Trois semaines après, il franchissait derechef la porte Saint-Denis dans le sens inverse, très sombre et plus qu’inquiet. Il n’avait cessé de battre la campagne entre Paris et Boulogne où il avait interrogé tous les patrons de bateaux susceptibles d’avoir fait passer de l’autre côté de la Manche un gentilhomme roux dont le physique passait difficilement inaperçu. Les auberges de la route et même les églises et moutiers ne le renseignèrent pas davantage. Personne ne put donner une information utile. C’était comme si Thomas avait été emporté au ciel sur un nuage aussitôt après s’être éloigné des remparts de la capitale... La mort dans l’âme, il alla rendre compte à M. de Sainte-Foy qui accusa le coup :

— Disparu ? Un homme de cette taille et de ce caractère ? Le Roi aura peine à le croire ! Le moindre éclat de sa voix évoquait une trompette de cavalerie ! Sans compter son rire !

— Il n’aura peut-être pas eu l’occasion de le faire entendre ! Je suis... profondément désolé, Monsieur !

— Je le vois bien. Vous reprendrez votre service demain. Je vais prévenir Sa Majesté !... Mais pas vos camarades ! Je ne peux pas croire, moi non plus, à une issue fatale ! Pour tout un chacun vous rentrez d’une mission dont vous n’avez rien à dire ! Compris ?

— Oui, Monsieur ! Puis-je ajouter que je préfère cela ? C’est trop pénible de fermer la porte à l’espoir !

Pendant ce temps, Lorenza revenait à la vie. Lentement. La mauvaise toux, traitée par des décoctions de plantes et un affreux sirop douceâtre, avait fini par lâcher prise, ce qui lui accordait des nuits plus paisibles. Les lacérations de son corps ne la faisaient plus guère souffrir grâce aux emplâtres que lui appliquait Campo et à un baume qu’il composait lui-même et dont Mme d’Entragues, intéressée au plus haut point, avait réussi à lui arracher la composition à force d’attentions aimables et de petits gâteaux au miel, à la pâte de noisettes, aux pommes et à une eau-de-vie tirée des même pommes dont il raffolait. Ne lui avait-il pas certifié que la jolie peau de la jeune fille n’en garderait avec le temps que des traces infimes sinon invisibles ? A une époque où épées, poignards et autres lames entraient en danse pour un oui ou pour un non, un tel dictame était vraiment un bienfait de Dieu !

— Je ne sais pas chez vous, lui confia-t-elle, mais les hommes de ce pays mettent flamberge au vent pour un œil de travers ou un éternuement...

— Chez nous, c’est plutôt pire ! On se tranche la gorge pour des motifs presque aussi futiles.

— Sans doute mais en ce qui concerne ceux qui restent en vie, ils se mettent au lit avec des peaux tellement couturées et striées de cicatrices boursouflées que l’on a l’impression de coucher avec une terre labourée !

Ces badinages distrayaient un peu la convalescente mais sans lui apporter ce dont elle avait le plus besoin : la paix du cœur et de l’esprit. La fièvre cérébrale dont elle avait failli mourir se traduisait parfois par des cauchemars et souvent par des crises d’angoisse qui l’amenaient au bord du désespoir. Qu’allait-elle devenir lorsqu’elle quitterait cette maison qui, grâce à Mme d’Entragues, lui avait été si accueillante ? Sans doute souhaitait-elle par-dessus tout revoir le ciel bleu et les collines de Florence mais aurait-elle jamais la possibilité d’y retourner ?

Par Mme de Verneuil dont la délicatesse n’était pas la qualité majeure elle avait appris que, dans toute la ville, on l’accusait du meurtre de son époux, que sa tante avait creusé son trou aux entours de la Reine et qu’elle l’accusait ouvertement, allant même jusqu’à assurer en avoir été le témoin alors qu’elle avait à peine mis les pieds à l’hôtel de Sarrance. La marquise ne lui avait rien caché, même pas que la Reine en personne menait le branle contre son « indigne filleule, la honte de la famille ! ».

— Mais enfin et en dehors de vous, Madame, qui m’avez secourue, deux personnes connaissent la vérité : M. de Courcy et aussi – m’avez-vous dit – le Roi à qui vous n’avez rien dissimulé ?

— Le jeune Courcy s’est volatilisé de façon tout à fait inexplicable. Le Roi l’avait envoyé en Angleterre chercher votre beau-fils afin qu’il soit tout de suite informé mais Antoine de Sarrance est revenu sans l’avoir rencontré. Il est même reparti à sa recherche. Or Courcy est votre témoin majeur... Même s’il n’était pas présent rue de Bethisy au moment du drame.

— Mais il n’est pas le seul. Vous-même, Madame...

— J’y étais encore moins que lui ! En outre, la grosse banquière me hait plus que je ne la méprise parce qu’elle redoute que je la chasse de son trône !

— Et... le Roi ?

— Alors que personne n’y croyait plus, il a repris le chemin de cette maison et renoué les fils un instant distendus de sa passion pour moi. Si sa bourrique savait que vous êtes chez moi et qu’il m’est revenu, plus ardent qu’avant peut-être, braillerait-elle si fort que tout Paris, toute la France, et la terre entière le sauraient et elle serait bien capable de le faire assassiner par son Concini ou quelque autre sbire de la bande d’italiens qui foisonnent autour d’elle...

