Outre le four, il y avait aussi une grande roue armée de pointes, une planche de bois grossier entre deux treuils équipés de cordes pour étirer les membres de l’accusé, et aussi un banc de pierre pourvu d’un mince matelas de cuir portant des taches suspectes, à côté duquel on pouvait voir des objets divers comme des seaux d’eau et un entonnoir de bonne taille. Deux hommes aux bras puissants, vêtus et masqués de rouge, attendaient là.

Ce fut à l’un d’eux que l’on confia la jeune fille qu’ils dépouillèrent entièrement de ses vêtements avant de la coucher sur le matelas et d’attacher ses pieds et ses mains remontées au-dessus de sa tête.

— Nous allons vous faire subir la question de l’eau qui est la moins douloureuse et ne laisse pas de traces, lui annonça le procureur.

Mais les juges venaient de descendre dans le caveau et Jean d’Aumont s’approcha du corps dénudé sur lequel il se pencha en ordonnant :

— Que l’on m’éclaire !

L’un des bourreaux tendit une torche cependant que le Prévôt, sourcils froncés, remarquait :

— Cette femme disait vrai en prétendant avoir été cruellement fouettée. Les marques sont encore bien visibles... Regardez !... Là... Là et encore là...

Sans y touchez, ses doigts désignaient le ventre, les cuisses, les bras que les autres vinrent examiner à leur tour :

— Pourtant, remarqua l’un, le témoin visuel que nous avons entendu n’y fait pas allusion...

— Rien ne dit que ce soit l’œuvre du mari, renchérit un autre...

— Peut-être mais les blessures dont plusieurs sont encore mal cicatrisées doivent dater de ce moment, insista le Prévôt. Cela suffit pour surseoir à la question. Nous y reviendrons après la confrontation si besoin est. Détachez-la et ramenez-la dans sa prison !

Ravagée par la honte d’avoir été dénudée par ces mains brutales et exposée au regard de tous ces hommes, Lorenza se hâta de passer sa chemise mais ses mains tremblaient si fort qu’elle ne parvenait pas à enfiler ses chausses. Compatissant peut-être, l’un des bourreaux l’aida avec quelque douceur. Mais comme le Prévôt, après avoir conféré avec ses assistants, s’apprêtait à remonter, elle l’appela :

— S’il vous plaît, Monsieur le Prévôt !

— Que voulez-vous ? fit-il en se tournant vers elle.

— Ne pourrait-on me rendre mes vêtements féminins ?

— Où sont-ils ? A l’hôtel de Sarrance, je suppose ?

— Non. Aucun ne s’y trouve à l’exception de ma robe de mariée. Le marquis, pour ce premier soir, n’avait accepté ni mes serviteurs ni mes coffres. Tout cela ne devait être apporté que le lendemain. Donc ils sont restés au Louvre dans le petit appartement que l’on m’y avait donné, voisin de celui de la signora Concini. Mes bijoux y étaient aussi !

D’Aumont fit la grimace mais poursuivit :

— Ne vous en a-t-on pas donné de rechange dans ce mystérieux endroit où vous vous êtes réfugiée ?

— Si, bien modestes, mais qu’on ne m’a pas laissé le temps de prendre quand j’ai été arrêtée. Ils sont partis avec messer Giovanetti... Je suis venue avec une fortune, constata-t-elle amèrement, et voilà tout ce qui m’en reste !

Si elle l’avait regardé, elle eût saisi une lueur de compassion dans les yeux du magistrat mais elle était trop meurtrie dans sa pudeur pour oser croiser un regard masculin.

— Soyez en paix ! Je vais faire en sorte que l’on vous porte ce dont avez besoin...

— Soyez-en remercié, Monsieur !... Du fond du cœur !

La voix était faible, morne, sans couleur. Jean d’Aumont hocha la tête sans essayer de cacher la pitié qu’il éprouvait :

— Pour aujourd’hui, vous ne comparaîtrez plus ! Reposez-vous autant que vous le pourrez... et que Dieu vous aide !

Il lui avait parlé doucement. C’était peu mais la prisonnière en tira un léger réconfort et, quand elle eut regagné sa prison, elle s’étendit sur sa paillasse en s’enveloppant étroitement dans ses couvertures et s’endormit... comme une masse.

Elle ne s’éveilla que dans la nuit. Même le passage du geôlier ne l’avait pas tirée de son sommeil. Pourtant il était venu lui porter sa nourriture et avait poussé la complaisance jusqu’à lui laisser une lanterne allumée. En outre, un paquet de vêtements était posé sur le tabouret. Elle se hâta de manger la soupe qui était encore tiède, le pain et le fromage qui l’accompagnaient et but un peu de vin. Ensuite elle examina les habits, craignant qu’on ne lui eût expédié que ceux de quelque servante et de propreté douteuse mais elle fut vite rassurée : le linge, les jupons, la robe d’épais drap vert foncé avec une petite fraise et des manchettes blanches, étaient bien à elle comme les bas et les souliers de bon cuir et même les gants. Ce n’était pas ce qu’elle possédait de plus élégant mais cela lui appartenait et elle en aurait pleuré de bonheur. Et, comble de félicité, une main compatissante y avait joint un morceau de savon, une serviette et un peigne... Lorenza ne voyait pas à qui cette main pouvait appartenir mais c’était au moins celle d’une personne qui ne lui voulait pas de mal.

