— Je crains que vous ne soyez obligé de vous priver de ses services !

— De quel droit ? S’insurgea Filippo. Voici un passeport dûment valide au nom de...

— Ne cherchez pas ! Moi, c’est au nom du Roi que je vous prie de me suivre, demoiselle... Davanzati ! Épela-t-il avec quelques difficultés.

Avec un soupir, Lorenza s’apprêtait à descendre mais Giovanetti l’en empêcha :

— Sous quel chef d’accusation ?

— Meurtre sur la personne du marquis de Sarrance qu’elle venait d’épouser ! Je dois la conduire au Châtelet ! Venez sans faire d’histoires !

Mais Giovanetti continuait à lui barrer le passage :

— Il n’en est pas question ! Cette voiture est à moi et ceux qui voyagent dedans et en ma compagnie sont protégés par mon immunité diplomatique ! Elle est en territoire florentin !

— Dites tout ce que vous voulez, répondit l’officier d’un air excédé. Moi je ne connais que mes ordres et ceux-ci interdisent à cette dame de quitter le territoire ! Ne m’obligez pas à employer la force !

— Ne vous donnez pas cette peine, lieutenant, intervint la jeune fille. Me voici prête à vous suivre. Adieu, ser Filippo ! Je n’oublierai pas votre amitié. Partez tranquille...

— Partir ? Certainement pas !... Je rentre à l’ambassade !

— Oh non ! Trancha l’officier. Vous quittez Paris séance tenante : mes ordres sont de vous faire escorter au besoin. Vous n’êtes plus chez vous rue Mauconseil. Allez-vous-en !

A cet instant, Bibiena, frappée de stupeur devant la catastrophe, se réveilla :

— Moi je vais avec donna Lorenza ! s’écria-t-elle en voulant suivre sa bambina et, ce faisant, emportée par son poids, faillit tomber de la voiture. Le lieutenant la retint d’une main vigoureuse et la repoussa sur son siège !

— En voilà assez ! Vous partez vous aussi ! J’enlève déjà son « secrétaire » à Monsieur l’ambassadeur, je me refuse à le priver en outre de sa cuisinière ! Fouette cocher !... Et bon voyage !

Tout était perdu. Il fallait bien s’exécuter. Tandis que l’on emmenait Lorenza, les mains liées, jusqu’à une mule sur laquelle on la hissa, le carrosse franchissait la porte Saint-Jacques. Les larmes aux yeux, celle qui n’était plus qu’une prisonnière, le regarda se fondre dans la brume du petit matin...

Chapitre IX

Devant les juges...

Déjà en pleine journée, le Grand Châtelet n’avait rien de séduisant mais dans les ombres de l’aube, il était franchement sinistre. Gros pavé quadrangulaire traversé d’un passage voûté joignant le pont au Change à la rue Saint-Denis par l’étroite rue Saint-Leufroy, il était accolé à deux tours rondes et renfermait, dans ses trois étages de prison, une sorte de donjon. Il était là depuis des siècles puisqu’il servait jadis à la défense de la ville avant que Philippe Auguste ne redessine les limites de sa capitale par une ceinture de remparts. Pourtant les habitants du quartier, toutes générations confondues, ne s’étaient jamais habitués à cette présence menaçante. Sans doute parce qu’ils savaient que ce que l’on en voyait était le plus souriant comparé à ce que l’on ne voyait pas : quatre ou cinq étages de cachots enfoncés dans le sol jusqu’à d’abominables oubliettes sans air et sans lumière mais pas sans eau car le fleuve, surtout en temps de crue, y pénétrait comme chez lui. Le pire étant sans doute la Fosse. En forme d’entonnoir renversé, le malheureux que l’on y descendait par des cordes et une poulie ne pouvait que se tenir debout sans possibilité de s’asseoir ni de se coucher à cause de la pente des murs. Il n’y restait pas longtemps, finissant par tomber dans le puits sans margelle qui en formait le centre et au fond duquel coulait la Seine.

Une fois franchie la double grille ouvrant sous le passage voûté, on introduisit Lorenza dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y brûlaient sans cesse, l’éclairage étant insuffisant de jour comme de nuit. Se tenaient là deux hommes dont l’un écrivait sur un gros registre. L’autre s’empara d’une des bougies pour examiner la prisonnière sur toutes les coutures en insistant particulièrement sur le visage. Ce personnage-là était une sorte de physionomiste chargé de graver dans sa mémoire l’aspect de ceux qu’on lui amenait afin de pouvoir les reconnaître en cas d’évasion. Cela s’appelait « morguer » mais cette fois l’homme au registre grogna :

— Laisse-la tranquille ! C’est une trop belle fille pour qu’on puisse l’oublier quand on l’a vue une fois ! On va la conduire chez elle !

— Où ça ? Elle peut payer ? demanda le concierge qui servait d’hôtelier à cette lugubre auberge.

Selon ce que l’on pouvait donner on était... à peu près bien ou mal logé.

— Au deuxième étage ! C’est le palais qui paie !

— Pourquoi ?

— Elle est d’la haute ! C’t’une dame... Elle doit faire partie de la clique de la Reine !... J’vois pas pourquoi elle est ici, d’ailleurs ! Devrait être à la Bastille !