— Et si Courcy ne revient pas ?

— Mieux vaut n’y pas penser... Mais quand le temps sera plus clément, je pense vous envoyer à mon château de Verneuil ou alors à Malesherbes chez mes parents...

— Ne serait-il pas plus simple de m’aider à rentrer chez moi ?

— Pour subsister comment ? Vous êtes dépouillée de tout, ma chère. Ce qui vous appartenait est au seul Sarrance vivant à l’exception de vos vêtements – s’il en est que vous puissiez les récupérer puisqu’ils sont demeurés au Louvre ! – ainsi que vos bijoux dont je sais qu’ils plaisent beaucoup à votre si charmante marraine.

— Vous oubliez mon palais familial et ma ville de Fiesole. Je vois mal un Français aller s’y installer ! Pour quoi faire, mon Dieu ?

— Et pourquoi pas pour les vendre ?

— Ce serait indigne ! Selon nos lois, une veuve conserve au moins une partie de ses biens si elle a des enfants et la totalité si elle n’en pas !

— Ici aussi... sauf si elle meurt sur l’échafaud, ce qui pourrait être votre cas si l’on vous remet la main dessus. Votre tante n’aurait alors plus rien à réclamer, tout ce que vous possédez revenant alors à la Couronne...

— Jamais le grand-duc n’acceptera une telle vilenie !

— Vous ne m’avez pas laissée achever, reprocha Henriette avec un petit sourire C’est à la couronne de France que je faisais allusion puisque votre mariage a fait de vous une Française, ma chère enfant. Et qui dit la Couronne dit la grosse Médicis d’autant plus qu’elle vous est un peu parente. Soyez sûre qu’elle ne l’ignore pas. La Galigaï non plus qui ne cesse de lui soutirer argent et terres. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle tout ce joli monde prend si grand soin de cette femme. Qui s’appelle comment, à propos ?

— Honoria Davanzati ! Mon père était son frère et si vous l’aviez connu, Madame, vous auriez peine à le croire : il était aussi beau qu’elle est laide, aussi bon et généreux qu’elle est méchante et avide...

— Cette anomalie peut se produire dans n’importe quelle famille. J’en sais des exemples, mais revenons à vous !...

— Pardonnez-moi, il me vient une idée ! A présent que je vais mieux, messer Campo va retourner auprès de messer Giovanetti. Il pourra, sinon le convaincre de venir ici ce qui pourrait lui être difficile...

— Sans aucun doute. Soyez sûre que cette grosse mégère le fait surveiller...

— ... mais lui demander d’essayer de prévenir le grand-duc Ferdinand et la grande-duchesse Christine de la situation dans laquelle je me trouve. Je peux compter sur leur affection et ils trouveront un moyen de me secourir, de me faire revenir. Même si je ne possède plus un ducat, il me sera alors possible de retourner au couvent où j’ai été élevée...

— On peut toujours essayer ! Mais nos relations diplomatiques avec la Toscane étant excellentes, il serait dommage que vous deveniez un brandon de discorde...

— Je ne vois pas pourquoi ? Le but de ma venue en France est atteint puisque le Roi et son épouse se sont réconciliés et que le jeune M. de Sarrance recevra ma dot. Quant au reste de notre fortune, il est géré par la banque Médicis...

— Inutile de discuter ! Trancha Henriette avec plus d’impatience que de politesse : nous continuerons à vous cacher ici et, dès que le temps le permettra, vous irez chez mon père à Malesherbes. C’est au sud de Paris alors que Verneuil est au nord et, si une opportunité se présentait de vous donner la clef des champs, ce serait toujours autant de gagné.

— Clef... des champs ?

— Vous permettre de fuir. Seigneur ! Il faut donc tout vous expliquer !

Cette fois, Lorenza garda le silence. Elle comprenait parfaitement qu’elle devenait gênante. Cette femme qu’elle avait crue bonne et charitable ne l’avait gardée que pour avoir l’occasion de faire revenir auprès d’elle un amant qui se lassait. C’était chose faite mais encore fallait-il savoir si le raccommodage serait solide. En outre, une guérison toujours incomplète rendait sa « protégée » encombrante, voire dangereuse puisqu’il n’était plus possible d’en appeler à Thomas de Courcy de son acte de charité... Cela se sentait dans sa façon de lui parler et même de la regarder. Elle ne voyait plus en elle qu’un meuble inutile dont elle se fût peut-être débarrassée si sa mère ne s’y était opposée... Marie « Je charme tout » était vraiment bonne et s’était prise pour elle d’une certaine affection allant jusqu’à lui fournir de quoi s’habiller car si elle était plus ronde que Lorenza, elle était à peu près aussi grande. Elle lui avait fourni tout le linge nécessaire et fait reprendre, pour les mettre à sa taille, deux robes d’hiver. Elle lui avait aussi donné des pantoufles et une paire de souliers. Un vrai coup de chance qu’elles eussent le même pied !