— Doucement ! protesta la dame. Vous n’êtes pas en train de bouchonner un cheval !

— Je sais mais il faut la réchauffer sinon...

— Le mieux serait encore de la ramener près d’un feu mais où ? Pas chez elle en tout cas. Si c’est là le résultat de sa nuit de noces...

— Pourquoi pas chez l’ambassadeur florentin ? Il est son ami et on dit qu’il a auprès de lui un excellent médecin...

— Comme nous ignorons ce qui s’est passé exactement, ce serait peut-être le mettre dans un mauvais cas...

— Pourquoi pas chez la Reine alors ? C’est sa marraine.

— La grosse banquière ? Vous rêvez, mon ami, ou vous ne la connaissez pas du tout. Il n’y a pas en elle une once de compassion. Elle refuserait de la recevoir. Non, je pense que ce qu’il y a de préférable pour cette pauvre fille c’est de l’emmener chez moi. Elle y recevra tous les soins nécessaires, ma mère s’y entend mieux que bien des médicastres mais je vous demanderai le secret, Monsieur de Courcy. Personne jusqu’à nouvel ordre ne doit savoir où elle se trouve !

— Vous avez ma parole, Madame. Je pense d’ailleurs que c’est la sagesse. Tout au moins tant que nous ne saurons pas ce qu’il s’est passé à l’hôtel de Sarrance...

— Dès que vous serez informé, soyez assez aimable de venir me l’apprendre. Vous n’imaginez pas quel plaisir j’aurai à lui faire tâter de la colère du Roi si, comme nous le supposons, c’est lui qui a mis sa jeune épouse dans cet état. Le bruit m’est venu qu’en lui faisant épouser cette Florentine dorée sur tranche, il avait dans l’idée d’y goûter un peu, lui aussi. Tenir une proie si convoitée en ma maison va m’amuser énormément !

— Je me disais aussi ! pensa Thomas tout en achevant d’emballer la rescapée dans la couverture pour la déposer dans le carrosse.

La marquise de Verneuil – Henriette de Balzac d’Entragues ! – n’était pas citée parmi les grandes âmes charitables de la Cour, surtout quand il s’agissait d’une jolie fille. Maîtresse tyrannique d’un roi qu’elle menait par le bout du nez depuis la mort de Gabrielle d’Estrées, c’était une puissance avec laquelle il fallait compter même si le bruit commençait à courir qu’Henri se lassait d’elle. Ce qu’elle se refusait à admettre, ayant obtenu de lui toutes les faiblesses, toutes les concessions, tous les pardons même après deux conspirations où d’autres avaient laissé leur tête et dont le but était de supprimer le Roi et le Dauphin pour installer sur le trône le petit Gaston de Verneuil, le fils qu’elle avait donné à Henri et dont elle avait tant espéré que sa naissance ferait d’elle une reine de France. Une ambition qui ne lui paraissait pas excessive puisque Gabrielle l’eût été si la mort ne l’avait fauchée presque à la veille des épousailles et en dépit de la haine que le peuple lui portait. Henriette avait bien failli coiffer la couronne. D’ailleurs, l’amoureux Henri lui avait signé une promesse de mariage si elle lui donnait un fils dans l’année. Hélas, la foudre tombant dans la chambre de la future mère avait provoqué un accouchement prématuré et la venue au jour d’un enfant mort-né. Henri, qui regrettait son imprudence, s’était hâté de convoler avec Marie de Médicis mais Henriette avait conservé l’imprudent papier...

On pouvait dire qu’elle avait inspiré au Roi une folle passion bien qu’elle soit, physiquement, l’antithèse de Gabrielle et de Marie. Aussi brune qu’elles étaient blondes, piquante et vive, toujours prête à rire et experte aux jeux de l’amour, elle avait la dent dure, le cœur sec et l’ironie à fleur de peau. Tout cela, Thomas le savait comme tout le monde et considérait que c’était déjà un exploit d’avoir obtenu son assistance alors qu’il transportait Lorenza sur une berge où il n’y avait pas âme qui vive sinon les valets de Mme de Verneuil qui revenait d’une nuit de fête chez celle que la France entière appelait la reine Margot[13]...

