— Ce n’est pas du tout pareil. Au moins on y connaît la paix avec Dieu et avec soi-même. Je ne sais pas combien de jours il me reste à vivre mais je veux pouvoir les vivre la tête haute... et au grand jour !
— Si c’est à la Bastille, la lumière n’y est pas fameuse !
— Tant pis ! J’en cours le risque. Et même celui de l’échafaud ! Je vais aller au Louvre réclamer que l’on me fasse justice. Je n’ai pas tué M. de Sarrance ! Il était devenu fou et m’aurait battue à mort si je ne lui avais lancé je ne sais quel objet à la tête. Puis je me suis enfuie avant de me jeter à l’eau...
— Malheureusement celui qui vous en a sortie a disparu et...
— Je ne crois pas que l’on en soit toujours là !
La porte venait de s’ouvrir sous la main nerveuse de Mme d’Entragues que Valeriano Campo, visiblement soucieux, suivait de près. Il prit à peine le temps de saluer :
— Messer Giovanetti m’envoie vous chercher, donna Lorenza. Il ne veut pas partir sans vous...
Lorenza poussa un cri de joie :
— C’est vrai ? Il ne m’abandonne pas ?
— Cela vous étonne ? Mais nous devons faire vite. Hâtez-vous d’enfiler ces habits de garçon que vous portiez quand nous sommes arrivés et couvrez-vous chaudement : le temps est glacial et vous restez fragile !
La transformation ne prit que quelques minutes bien que les mains de Lorenza tremblassent d’excitation. C’était tellement bon cette certitude d’avoir au moins un véritable ami et de reprendre avec lui la route de la terre natale ! Peu importait l’hiver, le froid, le gel, les mauvais chemins et moins encore sa fortune perdue jusqu’à ses vêtements et de ne plus posséder un sol ! Elle allait revoir Florence ! Et si les nouveaux souverains n’étaient pas de ses amis, elle avait la certitude que la grande-duchesse Christine serait là pour lui ouvrir les bras !
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’après avoir embrassé les deux femmes qui l’avaient maintenue en vie après son sauvetage par Thomas de Courcy, elle trottait au côté du médecin par les rues dont la neige fine commençait à dessiner lentement les contours.
— J’aurais pu venir vous chercher avec une voiture, s’excusa Campo, mais c’eût été trop voyant !
Vous n’êtes pas fatiguée ? Il y a quand même un petit bout de chemin...
— Même si j’étais à moitié morte je vous aurais suivi ! C’est la première fois que je mets le nez dehors depuis... depuis tant de jours et vous n’imaginez pas ce que cela peut être délicieux ! Nous partons bientôt ?
— A l’aube. Messer Giovanetti veut être le premier à franchir la porte Saint-Jacques lorsqu’elle ouvrira... Tout est prêt à l’ambassade : le carrosse et le chariot à bagages. Evidemment, celui-ci sera moins chargé qu’à l’aller. Le carrosse aussi puisque nous ne jouirons pas de la compagnie de votre chère tante.
— Elle est toujours au Louvre ?
— On pourrait dire plus que jamais. Elle et la Galigaï ne se quittent pratiquement pas...
— Mais enfin pourquoi ? Qu’a-t-elle à en attendre ?
— Votre héritage, tout bonnement. Antoine de Sarrance a refusé formellement la fortune que vous apportiez en dot ! Alors elle patiente en espérant que la Reine, à titre de parente, ne la réclamera pas à son propre profit !
— Je ne vois pas comment elle pourrait l’en empêcher !
— Galigaï, bien sûr ! Cette femme fait ce qu’elle veut de la grosse Marie qui s’est déjà fait remettre vos bijoux... Ces trois bonnes femmes forment un assez joli nid de vipères...
— Vous ne m’étonnez guère, murmura Lorenza qui pensait à autre chose et d’ailleurs l’exprima :
Ainsi M. de Sarrance a refusé ma dot ? Comme c’est bien à lui !
Elle avait dit cela d’un ton si doux que le médecin dressa l’oreille. Il regretta d’avoir parlé trop vite. Dieu sait ce qu’elle pouvait imaginer et ce n’était pas le moment de lui laisser emporter le moindre regret :
— Si on veut, bougonna-t-il. Selon moi, il est normal qu’il ne veuille rien devoir à celle qui a tué son père !
Il avait frappé fort. Trop fort peut-être et s’en voulut quand il entendit une petite voix douloureuse :
— Il le croit, lui aussi ?
— Pourquoi ne le croirait-il pas puisque Thomas de Courcy, dont on ne sait ce qu’il est devenu, n’est pas là pour le détromper ?...
— Évidemment...
A partir de cet instant ils ne parlèrent plus. On fut d’ailleurs bientôt rue Mauconseil où, en effet, tout était déjà prêt pour le départ. Mais Lorenza n’eut même pas le temps de saluer Giovanetti : Bibiena lui arrivait dessus de toute la vitesse acquise par son poids lancé depuis le perron.
— Mia bambina !... Mia bambina ! répétait-elle en pleurant comme une fontaine.
