— Merci... Vous faites cela pour tous vos prisonniers ?

— Non. Même pour ceux qui peuvent payer mais vous êtes si jeunette... et vous avez encore plus p’tite mine que c’te nuit !

— J’ai été malade et ne suis pas complètement remise.

— Tout à l’heure, on va vous conduire d’vant M. le prévôt d’Paris. Vous croyez que ça va aller ?

— Il faudra bien... mais c’est gentil de vous intéresser à moi. Pourquoi ?

— Vous m’rappelez quelqu’un... mais j’saurais pas vous dire comment elle s’appelait : elle, c’était point une dame mais une pauv’fille qui pouvait avoir votre âge et qu’était bien mignonne. On l’a envoyée au bourreau pour un crime qu’elle avait pas commis. Seulement, on s’en est aperçu trop tard... C’est des choses qui arrivent ! ajouta-t-il en hochant tristement la tête.

En dépit de sa pénible situation, Lorenza faillit sourire. C’était décidément un brave homme même s’il avait du réconfort une conception bien personnelle :

— Comment est-elle morte ?

— Pendue ! J’vous ai dit qu’c’tait une pauvre fille. Vous, vous aurez droit sûrement au billot !

Enfin... s’ra temps d’y penser quand vous s’rez condamnée...

Pour lui la sentence ne faisait aucun doute ! Il s’en fut sur cette dernière parole. La prisonnière s’aperçut alors qu’elle ne lui avait même pas demandé son nom...

Au début de l’après-midi, un piquet de soldats armés de pertuisanes vint la chercher pour la conduire, de l’autre côté de la Voûte, dans les salles où se trouvait le double siège de la Prévôté et de la Justice. Il y avait aussi là autrefois les Finances mais le ministre Sully les avait transportées à la Bastille dans une tour que l’on appelait depuis le Trésor.

On introduisit Lorenza dans une vaste salle du rez-de-chaussée, plus longue que large, chichement éclairée par une étroite ogive de pierre enfoncée dans l’épaisse muraille. Deux torches accrochées dans des griffes de fer aidaient à y voir plus clair, comme les deux chandeliers posés sur une table derrière laquelle se tenaient trois hommes dont celui du centre siégeait sur une cathèdre élevée d’une marche et au-dessus de laquelle les armes de France rejoignaient la nef héraldique de Paris. Celui-là était le Prévôt et les deux autres, vêtus de noir et assis devant quelques papiers, ses assesseurs.

Sur l’un des côtés de la salle, un quatrième personnage écrivait debout derrière un lutrin, à l’endroit le mieux éclairé et, en face de lui, un rouleau de papier à la main, un cinquième porteur d’une robe noire. De ces deux-là, l’un était le greffier et l’autre le procureur Génin. Enfin deux sergents vêtus de rouge et de bleu, aux couleurs de la ville, veillaient près d’une porte basse. Il n’y avait personne dans le fond de la salle, l’audience devant se dérouler à huis clos.

Les gardes de la prisonnière la firent asseoir sur un tabouret en bois, la sellette, placée en face du prévôt au milieu d’un grand espace libre et on libéra ses poignets qu’elle frotta machinalement comme pour enlever une souillure. Comprenant qu’elle était devant ses juges, elle prit une profonde aspiration pour chasser la peur qu’elle sentait venir. En outre, elle avait froid et devait faire appel à tout son courage pour ne pas trembler... Cependant, la lecture de l’acte d’accusation commençait :

— Par-devant nous, Jean d’Aumont, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour la nommée Lorenza Davanzati, née dans la cité de Florence en Toscane le 27 octobre 1581, fille noble accusée d’avoir assassiné dans la nuit du 3 décembre le noble seigneur Hector Louis Gaston, marquis de Sarrance en Béarn à qui elle venait d’être unie par les liens d’un mariage chrétien. Reconnaissez-vous les faits ? ajouta-t-il en faisant peser un regard sévère sur la jeune fille.

Cette fois la bataille était engagée. Cela lui rendit aussitôt toute sa combativité :

— Je n’ai pas tué M. de Sarrance ! répondit-elle.

— Comment se fait-il, en ce cas, qu’on ait retrouvé au matin, M. de Sarrance étendu sur l’escalier de son hôtel, sis rue de Bethisy, la gorge tranchée sans que l’on puisse d’ailleurs retrouver l’arme qui lui a ôté la vie ?

— Je n’en sais rien. Je m’étais déjà enfuie...

— Vous l’admettez. Et cela vous paraît normal qu’une jeune épousée abandonne la demeure de son époux en plein milieu de sa nuit de noces ?

— Certes pas... mais rien n’est normal dans cette histoire !

— Eh bien, racontez ! Nous sommes là justement pour vous entendre.

— Sur les ordres de Son Altesse Ferdinand Ier, grand-duc de Toscane et de son épouse, Christine de Lorraine, j’ai été amenée en ce pays-ci afin d’y épouser le comte Antoine de Sarrance, fils du marquis. Or ce denier m’a réclamée pour lui-même et, en dépit de mes refus successifs, m’a contrainte à me laisser marier. Même au pied de l’autel je voulais dire non. Alors quelqu’un m’a forcée à courber la tête en guise d’assentiment.

— Qui donc ?