Pensant qu’on la lui renouvellerait au matin, elle se servit de l’eau de la cruche pour faire un brin de toilette puis elle peigna sa chevelure en désordre que, faute d’épingles, elle tressa en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule. Après quoi, elle se sentit mieux. Incroyable ce que de menus soins et des vêtements familiers pouvaient apporter de réconfort ! Mais cela, il fallait avoir touché le fond de la misère pour l’apprécier.

Quand le geôlier revint avec la soupe – assez claire mais où nageaient de petits morceaux de viande ! – et le pain de la journée, il en resta pantois :

— Qu’est-ce que vous êtes belle ! Admira-t-il, sincère. V’s’avez vraiment pas l’air d’une tueuse !

— C’est que je n’en suis pas une !

— Ça, c’est c’que disent tous ceux qui passent ici après avoir trucidé quelqu’un. Tous innocents ! Même les pires ! Mais vous... c’est drôle... j’aurais plutôt envie d’vous croire ! J’espère qu’y z’en penseront autant ceux d’en bas.

— Je vais retourner devant les juges ?

— Ça, vous pouvez en être sûre !

En effet, peu après 3 heures, le piquet de gardes vint la chercher pour la ramener dans la salle du tribunal où elle était venue la veille. Ceux qui y siégeaient étaient les mêmes à cette différence près qu’au lieu de trois ils étaient cinq. La prisonnière n’y vit pas un heureux présage : cela en faisait deux de plus à convaincre...

Néanmoins, elle se sentait moins anxieuse... Avoir éveillé la pitié du Prévôt était un soutien même si, en d’autres temps et autres lieux, elle en eût été offensée mais, perdue au milieu de ce peuple étranger décidé à voir en elle une coupable, elle était sensible à la plus infime marque de sympathie. Et Dieu savait si elle allait en avoir besoin car, cette fois, il y avait du public massé dans le fond mal éclairé de la salle, contenu par des gardes armés de hallebardes qu’ils tenaient à l’horizontale afin de maintenir tout élan intempestif, mais bien présent si elle en croyait le sourd grondement qui s’était élevé à son entrée. Cependant, l’accusateur reprenait la parole :

— Femme, commença-t-il dédaigneusement et sans se préoccuper d’autres formules de politesse. Hier, il a été sursis à la torture que vous alliez subir sur l’ordre de Monsieur d’Aumont, grand prévôt de Paris, qui préside ces audiences parce qu’il semble que, sur un point au moins, vous nous ayez dit la vérité. Mais cette vérité, il convient de la confirmer car le meurtre du très excellent seigneur Hector, marquis de Sarrance, a eu un témoin des plus fiables que nous allons entendre maintenant. Un témoin dont nous ne saurions douter puisqu’il s’agit de votre seule parente, dame Honoria Davanzati.

Lorenza sentit une main de glace se refermer sur sa gorge ! Dieu seul savait ce que cette affreuse harpie allait proférer mais ce ne serait en aucun cas à son bénéfice. Si ces gens-là croyaient, elle était perdue. Cela la poussa à un coup d’audace :

— Elle n’est pas ma seule parente ! J’en ai une autre, infiniment supérieure parce qu’elle est la reine de France qui est aussi ma marraine !

— Par voie bâtarde ! Ce qui fait une différence !

— Dans ce bas monde tout au moins car je ne crois pas qu’il en soit de même devant le Seigneur Dieu ! Lui sait toute vérité...

— Nous espérons bien l’apprendre aussi ! Que l’on fasse entrer cette dame ! Et que l’on se hâte !

L’instant d’après, Honoria faisait une entrée théâtrale à souhait au milieu d’un soudain silence. Tout de noir vêtue, la démarche hésitante soutenue d’un côté par une canne et de l’autre par l’une des femmes de chambre de Marie de Médicis, elle s’avança à petits pas jusqu’à un fauteuil que l’on venait d’apporter en le plaçant non loin de l’accusée et face au tribunal. Elle tenait à la main un vaste mouchoir blanc bordé de noir qu’elle portait de temps en temps à son visage plus jaune encore que d’habitude et semblait sur le point de rendre l’âme à chaque respiration. Finalement, après avoir répondu vaguement au salut du Prévôt, elle se laissa tomber lourdement dans le siège offert et renifla si vigoureusement le flacon de sels que lui présentait sa compagne qu’elle éternua à plusieurs reprises. Ce qui la fit pleurer.

— Madame, dit le procureur après lui avoir adressé un bref salut. Voulez-vous bien regarder celle que nous jugeons aujourd’hui et nous dire s’il s’agit de votre nièce ?

— Pour mon malheur, Monsieur, et celui de toute une famille dont elle est devenue la honte ! Mais je savais depuis longtemps qu’il en serait ainsi et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu l’accompagner en France... afin d’essayer, par mes faibles moyens, de l’empêcher de nuire et cela en dépit des maux qui m’accablent et dont j’ai d’ailleurs manqué périr durant cette abominable traversée. Vous n’imaginez pas...