Et de rire et de pleurer de plus belle ! Secouée, trempée et à demi étouffée, noyée sous le déluge de mots tendres, Lorenza passait elle aussi du rire aux larmes. Craignant que cela ne s’éternise, l’ambassadeur entreprit d’y mettre bon ordre :
— Allons ! Vous avez devant vous des centaines de lieues et largement le temps de parler ! Bienvenue, Madonna ! Vous ne pouvez savoir à quel point je suis heureux de vous voir !
— Moi aussi, ser Filippo ! s’écria-t-elle en lui tendant une main qu’il garda un instant entre les siennes. C’est une joie que je n’espérais plus ! Nous partons ?
— Tout de suite ! A moins que vous ne désiriez boire ou manger quelque chose ?
— Sûrement pas ! Je n’ai qu’une hâte, c’est quitter ce pays...
Il la conduisit jusqu’au carrosse dans lequel il l’aida à s’installer sur les coussins prenant soin d’envelopper ses genoux d’une couverture en fourrure puis ce fut le tour de Bibiena qui prit place auprès d’elle avec une satisfaction qui sécha ses larmes d’un seul coup. Enfin il monta et donna l’ordre du départ dès que Valeriano Campo les eut rejoints. Le cocher fit tourner ses chevaux. La voiture franchit le portail et s’engagea dans la rue Mauconseil, recouverte d’une couche immaculée que le trafic de la journée transformerait en boue. Giovannetti sourit à Lorenza :
— Cette neige ne tiendra pas ! Il ne fait pas assez froid. Donc elle ne devrait pas nous gêner...
— C’est sans importance... Pardonnez-moi de vous ramener à nos affaires communes mais avez-vous vu le Roi ?
Aussitôt il se rembrunit :
— Non et je le regrette. Il séjourne actuellement à Boulogne dans le gouvernement – un des gouvernements, devrais-je dire ! – du duc d’Epernon afin de mettre un frein à... certains agissements. C’est la Reine qui, dès qu’elle a su la mort de son oncle, a décidé de me renvoyer sur-le-champ porter ses condoléances... mais sans esprit de retour.
— Et sans l’assentiment du Roi ? Que lui avez-vous fait ?
— Rien sinon l’avoir trop bien servie peut-être en vous amenant ici. Le grand-duc Cosme II va suivre une politique plus conforme à la sienne en travaillant au rapprochement avec l’Espagne... et le pape dont elle se veut la fille dévouée hautement déclarée pour qu’on lui pardonne d’avoir épousé un parpaillot !
— Repenti tout de même et roi de France, ce qui n’est pas rien !
— Sans doute. D’ailleurs elle l’a voulu ce mariage que la nonne Pasithée, la visionnaire de Sienne, lui avait prédit. C’est la raison pour laquelle elle ne s’est mariée qu’à vingt-sept ans : elle a refusé tous les autres partis avec l’arrière-pensée d’arriver à gouverner la France comme elle l’entend !
— Il faudrait pour ce faire qu’il meure et qu’elle soit régente ! Or, il a l’air plutôt solide !
— On ne cesse pourtant et, de toutes parts, d’annoncer une mort plus proche qu’il ne le croit. Aussi, le nouveau cheval de bataille de la Médicis est d’être couronnée reine avec tout l’apparat rituel. Là, elle sera certaine d’avoir la régence ! Ce qu’aucun ami de la France ne saurait souhaiter : ce serait une catastrophe !
— J’imagine sans peine... Mais pour en revenir à votre départ, elle ne redoute pas la colère de son époux ?
— Elle prétendra que l’on m’a enjoint de rentrer sans délai et fera semblant de pleurer. Ou alors elle criera plus fort que lui... Elle sait bien que sa nouvelle grossesse et la mort de Ferdinand la mettent définitivement à l’abri de la répudiation !... Ah, nous voici en vue des remparts !
Les vieilles tours en poivrière se découpaient en effet sur le ciel que la grisaille du temps avait bien du mal à éclaircir. Les hommes du corps de garde s’activaient à relever la lourde herse qui protestait à sa manière en grinçant furieusement. Il y a avait déjà affluence, surtout de l’autre côté du pont-levis où s’époumonait une bande d’étudiants qui avaient dû passer la nuit à boire dans une guinguette campagnarde pour se donner le courage d’affronter les représailles du censeur de leur collège.
Giovanetti donna à son cocher l’ordre d’avancer mais, à cet instant, la portière du carrosse s’ouvrit sous la main d’un officier du guet royal :
— Vous êtes bien Monsieur de Giovanetti, ancien ambassadeur du grand-duché de Toscane ?
— Pourquoi ancien ? Je le suis toujours, lieutenant, et cela jusqu’à ce que mon maître me relève de mes fonctions ! Que me voulez-vous ?
— A vous, rien sinon savoir qui voyage avec vous.
— Mon secrétaire et ma cuisinière !
— Votre cuisinière ? Cela vous paraît normal ? Ne devrait-elle pas voyager avec les autres domestiques ?
— Pas chez moi ! grogna Filippo. C’est une femme de valeur et j’en prends grand soin !
— Après tout, cela vous regarde ! Voyons le secrétaire ! ajouta-t-il en faisant approcher un de ses hommes muni d’une lanterne afin d’éclairer l’intérieur de la voiture. Il s’en saisit braquant la flamme de la chandelle intérieure sur Lorenza dont le visage était caché en partie par le capuchon de sa pelisse noire : un sourire satisfait retroussa sa moustache :
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