— Je l’ignore. J’étais trop bouleversée pour me retourner et chercher. Ensuite, tout le monde s’est rendu rue de Bethisy pour le festin de noces à la fin duquel les dames m’ont conduite dans la chambre et dévêtue... Après quoi, M. de Sarrance est venu. Il était à moitié ivre et furieux. Il m’a jetée à bas du lit en m’accusant d’avoir voulu le faire poignarder puis il a saisi un fouet et m’a cinglée de coups. Il avait perdu l’esprit et m’aurait tuée si, en tentant d’échapper à mes souffrances, je n’avais trouvé sous ma main un objet en bronze que je lui ai lancé à la tête. Il est tombé sans connaissance et j’en ai profité pour fuir. Je saignais de partout. J’avais affreusement mal et jetais désespérée... J’ai couru à travers les rues de Paris jusqu’à ce que je trouve la Seine... où je me suis jetée !

— Mais vous n’y êtes pas restée puisque vous voilà... et bien vivante, il me semble ?

— Quelqu’un m’a vue tomber et m’a sauvée...

— Qui donc ?

— M. de Courcy, un ami du jeune M. de Sarrance !

— Comme par hasard ! C’est merveilleux en vérité et nous attendons la suite avec impatience. Qu’a-t-il fait de vous ? Il vous a conduite chez lui ?

— Qu’aurait-il fait de moi ? Il m’a confiée à une dame de ses amies... dont je ne sais pas le nom et qui m’a soignée.

— Et pendant tout ce temps vous n’avez pas réussi à en savoir plus ? C’est pour le moins étrange !

— Je ne trouve pas. Elle ne le voulait pas. J’étais dans une chambre à l’écart et seule une servante sourde et muette s’occupait de moi... Il ne fallait pas que l’on me sache chez elle !

— Pour quelle raison ? Elle avait honte d’avoir recueilli une criminelle ?

— Peut-être ! Elle savait que j’étais recherchée. Mais que ne demandez-vous à M. de Courcy ?

— Il a disparu. Bizarre non ? Mais continuez ! C’est de plus en plus divertissant !

— Pas pour moi ! Voici peu elle m’a appris la mort du grand-duc et aussi que notre ambassadeur Filippo Giovanetti rentrait à Florence. Je l’ai suppliée de me procurer un habit de garçon de manière à passer inaperçue et de me faire conduire chez l’ambassadeur qui m’a toujours montré beaucoup d’amitié. Il allait partir, je lui ai demandé de m’emmener... Il y a consenti mais sans doute était-il surveillé. Vous savez la suite...

— Ce n’est pas le plus intéressant ! Mais revenons à la nuit de noces qui, elle, est passionnante. Vous prétendez que votre époux, persuadé que vous souhaitiez sa mort, vous a fouettée jusqu’au sang ?

— Si je n’avais pu l’arrêter il m’aurait tuée...

— Un pareil traitement a dû laisser des traces ?

— En effet. Certaines ne s’effaceront jamais !

— Alors montrez-les-nous ! Déshabillez-vous !

Lorenza devint pourpre :

— Ici ? Devant tous ces... Ne pourriez-vous faire venir... des femmes ?

— Nous n’en avons pas dans la justice mais... nous verrons cela plus tard. Donc vous avez réussi à faire perdre connaissance au marquis. Où vous trouviez-vous alors ?

— Dans la chambre.

— Dans ce cas, comment expliquez-vous que ce soit dans l’escalier qu’on l’ait retrouvé couvert de sang ? Il est assez éloigné de la chambre.

— Comment voulez-vous que je l’explique : j’avais fui...

— En emportant l’arme qui vous avait si utilement servie car on ne l’a pas retrouvée.

— C’est le meurtrier qui l’a ! Pas moi !

— Naturellement ! Comment n’y avons-nous pas pensé !... Il faudra y revenir mais en attendant vous maintenez que cet assassin, ce n’est pas vous ?

— Formellement. J’ai blessé le marquis au front mais nulle part ailleurs.

— Vous maintenez aussi qu’il était seulement inconscient quand vous vous êtes enfuie ?

— Inconscient mais vivant... et sur le sol de la chambre. Par le Dieu Tout-Puissant qui m’entend, j’en fais serment !

— Prenez garde à ne pas vous parjurer car c’est chose grave ! Il serait si simple d’avouer ! Puisque vous reconnaissez l’avoir frappé pourquoi ne pas continuer jusqu’au bout ? Sachez que nous possédons les moyens de vous faire parler...

Elle sentit un frisson de terreur courir le long de son dos :

— Je sais... Pourtant je ne peux dire que la vérité !

— C’est ce que nous allons voir ! Gardes !

Les deux sergents qui veillaient près de la porte basse vinrent s’emparer de la prisonnière pour la lui faire franchir et descendre l’escalier sur lequel elle ouvrait... Devinant ce qui l’attendait, elle tenta instinctivement de résister mais ses forces étaient dérisoires auprès de celles de ces hommes impassibles. Au bas des marches, il y avait une sorte de caveau éclairé par une étroite fente dans le mur, des torches et un four rougeoyant pratiqué dans la muraille et fermé par une grille à travers laquelle des instruments variés étaient disposés : longues tiges de fer, tenailles et pinces qui donnèrent le frisson à la malheureuse. Elle se sentit perdue. Comment ne pas avouer n’importe quoi quand ces outils terrifiants vous mordaient ?