Le pont franchi, maître et valet – celui-ci obligé de courir pour compenser les longues enjambées de celui-là – piquèrent droit sur la rue de Bethisy où il fut vite évident qu’il se passait quelque chose : deux cavaliers et quatre archers à pied du guet royal maintenaient un petit attroupement à distance de l’hôtel de Sarrance dont le portail ouvert laissait voir qu’il y avait de la lumière et du monde à l’intérieur. Thomas s’avança vers l’entrée mais une pertuisane lui en barra aussitôt le passage :
— Faites excuses, mon gentilhomme, mais on n’entre pas. M. d’Aumont, prévôt de Paris, vient d’arriver et il ne veut pas être dérangé.
— Je n’ai pas l’intention de le déranger mais comme il se trouve que je le connais – c’est un ami de mon père – allez lui dire que je souhaite le voir !
— Qui êtes-vous ?
— Baron de Courcy, des chevau-légers de Sa Majesté ! Il sait que je suis un proche de MM. de Sarrance...
— Un instant !
L’archer partit en courant et revint à la même allure :
— Entrez, lieutenant ! Monsieur le Prévôt vous attend...
Non seulement il l’attendait mais il vint au-devant de lui avec un empressement qui traduisait un gros souci :
— En vérité, c’est le Ciel qui vous envoie, Courcy ! Vous avez, je suppose, assisté cette nuit aux noces de M. de Sarrance ?
— Non, j’étais de garde, mentit Thomas qui, en réalité, s’était refusé à cautionner par sa présence un événement qu’il jugeait scandaleux. Que s’est-il passé ?
— Moi qui espérais que vous alliez pouvoir me renseigner. Venez voir !
Il conduisit Thomas jusqu’à l’escalier en travers duquel gisait le corps nu et couvert de sang d’Hector de Sarrance, une énorme bosse au front et la gorge tranchée presque d’une oreille à l’autre. Si endurci que soit Courcy comme tout soldat ayant connu l’horreur d’un champ de bataille, il ne put retenir un hoquet de dégoût. Moins à cause de l’affreuse blessure que de l’expression du mort dont les yeux restaient grands ouverts. Les traits étaient littéralement tordus par la haine.
— C’est affreux, n’est-ce pas ? Murmura d’Aumont. Qui a pu faire cela à cet homme et la nuit même de ses noces. Et il y a encore autre chose...
— Quoi ? demanda Thomas qui, d’instinct, referma d’une main compatissante les paupières fripées, ce qui atténua un peu l’insoutenable expression.
— Sa jeune épouse a disparu. Ce qui fait d’elle la première suspecte.
— Une jouvencelle de dix-sept ans ? Il était l’un des hommes de guerre les plus résistants qui soient. C’est impossible voyons ! Elle n’en aurait pas eu la force, répondit Thomas qui savait mieux que quiconque à quoi s’en tenir. Je suppose que le meurtrier a dû l’enlever. Avez-vous trouvé l’arme du crime ?
— Non, elle a disparu. Venez avec moi voir la chambre où s’est déroulée cette incroyable nuit de noces !... Mais auparavant il faut que je fasse emporter le cadavre au Châtelet !
Des brancardiers arrivaient à cet instant. La dépouille d’Hector fut placée sur une civière et recouverte d’une forte toile pour être déposée provisoirement à la morgue du Grand Châtelet. Le passage vers l’étage supérieur était désormais libre et les deux hommes gravirent deux ou trois marches à la fois afin d’éviter les flaques visqueuses.
Il était clair que la chambre nuptiale avait été le théâtre d’un drame. Les draps pendant du lit, déchirés et sales, les meubles bousculés, les taches de sang sur les rideaux, les tapis et enfin, revenu sur son coffre, le fouet à la lanière gluante de sang à peine sec, parlaient d’eux-mêmes. Pourtant Thomas en fit un tour minutieux. Sa curiosité naturelle jointe à un certain don d’observation le poussaient à ne négliger aucun détail. Il n’avait guère de peine à imaginer Lorenza cherchant à se protéger des coups qui pleuvaient sur elle et une vague de dégoût lui souleva le cœur... Sous son air bonhomme, le vieil Hector avait été une brute peu ordinaire et Courcy retrouvait au fond de sa mémoire l’un de ces potins de cour auquel il n’avait pas, à l’époque, prêté attention par amitié pour Antoine : un bruit, vite étouffé par la crainte des réactions de Sarrance, avait laissé entendre que la marquise Elisabeth, mère d’Antoine, était morte dans des conditions suspectes...
Grâce à Dieu, la nouvelle épouse était vivante mais après avoir subi quel martyre ? Et comment avait-elle réussi à s’échapper ? Le regard de Thomas tomba alors sur la statuette de bronze abandonnée à terre. Il la redressa pour l’examiner mais elle ne portait aucune trace de sang. En se rappelant la bosse que le mort présentait près de la tempe, il pensa qu’elle avait pu être causée par cet objet suffisamment lourd pour étourdir un homme, même dans la main d’une jeune fille. C’était peut-être cela qui lui avait permis de s’échapper. En revanche, l’horrible blessure n’avait pas été infligée dans la chambre mais bien dans l’escalier où tout le sang s’était répandu. Sarrance, à moitié assommé seulement, avait-il essayé de poursuivre Lorenza ? Son poids joint à sa rage lui auraient procuré l’avantage sans difficulté. Thomas voyait pourtant mal la jeune femme, déjà blessée et terrifiée, se retournant pour ouvrir la gorge de son bourreau. Et avec quoi ? Où diable aurait-elle pu trouver une arme capable de causer une telle blessure ? Celle-ci devait être l’œuvre d’une tierce personne mais qui ?