— Oh alors !

Trop lasse, trop désespérée aussi par ce coup terrible qui, de fugitive, faisait d’elle une captive à l’instant même où allaient s’ouvrir devant elle les portes de la liberté, Lorenza avait fermé les yeux et se laissa emmener passivement par un porte-clefs qui, la croyant en train de s’endormir, la secoua mais sans brutalité excessive :

— Vaudrait mieux r’garder où vous mettez les pieds !

Elle obéit. Il avait pris le bout de la corde qui lui liait les mains et lui fit monter les hautes marches de pierre dont le temps et le passage de milliers de prisonniers incurvaient le centre. Enfin on la fit entrer dans une « chambre » étroite et longue où le jour devait pénétrer par une ouverture carrée suffisamment élevée dans la muraille pour qu’il soit impossible d’y voir autre chose que le ciel. Il y avait là un banc de pierre rustique couvert d’une paillasse faite de grosse toile. Deux couvertures pliées étaient posées dessus. Un escabeau, un seau et une cruche d’eau complétaient l’ameublement. Il y avait aussi, scellée au mur, une double chaîne terminée par des bracelets de fer que Lorenza regarda avec effroi mais le geôlier n’en fit pas usage. Il se borna à lui délier les mains et, quand elle leva sur lui des yeux surpris, il hocha la tête avec ce qui pouvait passer pour un sourire :

— Vous n’avez pas l’air bien solide ! dit-il. Et vous tremblez...

— J’ai froid...

— Couchez-vous ! Enveloppez-vous dans les couvertures ! L’eau d’la cruche est propre et j’vais vous apporter un peu de pain...

— Merci mais c’est inutile... Je n’ai pas faim !

— Va falloir manger si vous voulez t’nir ! On a besoin de forces en prison.

— Vous croyez que cela en vaut la peine ? rétorqua-t-elle en roulant l’une des couvertures pour s’en faire un oreiller puis s’enveloppant dans l’autre pardessus son manteau.

Après quoi elle se coucha et referma les yeux.

— Tâchez d’dormir !

Il sortit en emportant la lanterne. Lorenza entendit le bruit de la clef et le claquement des verrous tandis que les ténèbres envahissaient sa prison. Mais en dépit de sa fatigue elle ne réussit pas à trouver le sommeil. Les idées s’étaient mises à tourner dans sa tête à une vitesse effrayante parce qu’elle ne parvenait pas à comprendre ce qui lui arrivait...

Pourtant, ne devrait-elle pas être satisfaite ? Hier encore, elle était décidée à se livrer en demandant justice mais ce qu’elle avait imaginé ne ressemblait guère à ce qui venait de se passer. Ce qu’elle voulait, c’était se rendre au Louvre pour exiger d’être mise en présence du Roi afin de s’en remettre à lui et faire cesser les mauvais bruits l’accusant du meurtre de Sarrance – même mort, elle lui refusait l’appellation de mari ! N’était-il pas le seul, d’après ce qu’on lui avait dit, à connaître la vérité puisque Thomas de Courcy avait disparu ? Certes, Mme de Verneuil en savait tout autant mais pour rien au monde Lorenza ne l’aurait appelée à témoigner. La Reine la haïssait – non sans quelques raisons ! – mais c’eût été bien mal récompenser l’hospitalité reçue ! Ce qu’elle voulait c’était reparaître au grand jour. Pas être enlevée de nuit, fourrée dans un cachot où l’oublier tout simplement serait tellement facile à son infernale marraine. Et puis, entre-temps, il y avait eu ce miracle, cette bouffée d’air pur et d’espérance : partir dans les bagages de son cher ambassadeur, moins brillamment qu’elle n’était venue, certes, mais seul le résultat comptait !

A ces pensées déprimantes s’en joignait une autre, affreuse celle-là : pourquoi l’avait-on attendue aux portes de Paris ? Car le doute n’était pas possible : quelqu’un savait que Giovanetti l’emmènerait... A moins que le départ en question n’eût été hâté que pour mieux l’observer et en faire un piège ! Auquel cas, personne ne l’avait trahie, sauf si un espion s’était infiltré ? Mais comme on avait profité d’une absence du Roi, elle pouvait se considérer comme perdue !

Ne pouvant trouver le sommeil, elle essaya de prier mais ne réussit pas davantage parce qu’elle se sentait trop misérable ! Dieu était si grand et elle si petite : plus minuscule qu’un grain de poussière en face de son immensité ! Comment croire qu’il pût s’intéresser à elle, à démêler son humble prière au milieu des innombrables oraisons qui ne cessaient de monter vers sa gloire ?

La venue du jour ramena le geôlier : il lui apportait une soupe chaude et du pain qu’elle reçut avec reconnaissance. En dépit de ce qui la couvrait, elle était transie jusqu’à l’âme et ce geste simple de tenir le récipient grossier mais quasi brûlant entre ses doigts lui fit du bien.

— Mangez pendant que c’est chaud ! Conseilla l’homme. Ça vous requinquera ! J’vous ai mis aussi un gobelet d’vin...