui, Henri crut voir un ange blond dont les yeux d’azur, les lèvres tendres souriaient en dirigeant l’arme vers son cœur... Ce qu’il ressentit fut si violent qu’il vacilla sur ses jambes et fût peut-être tombé si Bellegarde ne l’avait soutenu.

— Vous êtes souffrant, Sire ?

— Non... Émerveillé... Ébloui ! Son regard m’a brûlé !... Ramène-moi dans mon cabinet !

Plus tard, revenu à une claire conscience, il essaya d’analyser ce qui venait de lui arriver. Jamais il n’avait ressenti pareil choc. Si le javelot de l’adorable fille ne l’avait pas atteint, il n’en avait pas moins été foudroyé, ensorcelé et, à présent, il se retrouvait à cinquante-cinq ans amoureux éperdu d’une exquise enfant de quatorze ans. De quoi faire rire en vérité ! Aussi voulut-il donner une couleur plus respectable à une attirance qui l’était beaucoup moins : Charlotte était la fille du Connétable de Montmorency, un de ses plus vieux amis ; il l’avait connue nourrissonne (même s’il ne l’avait jamais vue) et cet amour si soudain ne pouvait être que paternel !...

Comme pour le conforter dans cette illusion en lui rappelant les dures réalités de l’âge, il était pris, le soir même, d’une crise de goutte qui l’envoya dans son lit pour quinze jours. Laissant Sully et Villeroy se débrouiller avec les affaires de l’Etat, il y employa son temps à rêver un peu et à se faire lire, par Bassompierre et Grammont, le nouveau et retentissant succès littéraire du moment : L’Astrée d’Honoré d’Urfé. On y traitait d’amours platoniques, de bergeries amoureuses et délicates. L’œil humide, Henri habilla une passion qu’il ne mesurait pas encore à ces aimables images, en tentant de se persuader qu’il vouait à Charlotte une tendresse toute paternelle... Qu’il lui confia quand, avec sa tante, la duchesse d’Angoulême, elle vint lui faire une visite sur son lit de douleurs...

Malheureusement, en dépit de son jeune âge, Charlotte était déjà fiancée. Et à qui ? Au jeune et séduisant Bassompierre qu’Henri aimait beaucoup. Cette idée le tourmenta si bien que, peu de temps après, remis sur pied, il lui demanda si elle était heureuse d’épouser le jeune homme. Sinon, il s’arrangerait pour mettre fin à ce projet.

Or, Charlotte, non seulement ne songeait pas à tourner en ridicule l’amour de ce barbon, mais en était, au contraire, extrêmement fière et toute prête à y répondre. Aussi quand le Roi lui posa la question, elle rougit et répondit d’une voix un peu triste :

— Si c’est la volonté de mon père, Sire, je m’estimerai fort heureuse avec lui...

Mais le ton était celui de la résignation et elle avait ponctué sa phrase d’un soupir qu’elle accompagna d’un regard désolé de ses beaux yeux. Henri flamba comme un brandon. Après une nuit de cauchemars où il se débattit en vain contre sa passion et sa jalousie, il fit appeler l’heureux « promis » de cette merveille et lui tint à peu près ce discours :

— Vous savez l’affection que je vous porte ainsi qu’à votre famille. Il m’est donc apparu que je ne saurais trop faire pour ajouter à votre illustration... Aussi m’est-il venu l’idée de vous marier à Mlle d’Aumale, ce qui me permettra de rétablir le duché d’Aumale en votre faveur. Vous serez duc, mon cher !

— Sire ! fit Bassompierre éberlué, voilà que vous me voulez bailler deux femmes ?

Henri prit alors une profonde respiration et se lança :

— Écoute, je veux te parler en ami. Je suis devenu non seulement amoureux mais furieux et outré de Mlle de Montmorency. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimait tu me haïrais[18]...

Et d’ajouter qu’il avait dans l’idée de la marier à son neveu, le prince de Condé, et de la garder auprès de la Reine afin qu’elle soit la « consolation » de ses vieux jours. Moyennant quoi, le jeune Condé, fort impécunieux, recevrait cent mille francs par an pour s’adonner autant qu’il voudrait aux plaisirs de la chasse qu’il préférait de beaucoup au commerce des dames.

Ce n’était pas si mal imaginé, bien que l’astuce fût un peu grosse. Le jeune Condé – Monsieur le Prince pour la Cour où il était seul à porter le titre – préférait ouvertement les garçons aux filles. Avec lui Henri était à peu près sûr que la nuit de noces serait purement théorique et que rien ne s’opposerait à ce qu’il cueille lui-même la fleur si fraîche qui le tentait...

Mais on n’en était pas là. Bon garçon encore qu’un peu surpris, Bassompierre répondit à son maître qu’il avait toujours cherché une occasion de se dévouer à son service et n’en pouvait trouver une plus haute que de renoncer à ce beau mariage et à la jeune fille qui lui plaisait tant. Après quoi, Henri l’embrassa en pleurant. Il ne restait plus qu’à mettre son projet à exécution.

On ne perdit pas de temps : le soir même, alors que le Roi jouait aux dés avec Bellegarde assis à son chevet, il vit entrer la duchesse d’Angoulême[19] accompagnant sa nièce, les fit approcher et, sans plus attendre mais à voix basse, leur apprit ce qu’il venait de décider. Charlotte, toute rougissante mais souriante, se déclara prête à obéir aux ordres du Roi et la duchesse ne put moins faire que lui emboîter le pas. Du coup, Henri aux anges se sentit pousser des ailes mais ce fut alors Bassompierre qui mesura son malheur : en le croisant dans la chambre du Roi, Charlotte avait haussé les épaules avec une moue de dédain... Sans oublier la mercuriale sévère dont le régala le duc d’Epernon sur la coupable faiblesse dont il venait de faire preuve. En vieillissant, l’ancien mignon d’Henri III se voulait le parangon de toutes les vertus tout en s’efforçant de devenir l’homme le plus puissant et le plus riche de France. Acquis secrètement à la cause espagnole, il détestait le Roi mais avait l’oreille de sa femme, ce qui faisait de lui un personnage inquiétant avec lequel il fallait compter. Ainsi honni quasi publiquement, le pauvre Bassompierre rentra chez lui tellement désolé que, de deux jours, il ne put ni manger, ni boire, ni dormir...

Le Roi, lui, ressuscitait à vue d’œil... Il allait terminer en apothéose une carrière amoureuse des mieux remplies. Aussi, quand vint la représentation des Nymphes de Diane dans la Chambre Haute de l’Arsenal, rayonnait-il positivement, tout en velours de soie, tiré à quatre épingles, baigné, frisé et répandant autour de lui, au lieu de son odeur intime agrémentée d’ail, des fragrances d’ambre et de musc. Le parfum même de Bassompierre dont c’était l’une des meilleures armes auprès des femmes...