Il n’était qu’à quelques pas du tombereau pour mieux contempler cette gracieuse silhouette. C’était lui qui avait réclamé le respect devant la mort. Pendant tout le reste du temps, il ne l’avait pas quittée des yeux, murmurant même les mots d’amour qu’il ne lui dirait jamais afin de l’encourager. L’idée lui venait même, quand tout serait fini, d’aller voir le bourreau pour qu’il lui vende la natte dorée qui glissait si joliment le long de sa joue et en faire son plus cher trésor jusqu’au jour où il l’emporterait dans sa tombe.

Peut-être après tout était-il en train de devenir fou ? Il ne se rappelait plus soudain qu’il était là pour commencer à l’oublier ! Que son ombre au contraire devienne sa compagne, quelle le hante jusqu’à ce dernier jour où il la retrouverait serait tellement plus merveilleux ! Et ce fut dans une sorte d’apaisement qu’il la suivit des yeux quand elle gravit les marches de l’échafaud, quand elle accorda son pardon au bourreau... Et puis, comme au soir de Fontainebleau, tout bascula dans l’irréel. Il y eut l’arrivée de ce cavalier forcené qui fendait la foule en hurlant, rejoignait Lorenza en réclamant le droit de l’épouser avant de l’emporter dans ses bras... Ce cavalier qui n’était autre que Thomas !

Il serait peut-être resté là, hébété, pendant des heures, à regarder la plate-forme vide si quelqu’un – une femme ! – ne l’avait abordé :

— Vous ne vous sentez pas bien, Monsieur ?

Il sursauta, la regarda, vit qu’elle était âgée, avec un doux visage encadré d’une guimpe de religieuse, et machinalement, il ôta son chapeau :

— Veuillez m’excuser ! Vous disiez ?

— Je demandais si vous vous sentiez bien ? Vous êtes si pâle !

— Je... oh, ce n’est rien ! Je viens d’être malade !

— C’est ici un lieu bien singulier pour un convalescent ! Mais peut-être cette pauvre jeune femme est-elle de votre famille ?

Pourquoi posait-elle cette question ? Antoine fronça le sourcil :

— Non !... Non, je passais... Et vous ? répondit-il non sans insolence.

— Moi je suis venue prier ! Et Dieu a fait un miracle ! Béni soit son Nom ! Il vient d’arracher une innocente à un sort aussi cruel qu’injuste !

— Comment le savez-vous ?... Je veux dire quelle est innocente ?

— Oh, j’en suis certaine : il suffit de la regarder ! Il faut espérer qu’à présent, le Seigneur lui accordera un bonheur si largement mérité ! Je prierai pour cela ! Pour vous aussi, d’ailleurs, continua-t-elle en hochant la tête d’un air de commisération. Qu’il vous donne de voir clair en vous ! Vous en avez le plus grand besoin...

Elle le quitta pour se diriger vers la Seine mais elle devait être connue dans le quartier car plusieurs personnes s’approchèrent d’elle avec des sourires et des saluts pleins de respect. Comme elle s’éloignait, Antoine rejoignit une femme qui, les mains jointes, la regardait partir avec un air radieux.

— Pardonnez-moi ! Vous connaissez cette... dame ?

Elle le foudroya du regard :

— Ce n’est pas une dame : c’est une sainte ! Elle vient souvent ici quand il y a des âmes en peine ! On l’appelle sœur Doctrovée !

— C’est une religieuse ?

— Elle l’était quand les parpaillots ont brûlé son couvent sur la Loire. Depuis elle vit au cloître Notre-Dame, dans la maison de son frère qui est chanoine, mais elle est le plus souvent à la cathédrale... ou dans la rue. Elle est toujours aimable, toujours souriante... et parfois elle dit des choses !...

— Quelles sortes de choses ?

— Des conseils souvent mais ce n’est pas la peine de lui poser des questions. Elle n’y répondra que si elle a... un message à délivrer. Elle vous a parlé à vous ?

— Effectivement... mais elle m’en a peu appris... Simplement que celle que l’on devait exécuter était innocente !

— Alors, vous pouvez être sûr qu’elle l’est ! Et vous appelez ça peu en apprendre ? Sachez, Monsieur, que sœur Doctrovée ne se trompe jamais !

— Dans ces conditions, on ne doit pas cesser de la faire venir au Louvre ? On dit que la Reine...

— Il paraît qu’elle n’a jamais voulu s’y rendre.

— Pourquoi ?

— Parce qu’au palais on voit et entend que ce que l’on veut bien voir et entendre. L’effet du pouvoir sans doute ! Et elle a des visions trop vraies ! Je vous souhaite une bonne journée, Monsieur !

Et, comme sœur Doctrovée, elle s’éloigna mais dans la direction opposée. Antoine la suivit des yeux un moment puis se dirigea vers l’Hôtel de Ville...

La sérénité était loin d’y régner. Tandis que Thomas confiait une Lorenza à bout de forces et d’émotions à la femme du portier, les échevins rejoignaient les juges dans la grande salle pour assaillir Jean d’Aumont de questions au sujet de cette loi tellement ancienne que personne ne s’en souvenait plus. Ils l’accusaient d’avoir dépassé la limite de son autorité en décidant, sans avoir pris l’avis de quiconque, non seulement d’arrêter l’exécution mais encore de casser sans préalable la sentence de mort. Tout le monde parlait à la fois et l’entente n’était pas près de s’établir.

