— C’est déjà bien suffisant ! murmura Campo.

Il n’oubliait pas, de son côté, les reproches de l’ambassadeur quand il était allé lui avouer que son coup était manqué. Entré dans une violente colère, Giovanetti l’avait accusé de s’en être remis à un incapable et il avait bien fallu lui dire qu’ayant essuyé un fiasco dans sa recherche d’un homme digne de confiance, il s’était décidé à frapper lui-même mais que la dague s’étant émoussée il avait dû s’enfuir pour éviter d’être pris, en oubliant, hélas, de ramasser l’arme échappée de ses doigts... Jamais il n’avait vu l’ambassadeur dans une telle colère :

— Si on ne la retrouve pas, je t’étranglerai de mes mains, avait-il fulminé et Campo, devant cette réaction, avait compris que Filippo était amoureux de Lorenza. Il ne lui en avait pas gardé rancune d’ailleurs mais s’était fait tout petit jusqu’à cet instant béni où sa présence avait été requise, sous le sceau du secret, chez Mme d’Entragues.

De cela, bien sûr, il ne souffla mot à Lorenza. Encore moins son angoisse, sa consternation, quand il avait découvert l’état de la jeune fille. Il ne l’avait quittée ni le jour ni la nuit, acharné à la ramener au nombre des vivants avec pour seule consolation la pensée qu’un autre avait accompli ce qu’au jour du mariage il s’était juré de faire ! Sans imaginer une minute ce que serait la nuit de noces qu’il prévoyait peu réjouissante avec ce soudard dont il n’aurait jamais pourtant supposé la violence... En découvrant l’étendue du désastre, il ne pouvait que remercier mentalement celui qui avait administré à Sarrance la justice qu’il méritait. Aussi se promit-il de l’aider si l’on mettait la main sur lui...

A cet instant, Mme d’Entragues revenait, escortée d’une servante chargée d’un plateau d’où s’échappait un fumet odorant :

— On dirait que nous allons déjà mieux ? constata-t-elle avec satisfaction. A présent, il faut reprendre des forces. Et vous, messer Campo, vous reposer ! Savez-vous, ma chère enfant, qu’il ne vous a pas quittée depuis son arrivée ici ?

— C’était tout naturel. Je suis avant tout médecin, Madame, et notre patiente, outre le fait que nous sommes compatriotes, est de celles qui attachent. J’espère de tout mon cœur que, lorsqu’elle sera rétablie, j’aurai l’immense joie de la ramener à Florence, auprès des siens ! C’est, je l’espère, ce que notre ambassadeur a l’intention de demander au Roi puisque M. de Sarrance n’est plus !

— Elle n’en demeure pas moins sa femme... ou plutôt sa veuve. Le mariage a été consacré.

— Mais on pourrait aisément l’annuler. Au moment des consentements, elle voulait répondre non quand quelqu’un derrière elle l’a obligée à courber la tête. C’est un cas de nullité !

— Nous ne sommes pas à même d’en débattre et Rome est loin ! Qu’elle le veuille ou non, elle est marquise de Sarrance avec tous les droits et prérogatives qui sont attachés à cette position et comme telle sujette du roi de France.

— S’il lui veut du bien comme je l’ai entendu dans cette maison, il ne lui refusera pas. Le défunt a un héritier. Ce mariage le fait riche. Il n’y a donc aucune raison pour ne pas laisser donna Lorenza rentrer chez elle.

— J’en serai si heureuse ! murmura la jeune fille à qui son hôtesse faisait boire, cuillère par cuillère, du bouillon. Je garderai toujours le souvenir de ceux qui m’ont sauvée et recueillie dans cette demeure mais c’est en Toscane seulement que je réussirai... peut-être à oublier ce... ce que j’ai vécu.

— Pour l’heure, il faut songer à guérir. Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même, ma petite, et incapable d’endurer les secousses d’un carrosse sur une aussi longue distance ! Je ne suis même pas certaine que vous puissiez aller jusqu’à Saint-Germain. Alors Florence !... Remettez-vous ! Après, nous aviserons !

— Vous êtes... infiniment bonne, Madame...

Le rire de Marie fusa de nouveau :

— Vous croyez ? Ne vous y fiez pas trop ! C’est un compliment que l’on me fait bien rarement ! Mais il se trouve que vous me plaisez !

— J’en suis heureuse... en ce cas, puis-je me permettre de vous poser une question ?... Sauriez-vous où est Bibiena... Qui a été ma nourrice ? Le jour de ce mariage, on ne lui a pas permis de rester à l’hôtel de Sarrance et elle ne devait revenir qu’au matin du lendemain.

— Ma foi, je l’ignore. C’est la première fois que j’en entends parler... Mais vous, docteur, vous devez la connaître ?

— Bien sûr. Cependant, voilà des jours que j’ai quitté la rue Mauconseil et... Pourrais-je dire quelques mots à Madame la comtesse ?

Elle approuva d’un signe de tête, vint le prendre par le bras et l’entraîna dans la pièce voisine qui était la lingerie :

— Que voulez-vous savoir ?

— Ce qui se passe actuellement à la Cour. Depuis que je suis ici uniquement attaché à lutter contre la mort je n’ai plus connaissance de rien.

