— Pas de torture alors ?

D’Aumont se levait avec un pli de dégoût aux lèvres et ce fut le procureur qui se chargea de la réponse :

— Nous n’en avons pas besoin !

— Elle va être exécutée ?

— Vous le verrez bien !

— Oui, mais le Roi peut faire grâce ? On dit qu’elle lui plaît !

— Le Roi est absent. Et puis en voilà assez ! Sortez tous ou je vous fais expulser par les gardes !

La salle se vida en maugréant. Le spectacle avait été trop court à son goût mais toute résistance était vaine. On se consola en pensant qu’il y aurait une suite et que la Sorcière de Florence – c’était le nom qu’on lui avait donné – n’échapperait pas à son destin. Même s’il eût volontiers couché avec elle, le Béarnais ne gracierait pas la meurtrière de son plus vieil ami, qui était de surcroît l’un de ses plus vaillants capitaines.

Antoine, que son colonel avait exempté de service jusqu’à ce que l’affaire soit terminée afin de le soustraire à la curiosité plus ou moins bienveillante de ses camarades, alla manger une soupe et une tourte à l’auberge La truie qui file puis rentra chez lui... Depuis le début du mois, un froid glacial s’était abattu sur le pays. Pourtant la neige était absente et c’était aussi bien. Cela évitait les plaques de verglas, génératrices de jambes cassées et les Parisiens, prudents, évitaient de jeter leurs eaux usées par les fenêtres. La Seine, elle, charriait des glaçons ce qui ne simplifiait pas la tâche des porteurs d’eau. Quoi qu’il en soit, on n’était, mieux nulle part ailleurs que chez soi, au coin du feu...

C’est tout juste là qu’il retrouva Gratien. Accroupi près de la cheminée, il grillait des marrons dans une poêle à frire. Un menu cadeau de Mme Pelou, la cuisinière de la maison quand elle l’avait vu revenir tout à l’heure le nez bleu de froid. Elle y avait joint un pot de vin à la cannelle tout prêt à être réchauffé. Elle s’était d’ailleurs montrée généreuse en ajoutant :

— Tu partageras avec Monsieur Antoine quand il rentrera. Ça lui fera plaisir. Je lui trouve petite mine depuis qu’il est revenu !

C’était peu de le dire. Pris entre la mort brutale de son père, le sort d’une femme dont il ne savait plus très bien s’il l’aimait ou la détestait et l’absence plus qu’inquiétante de Thomas, le nouveau marquis de Sarrance cherchait vainement à quel saint se vouer. C’était surtout le troisième point dont il souffrait le plus. Solidement équilibré sur ses grands pieds, Thomas avait réponse à tout, trouvait une solution pour tout... Et quelle vitalité alors que la sienne commençait vraiment à lui faire défaut !

Tout en lui avançant un fauteuil et en le nantissant d’une écuelle de marrons brûlants, Gratien l’observait du coin de l’œil :

— Je crois que j’ai trouvé une piste ! annonça-t-il, l’air engageant.

Occupé à se brûler les doigts, Antoine demanda :

— Où cela ?

— Ben... rue des Poulies, voyons ! J’ai réussi à prendre langue avec la fille de chambre de la Maupin. L’homme – un natif de Florence qui s’appelle Bruno Bertini – est l’amant de cœur de la Maupin qui le loge gratis. Paraîtrait qu’elle en est folle. Il y passe le plus clair de la journée sauf à se rendre parfois chez un compatriote, le signor Concini, qui habite une maison proche du Louvre. C’est surtout la nuit qu’il sort pour se rendre dans un tripot de la Cité... Mais ce tantôt il est allé droit chez un armurier dans la rue du Roi-de-Sicile. Comme il y avait deux ou trois personnes déjà, j’y suis entré moi aussi et j’ai vu que le Bertini se retirait avec le patron dans l’arrière-boutique. Je me suis alors rapproché autant que j’ai pu en ayant l’air de m’intéresser à des couteaux sur un présentoir. Bertini venait chercher une dague qu’il avait donnée à réparer. Ça a discuté un bout de temps parce qu’on avait changé la lame dont l’extrémité avait été brisée au lieu de la travailler à la meule pour lui redonner du piquant. Le Bertini rouspétait que ça lui coûtait trop gros. Agacé, le patron a défait le paquet pour lui démontrer qu’il aurait été dommage de se contenter de rafistoler une arme de cette valeur. C’est vrai qu’elle était belle ! La poignée était sertie d’une fleur de lys dessinée avec des pierres rouges...

— Des rubis ou des escarboucles ?

— J’en sais trop rien ! Un beau rouge quoi ! Comme du sang frais... D’ailleurs le marchand a prononcé le mot mais il a tout de suite baissé la voix et je n’ai entendu que la fin de son discours : il disait que c’était nécessaire de changer la lame parce qu’après le coup qu’elle avait reçu elle risquait de se briser à nouveau.

— Ça s’est terminé comment ?

— Le Bertini a fini par payer ce qu’on lui demandait et il est rentré chez lui. De toute façon, je ne vois pas pourquoi il a fait tant d’histoires. S’il est de la bande des Conchine, il a les moyens...