— Qui a jamais entendu parler de cette loi ? Brama l’un des échevins. Elle remonterait à Hugues Capet ?... Pourquoi pas à Pharamond ?

— Pour ma part, déclara l’un des juges, je croirais volontiers que ce jeune homme aurait dépoussiéré n’importe quel parchemin pour sauver la vie de la condamnée dont il est certainement amoureux. Il fait même d’une pierre deux coups puisqu’il prétend l’épouser alors que M. de Sarrance n’est pas encore refroidi dans sa tombe !

— Et moi, j’affirme que c’est une honte ! clama un troisième au moment même où entrait le maître des lieux, le prévôt des marchands, Jacques Sanguin[16]. Estimant que l’exécution d’une jeune étrangère n’était pas de son ressort, il n’avait pas jugé bon d’y assister mais le vacarme déclenché sous ses fenêtres l’avait arraché à son austère cabinet de travail pour voir ce qui se passait. C’était un homme d’une cinquantaine d’années d’allure plutôt paisible mais à la voix de stentor qui lui était d’un grand secours avec une municipalité souvent agitée.

— On se tait ! Intima-t-il du seuil et avec tant de vigueur qu’il fut obéi sur-le-champ.

Après quoi il tira à part Jean d’Aumont avec lequel il s’entendait assez afin d’en obtenir quelques éclaircissements. Renseigné, il déclara :

— Que cela vous plaise ou non, je crois que Monsieur le prévôt de Paris a eu tout à fait raison de surseoir à l’exécution. D’abord, il faut examiner ce qu’il en est de cette loi dont s’est réclamé le baron de Courcy...

— On aurait pu le faire après ! grommela le procureur Génin.

— Après la décollation, voulez-vous dire ? Vous avez une bien curieuse conception de la justice, Monsieur le procureur ! En outre, le jeune homme affirme son innocence. Opinion que je partage. Vous aviez emporté la décision à la majorité mais je ne suis toujours pas convaincu..., riposta d’Aumont.

— Un témoin visuel ne vous semble pas suffisant ? Que vous faut-il de plus ?

— J’ai des doutes sur votre témoin. Cette femme a trop d’intérêts à la perte de sa nièce.

— La Reine y croit, elle. Or comme il s’agit de sa filleule, on peut lui accorder crédit, d’autant plus qu’elle a refusé de faire grâce !

— Qu’est-ce encore que cette histoire ? Tonna Sanguin. La grâce appartient au Roi et au Roi seul ! Sauf peut-être quand il est en guerre ! Mais il s’est seulement absenté pour quelques jours et n’a pas délégué de pouvoirs. Donc la Reine n’est pas régente. Elle n’est même pas couronnée ! Alors le droit de grâce !... Mais elle pouvait exiger le sursis jusqu’au retour de son époux.

Cela déclencha une nouvelle bagarre oratoire sur laquelle flottait la basse-taille de Sanguin comme un bourdon de cathédrale au milieu de cloches de moindre importance. Cette fois, ce fut Thomas qui y mit le holà en s’armant du marteau en bois du maître de céans et en frappant à coups redoublés sur l’épaisse planche qui le supportait. C’était d’une grande audace mais il obtint un relatif silence :

— Messieurs, commença-t-il calmement, je suis venu ici non seulement pour vous empêcher de commettre un meurtre, mais aussi pour répondre à vos questions. J’en sais infiniment plus que vous sur la nuit tragique de l’hôtel de Sarrance...

— On se demande bien pourquoi vous ne vous êtes pas manifesté plus tôt ? lança aigrement le Procureur.

— Parce que j’en ai été empêché. Envoyé en mission par le Roi, j’ai eu un accident qui m’a immobilisé un certain temps dans le manoir où j’ai été recueilli.

— Quelle mission ? Grinça l’un des juges.

— J’ai dit qu’elle m’avait été confiée par le Roi. Ce qui signifie que cela ne vous regarde pas. J’ajoute qu’au lieu de vous chamailler, vous seriez mieux avisés d’attendre le retour de Sa Majesté pour disposer de la vie de donna Lorenza parce que si, en revenant, il apprenait qu’elle a été exécutée sans sa permission, ceux qui l’auraient envoyée au bourreau pourraient apprendre à leurs dépens ce que pèse sa colère !

— Contre le désir de son épouse ? Cela m’étonnerait !

— Cela tient à ce que vous ne fréquentez pas la Cour. Sinon vous sauriez que, voici quatre mois, notre bonne Reine était à deux doigts d’être répudiée.

— Nantie de quatre enfants ? Ricana quelqu’un.

— Aucun empêchement à la chose. Sa descendance dûment assurée, le Roi avait parfaitement le droit d’en finir avec les scènes violentes dont il était assourdi jour après jour. Donna Lorenza et sa fortune ont été amenées justement pour assurer à sa femme le ferme soutien du plus vieil ami de son mari...

— Et comme la belle ne voulait pas l’épouser, elle l’a occis ! Triompha Génin.