Le sourire de la vieille dame s’éteignit :

— Les choses ne vont pas bien pour Lorenza. Elle semble devenue l’ennemie personnelle de la « grosse banquière ». Cette femme stupide ne cesse – à ce qu’il paraît ! – de vitupérer sa filleule qu’elle tient pour la meurtrière du vieux Sarrance sans discussion possible. Et, malheureusement, elle trouve de plus en plus d’oreilles complaisantes ! Trop belle, trop riche, la jeune Lorenza se fait chaque jour un peu plus d’ennemis et bientôt on réclamera sa tête sur les places publiques. La Médicis détient une arme redoutable dans la personne de la vieille tante qu’elle garde auprès d’elle et qui bave du venin à longueur de journée...

— La Reine, la Reine... j’entends bien, mais enfin il y a le Roi ? Et lui connaît la vérité. Pourquoi ne fait-il pas taire tous ces gens ? Je sais qu’il vient souvent ici et comme vous ne sortez guère, je suppose que vous tenez ces nouvelles de lui ?

— En effet, mais ses visites doivent rester secrètes. Si l’on avait vent de son renouveau de passion pour ma fille, on lui ferait une vie infernale et nous pourrions même être en danger si l’on divulguait la présence de Lorenza chez nous ! Or notre sire a de grands soucis politiques et, jusqu’à maintenant, nul- pas même vous ! – ne pouvait deviner si cette petite guérirait ou pas ! Alors il attend !

— De savoir si elle va mourir ou non ? Je crois sincèrement qu’elle va vivre...

— Naturellement, on l’en préviendra...

— Que fera-t-il alors qui ne révèle ses nouvelles amours ? Le mieux, selon moi, ne serait-il pas de nous rendre discrètement la pseudo-coupable pour que nous la rapatrions... avec encore plus de discrétion ? Sinon pourquoi ne pas dresser sur notre chemin une embuscade où, cette fois, elle disparaîtrait définitivement ?

— Quelle horreur ! Si vous croyez Henri capable de ce stratagème c’est que vous ne le connaissez pas ! Il attend, certes, le résultat de vos soins mais aussi le retour du baron de Courcy qu’il a envoyé à Londres chercher Antoine de Sarrance afin que celui-ci apprenne la vérité sur la mort de son père avant de revenir ici. C’est le jeune Courcy qui a sauvé Lorenza de la noyade : il est donc le témoin majeur. Dès que Lorenza sera lavée de l’accusation, on pourra lui trouver un autre refuge d’où elle pourrait reparaître sans danger pour quiconque et... sans braquer la lumière sur les amours de ma fille !

— Quand M. de Courcy est-il parti ?

— Le jour où vous êtes arrivé ici.

— Il me semble qu’il devrait être de retour... le temps n’est pas des meilleurs mais tout de même...

Au moment précis où Valeriano Campo prononçait ces paroles, un cavalier tellement couvert de boue qu’elle se distinguait à peine du gris de ses bottes et de ses vêtements, tombait de cheval plus qu’il n’en descendait au pied du grand degré dans la cour du Louvre... Il venait d’accomplir une longue course sous une pluie incessante comme en témoignaient les bords dégouttant d’eau de son chapeau et de son manteau. Il devait être recru de fatigue. Quand ses pieds reprirent contact avec le sol, il vacilla et, privé de l’appui de sa monture qu’un palefrenier accouru se hâtait d’emmener, il bouscula un personnage en train de descendre ledit escalier à vive allure et qui, bien sûr, protesta :

— Mordieu, Monsieur, vous êtes ivre ou quoi ?

Mais aussitôt il le reconnut :

— Sarrance ? Mais d’où sortez-vous pareillement accoutré ?

En dépit de sa lassitude, Antoine identifia le comte de Sainte-Foy, son colonel, et, le sachant intraitable sur la tenue de ses hommes, s’efforça de retrouver une allure plus martiale :

— De Boulogne, Monsieur, et je vous présente mes excuses... mais j’ai si grande hâte de voir le Roi...

— ... que vous avez décidé de ne rien voir d’autre ? Eh bien, mon garçon, vous avez largement le temps d’aller vous sécher et même d’aller vous coucher : le Roi n’est pas là !

— Mais il faut que je le voie !

Il avait presque crié. Sainte-Foy fronça les sourcils :

— Un ton plus bas, s’il vous plaît ! Que Sa Majesté ait cru bon de vous détacher auprès de son ambassadeur ne signifie pas que vous ayez cessé d’être de mes officiers. Cela dit, je vous engage à vous calmer : le Roi n’est pas à Paris... ni à Saint-Germain ni à Fontainebleau, ajouta-t-il en suivant les yeux du jeune homme qui se tournaient vers les écuries.

— Où est-il alors ?

— Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! Vous n’êtes pas dans votre état normal, Sarrance, et vous avez quelques excuses. C’est pourquoi, au lieu de vous donner un ordre, je me contenterai de vous conseiller de vous reposer... Demain il fera jour...

Il y avait dans la voix du colonel une nuance tout à fait inhabituelle. Froide, autoritaire voire cassante le plus souvent, elle laissait percer une compassion à laquelle Antoine fut sensible. Elle se reflétait d’ailleurs dans le regard gris bleuté du chef et dans sa main qui, un instant, se posa sur l’épaule du jeune homme.