Antoine ne répondit pas. Après avoir attendu un instant un commentaire quelconque, Gratien se remit à griller ses marrons, un peu vexé tout de même. Il pensait que ses longues heures de faction et le résultat qu’il en avait obtenu méritaient au moins quelques félicitations. Monsieur Thomas, lui, ne les lui auraient pas ménagées et, à la pensée qu’il ne reverrait peut-être plus ce bon garçon, il faillit pleurer. Un si bon maître ! Aussi n’avait-il aucune envie de finir ses jours au service de Monsieur Antoine... Il l’aimait bien mais sans plus et n’aurait pas de raison de rester avec lui. Si Monsieur Thomas devait ne plus revenir, Gratien retournerait tout naturellement à Courcy. C’était sa terre natale et même si le vieux Courcy, père du jeune baron, n’était pas facile à vivre – surtout pendant ses crises de goutte ! –, il était malgré tout plus réjouissant que les Sarrance père et fils. Leur comportement lui échappait complètement... Le dernier spécimen de la famille, en tout cas, s’assombrissait à vue d’œil...

C’est qu’en reparaissant dans de telles conditions, chez un Italien plus ou moins lié à la clique suspecte des Concini, la dague au lys rouge signait irrévocablement, à ses yeux, la culpabilité de Lorenza. S’il en croyait la dame Honoria – et il n’y avait aucune raison de ne pas la croire ! – c’était elle qui l’avait apportée de Florence après l’assassinat de son fiancé. Curieux souvenir pour une jeune fille de cette classe ! En outre – toujours selon Honoria ! – Hector avait reproché à sa toute fraîche épousée d’avoir tenté de le faire occire, comme le jeune Strozzi à la veille de ses noces. Enfin, ce Bertini, le coup fait, avait eu le sang-froid de retourner s’affaler parmi les ivrognes de la nuit de noces pour en sortir sous les yeux du prévôt et titubant assez pour ne pas éveiller les soupçons. Conclusion : il était bel et bien l’homme de main de sa belle payse... et pourquoi donc pas son amant ? C’était lui sans conteste possible qui l’avait aidée à fuir après la raclée – méritée finalement ! – que lui avait infligé un époux trop justement courroucé ! Et même si la déposition d’Honoria devant les juges différait un peu du récit fait devant la Reine, l’essentiel y était, prouvant largement qu’elle était crédible !

— A quoi ressemble-t-il ce Bertini ? demanda-t-il brusquement.

Perdu lui aussi dans ses pensées, Gratien sursauta, faillit lâcher sa poêle et, finalement, la posa sur la pierre de l’âtre :

— Ben... A un homme de là-bas ! J’entends par là qu’il a le poil et les yeux noirs comme les plumes d’un corbeau, la moustache qui rebique et une barbichette au bout du menton.

— Presque tous ceux que la Reine a emmenés avec elle ressemblent à ça. Tu ne peux pas m’en apprendre plus ?

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas, s’impatienta Antoine. Il est grand, petit, gros, mince, beau ou laid ? Quel âge à peu près ?

— Ah, pour ça il est pas vilain ! Je dirai même que c’est un beau coquin : assez grand, bien bâti, la jambe nerveuse et l’air avantageux... D’ailleurs, il me semble vous avoir dit qu’il logeait gratis chez la Maupin qui passe pour avare sauf de ses charmes à condition qu’on lui paie un bon prix.

— Cela je le sais, des camarades m’en ont parlé...

— Pourquoi ne pas lui rendre une visite en ce cas ? Je suis persuadé qu’elle ne serait pas contre un moment avec un bel homme comme Monsieur Antoine. Si quelqu’un peut donner des renseignements sur le Florentin, c’est bien elle ! Et sur l’oreiller on peut en apprendre quand on sait y faire !

— Tu as raison ! J’y penserai...

Chapitre X

Le ciel était sombre...

Lorenza savait à présent qu’elle allait mourir.

La sentence lui avait été signifiée la veille par le Prévôt en personne qui avait pris la peine d’escalader la raide vis de pierre de la prison afin de lui éviter de reparaître dans la salle d’audience. Quatre archers l’accompagnaient qu’il avait laissés derrière la porte du cachot où il était entré seul. Et visiblement peu satisfait de sa mission :

— Je crains, dit-il d’une voix contenue, d’être porteur de très mauvaises nouvelles et j’en suis, croyez-moi, sincèrement désolé...

Elle s’était levée pour l’accueillir mais éprouva quelque peine à demeurer debout : elle sentait ses jambes faiblir sous elle :

— Je suis... condamnée ? murmura-t-elle.

— Hélas oui ! En dépit de tous mes efforts parce que je ne vous crois pas coupable. J’ai même réussi, hier soir, à voir la Reine pour lui demander de faire grâce. Elle devrait le pouvoir durant l’absence du Roi, mais elle n’a rien voulu entendre arguant que plus haut est le rang, plus grave est le crime. Puisque vous êtes sa filleule elle tient à faire un exemple...

— Quelle belle âme !... Et quand dois-je être exécutée ?

— Demain matin vous serez conduite en place de Grève pour y être décapitée par la main du bourreau...