— Qu’en pensez-vous ? demanda le Prévôt qui l’avait observé sans mot dire.
Comme il le faisait souvent quand une question l’embarrassait, Thomas répondit par une autre :
— Comment avez-vous été prévenu à cette heure matinale ?
— Par le guet lui-même alerté par les cris des femmes de ménage qui, sachant qu’elles auraient beaucoup d’ouvrage au lendemain d’un festin, s’étaient levées plus tôt. Les valets, eux, avaient disparu en emportant sans doute quelques objets...
— Il faudrait peut-être les rechercher ? Le meurtrier pourrait être parmi eux ?
Tout en parlant, ils redescendirent au rez-de-chaussée. Thomas, profitant du trouble évident de M. d’Aumont, avait discrètement subtilisé le fouet. Le Prévôt s’en aperçut d’autant moins qu’en arrivant dans le vestibule, ils virent s’encadrer dans la porte ouvrant sur l’enfilade des salles de compagnie un personnage élégamment vêtu encore que débraillé, à l’équilibre instable, sale à faire peur, son pourpoint gris étant couvert de vin, et qui, le regard brumeux, brandissait un bouteille vide. Il brama :
— Holà, vous autres !... A boire !... Y a plus une... hic... goutte de vin... par-là !
L’effort fourni dut avoir raison de ses forces car, glissant le long du chambranle, il se retrouva assis mais sans lâcher pour autant sa bouteille. Une minute plus tard, il se rendormait le nez sur son pourpoint dégrafé.
— Qui est-ce ? Interrogea le prévôt.
— Aucune idée ! Mais il a peut-être des compères qui...
Enjambant l’ivrogne, ils pénétrèrent dans la salle du banquet où le jour, levé à présent, éclairait une table en U sur laquelle régnait un indescriptible désordre. Sur les nappes décorées de taches variées se mêlaient les reliefs du repas, les fleurs fanées, des bouteilles vides et des verres cassés. Sans oublier deux hommes qui se faisaient face à chaque bout et ronflaient en chœur la tête sur leurs bras ainsi que trois autres sous la table.
— Que s’est-il passé ici cette nuit ? fit d’Aumont avec une grimace de dégoût. J’ai déjà vu des ripailles de noces mais ceci ne ressemble à rien... Et s’il y avait des dames...
— Vous croyez que ce qui a eu lieu là-haut et dans l’escalier ressemble à quelque chose ? Il faudrait savoir qui assistait à ces noces insensées et les interroger. On en apprendrait peut-être un peu plus...
— Je vais me rendre de ce pas chez le Roi, dit le Prévôt. Sarrance était pour lui un vieux compagnon et je suppose qu’il est resté un moment ici à boire à sa santé avant de rentrer au palais. Il ne va pas être content !
— C’est le contraire qui serait étonnant. Je ne vous envie pas, Monsieur le Prévôt... Avez-vous encore besoin de moi ?
— Non pas, je vous remercie mais il se peut que je vous appelle à témoigner au sujet de ce que nous avons découvert ensemble.
— Je suis, bien entendu, à votre entière disposition.
Tandis que les gens du guet entreprenaient de dessaouler les derniers fêtards afin de les lâcher dans les rues avant de fermer la maison et de la garder, Thomas, le fouet dissimulé sous son manteau, reprit plus calmement le chemin de son domicile. L’assassinat d’Hector de Sarrance changeait les données du problème et il lui fallait y réfléchir.
Pas un instant, bien sûr, il ne crut à la culpabilité de Lorenza. Dans les conditions où il avait repêché la malheureuse, il la voyait difficilement tranchant la gorge de son bourreau après s’être plus ou moins battue avec lui dans l’escalier. Donc il devait orienter ses recherches ailleurs. Mais où ?
La première démarche à faire était de retourner chez Mme de Verneuil. D’abord pour prendre des nouvelles de la rescapée, ensuite pour s’entendre avec la marquise sur la conduite à tenir puisque celle-ci, en décidant d’emmener Lorenza chez elle, avait spécifié qu’elle entendait qu’on ne le sût pas. Que la dame fût moins bien en cour et que sa réputation ne fût pas des meilleures ne devait pas être pris en considération : elle s’était montrée charitable et généreuse en accueillant la blessée, il ne fallait pas le lui faire regretter. L’avertir que la situation était encore pire qu’on ne le craignait semblait à Thomas la moindre des choses...
En rentrant chez lui, il trouva Gratien un peu essoufflé mais trop d’idées se bousculaient dans sa tête pour qu’il s’y arrêtât. Il réclama à manger tout en apportant quelques modifications à sa toilette, puis envoya son valet seller son cheval et sortit de la maison sans donner plus d’explications...
"La dague au lys rouge" отзывы
Отзывы читателей о книге "La dague au lys rouge". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La dague au lys rouge" друзьям в соцсетях.