L’entrée du couple royal détourna son attention. Tout le monde s’inclina.

— Serviteur, Messieurs ! lança Henri avec sa jovialité habituelle. Mesdames, je vous baise les mains ! Mon cher Sully, merci de nous accueillir pour tenter d’en finir avec des événements d’autant plus tristes qu’ils n’auraient dû engendrer que du bonheur !

— Drôle de bonheur ! rétorqua Mme de Verneuil, acerbe. Une pucelle de dix-sept ans unie à un barbare qui aurait pu être son aïeul !

Occupée à loger dans un fauteuil son imposant volume de velours châtaigne abondamment brodé d’or, de perles et fourré de martre, la Reine lui jeta un regard venimeux :

— Que fait-elle ici, celle-là ?

Henri sourit à sa maîtresse et tapota gentiment la main dodue de sa femme :

— Allons, ma mie, essayez de vous montrer un peu accommodante ! Madame d’Entragues et sa fille ont bien voulu venir jusqu’ici pour apporter leur témoignage dans le drame qui nous occupe...

Avec plus d’énergie que de distinction, Marie renifla :

— Elles jouent un rôle dans cette infamie ? Rien d’étonnant !

— Un rôle important ! Assena-t-il avec sévérité. Et tout à leur honneur puisqu’il s’agit de charité !

— Charitable, la Verneuil ? Voilà qui est nouveau et je voudrais bien savoir...

— Madame ! Coupa Sully en s’efforçant d’introduire une dose d’apaisement dans le ton de sa voix. Nous avons à débattre d’une affaire trop grave et trop douloureuse pour que Votre Majesté nous refuse son attention. Nous avons tous eu connaissance du procès qui s’est déroulé la semaine passée sous la présidence de M. le prévôt de Paris, procès qui s’est conclu par une condamnation à la décollation. Grâce à Dieu, elle n’a pas été suivie d’exécution, un témoin capital s’est présenté à l’ultime minute...

— On peut se demander pourquoi il a attendu si longtemps ? Croassa la Reine, maussade. Où était-il passé, cet envoyé du ciel ?

— Je pense qu’il va nous le faire savoir. Monsieur de Courcy ?

Thomas se leva et salua :

— Un accident stupide et dont je ne suis pas fier : envoyé à Londres par Sa Majesté le Roi pour en ramener au plus vite le fils du marquis de Sarrance, j’ai été désarçonné par mon cheval entré au galop en collision avec un tombereau chargé de pierres. Sur le coup, ma monture a été tuée net. Quant à moi, blessé à la tête, je suis resté sans connaissance pendant plusieurs jours...

— Où est-ce arrivé ? demanda le ministre.

— Près de Beauvais, Monsieur le duc !

— Je suppose que vous avez été soigné en quelque lieu ? Où était-ce ?

L’air soudain gêné de Thomas n’échappa à personne :

— Un... manoir aux environs de la ville...

— Et il s’appelle comment, ce manoir ? Intervint le Roi. Il a bien un nom je présume ?

— Oui, Sire, mais je demande humblement au Roi de ne pas me le demander... et de me croire sur parole.

— Mais pourquoi, Jarnidieu !

— Sire ! Piailla Marie, indignée, vous manquez à votre vœu ! N’avez-vous pas promis solennellement à votre confesseur, le père Coton, de ne plus jurer le nom du Seigneur !...

— Vous croyez que le moment est opportun pour me le rappeler ? Gronda Henri. Jarnicoton alors ! Et toi, jeune Courcy, explique-nous pourquoi tu te refuses à dire où tu as été soigné ?

— Par délicatesse, Sire ! En... en fait, quand j’ai été remis sur pied, je me suis sauvé ! avoua le malheureux devenu écarlate en piquant du nez. Que l’on veuille me comprendre ! Il s’agit... d’une dame.

L’éclat de rire d’Henri dont les yeux se mirent à pétiller détendit l’atmosphère :

— Si tu es devenu son amant il ne faut pas en faire un drame ! Elle t’avait si heureusement... soigné que tu as tout oublié ?

— Ce n’est pas cela ! Elle m’a soigné, oui, et admirablement même... mais après elle n’a plus voulu me laisser partir. Elle... elle voulait que je l’épouse et j’ai été enfermé jusqu’à ce que je trouve le moyen de m’échapper. J’ai alors volé un cheval.

Cette fois, Henri n’était plus seul à rire. Mais Marie, elle, s’indigna :

— Curieuse façon de prouver votre reconnaissance ! Elle était si laide cette malheureuse ?

— Pas... pas vraiment ! Elle avait seulement le double de mon âge. Au moins !

— Restons-en là ! Coupa Sully. Et revenons au rôle que vous avez tenu la nuit du meurtre de M. de Sarrance !

Thomas reprit son calme et sa couleur normale pour faire le récit de la tentative de suicide de Lorenza et ce qui s’était ensuivi, sa rencontre avec Mme de Verneuil, la décision de celle-ci de la confier à sa mère, sans pareille pour remédier aux maux les plus délicats...

Naturellement, la Reine, désagréable, trouva une objection :

— Pourquoi pas au Louvre ? Elle y eût reçu chez moi les soins de mon médecin, sans compter la signora Concini qui...

Pour le coup, elle avait réussi à mettre son époux en colère :

— Vous l’auriez secourue ? Vous si bigote et après une tentative de suicide ? Laissez-moi me gausser ! Vous auriez benoîtement attendu que la mort fasse son œuvre ! Sa bonne tante aurait été si enchantée de s’en occuper ! Au fait, où est-elle celle-là ? J’avais ordonné son arrestation, il me semble ?

— Ce n’était pas possible, Sire mon époux ! Elle avait perdu connaissance et je l’ai confiée...

— Elle doit être réveillée ! Qu’on l’amène ici !

— C’est que...

Pour la première fois depuis son entrée, la Médicis parut mal à l’aise.

— Eh bien ?

Elle toussota, se tortilla sur son siège, fouilla fébrilement dans sa manche à la recherche d’un mouchoir, s’essuya les narines délicatement puis, finalement, lâcha :

— Ce matin, ma Galigaï a trouvé sa chambre vide. Elle a parcouru tous les appartements sans que quiconque l’ait vue. Il semble qu’elle ait... disparu !

— Elle aussi ? Ventre-saint-gris ! Cela devient une habitude ! Il faut la retrouver et le plus tôt sera le mieux !

Le procureur Génin, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :

— Ce n’est pas d’une grande importance, Sire ! Nous avons sa déposition écrite.

— Elle est fausse, soupira Lorenza. Elle n’est jamais venue à l’hôtel de Sarrance ! Je ne l’ai pas remarquée parmi les autres dames...

— Si elle se cachait, rien d’étonnant ! De toute façon, Vos Majestés, déclara Génin en se tournant vers le couple royal, ce que nous a appris le baron de Courcy ne l’infirme en rien...

— Ah, vous trouvez ? protesta l’intéressé. L’état dans lequel j’ai découvert donna Lorenza ne lui permettait absolument pas d’égorger un homme robuste comme l’était le marquis. Il était d’une force peu commune et il venait de la blesser sérieusement à coups de fouet...

— Vous n’omettez qu’un détail... que l’accusée a d’ailleurs admis : elle lui a jeté un bronze à la tête avec assez de force pour lui faire perdre connaissance. Quoi de plus facile, dès lors, que de passer une lame bien effilée sur le cou d’un homme inconscient ? Je vous rappelle qu’ensuite, elle a pu courir à travers les rues jusqu’à la Seine où elle a plongé poussée par... le remords, peut-être ? Ou la crainte de ce qui pourrait lui arriver : la noyade est une mort douce comparée à celle qu’inflige l’échafaud...

— Qu’en savez-vous ? lança Thomas, furieux. Vous avez déjà essayé ?

La peur se mêlait en lui à la colère. L’argument était de poids et rendait leur crédibilité aux déclarations venimeuses d’Honoria. Même si Lorenza affirmait que celle-ci n’était pas présente au soir de ses noces puisqu’elle assurait quelle était cachée... Le coup, d’ailleurs, avait porté. Il suffisait de voir le sourire narquois de la Reine, le pli soucieux entre les sourcils du Roi, l’air inquiet du clan d’Entragues, la mine satisfaite du procureur. Dans le silence qui suivit, s’éleva soudain la voix lasse de la jeune femme :

— Pourtant, je ne l’ai pas tué ! Sur le salut de mon âme, j’en fais serment ! Je ne suis pas coupable !

— Moi, je vous crois ! s’écria le Roi en frappant du poing le bras de son fauteuil. Je sais qu’il existe une force dans la terreur et le désespoir, capable de pousser à la fuite un être épuisé mais certainement pas pour s’agenouiller froidement auprès d’un corps inerte pour lui trancher la gorge ! Et vous étiez à demi morte quand je vous ai vue...

Il n’alla pas au bout de sa phrase. Une lueur guerrière dans le regard, soufflant la fureur par les naseaux, sa douce épouse venait de se dresser sur ses pieds :

— Vous l’avez vue ? Et où l’avez-vous vue sinon chez cette femme ? Brama-t-elle en tendant un index vengeur en direction de Mme de Verneuil.

— Et alors ? N’est-ce pas naturel ? Quand Courcy m’est venu dire ce qui s’est passé dans la nuit j’ai voulu me rendre compte par moi-même et pour cela il fallait bien me rendre où la malheureuse se trouvait. Courcy est venu avec moi. N’est-ce pas, baron ?

— En effet... et je n’ai pas quitté Sa Majesté, mentit Thomas avec un aplomb convaincant.

Rentré au Louvre, j’ai reçu l’ordre de partir pour l’Angleterre afin de rappeler M. de Sarrance et, surtout, de lui apprendre la vérité avant que ne lui parviennent les bruits malveillants déjà en train de se lever. Quant à donna Lorenza, elle respirait à peine et il était impossible de prévoir si elle ne s’éteindrait pas d’un instant à l’autre.

Après avoir émis un raclement de gorge d’une rare élégance, la Reine retourna au combat :

— Et Mme d’Entragues possède des connaissances en médecine suffisantes pour faire ressusciter une moribonde ?

La voix mélodieuse de la vieille dame contrasta agréablement avec les propos acerbes de Sa Majesté :

— Je ne suis pas assez savante, Madame, et il s’agissait d’un cas alarmant. Aussi avons-nous fait appel à l’ambassadeur Giovanetti qui a auprès de lui un médecin de grande valeur. Valeriano Campo a traité notre invitée avec le talent que l’on peut imaginer en la voyant.