Après avoir refusé l’hospitalité momentanée que lui offrait Mme de Verneuil, Thomas regarda les lumières du petit cortège disparaître dans la nuit puis renonça à rejoindre les camarades qu’il avait laissés derrière lui quand, sortant d’un cabaret, il avait aperçu cette silhouette de femme qui courait vers la Seine. Une silhouette qui, sans qu’il sache pourquoi, lui avait fait battre le cœur un peu plus vite. Et maintenant encore, il n’arrivait pas à croire que la chance lui eût été donnée de sauver l’éblouissante jeune fille qui avait causé tant de ravages dans le cœur de son ami Antoine.

Son sang n’avait fait qu’un tour tout à l’heure en découvrant, avec Mme de Verneuil, l’état dans lequel Sarrance avait mis la jeune fille car ce ne pouvait être que lui. Quel autre avait eu le privilège de dénuder ce corps tellement émouvant dans sa grâce et sa perfection ? Thomas n’avait même pas besoin de fermer les yeux pour revoir les longues traces à vif laissées par le fouet sur cette peau si tendre. L’incroyable bonheur qui lui était échu avait dû rendre ce vieil homme à moitié fou si ce n’est complètement et, eût-il été moins trempé, Courcy se fût précipité rue de Bethisy pour voir ce qu’il en était mais c’était un garçon réfléchi qui cédait rarement à ses premières impulsions, au contraire d’Antoine. Il lui fallait en premier lieu revêtir des vêtements secs. Ensuite seulement, il s’y rendrait. Très certainement, il y trouverait la brute endormie, cuvant son vin et sa cruauté au milieu d’une chambre dévastée. Suivant le cas, on verrait alors quelle conduite s’imposait. La plus honorable étant sans doute d’en découdre avec lui l’épée à la main... encore qu’au plus profond de lui-même, Thomas caressât amoureusement la pensée de lui infliger la sévère correction que méritait sa sauvagerie. Oh, la joie d’aplatir à coups de poing ce nez arrogant, de pocher cet œil lubrique dont il avait osé lorgner Lorenza le soir de Fontainebleau ! Et pourquoi pas de l’étrangler ? Qu’il fût le père de son ami ne le gênait pas. Il partait de ce principe que lorsqu’on rencontre une bête puante, le devoir de tout homme de bien était de l’écraser. Après quoi, il s’en expliquerait avec Antoine mais au moins la pauvre petite Florentine serait sauve et hors de danger...

Pour rentrer chez lui, Courcy n’avait pas un long trajet à parcourir. Il habitait, près du couvent des Grands Augustins, un agréable logement que lui louait, pour un prix des plus raisonnables, un ancien procureur au Châtelet, M. Regnaud de Villepinte, avec lequel il entretenait des relations fort courtoises. Cet homme d’âge mûr, veuf et sans enfants, y menait à l’étage noble une existence partagée entre les soins d’une bibliothèque qu’il ne cessait d’enrichir en concurrence avec son ami Pierre de l’Estoile et une cave où il puisait l’amour de la vie et la vivacité d’un esprit dont il était à juste titre fier.

Jusqu’au départ d’Antoine, Thomas partageait avec lui l’appartement commode et bien aéré – il donnait sur un jardinet – composé de deux belles chambres, d’une pièce commune aux dimensions modestes et d’une mansarde assez grande pour deux valets mais qu’occupait seul Gratien, le serviteur de Thomas, qui se partageait entre les deux garçons, la ladrerie d’Hector n’ayant jamais permis à son fils de disposer d’un serviteur. Depuis le départ précipité pour l’Angleterre, Thomas en restait l’unique occupant. Ce qui ne l’enchantait pas. Son ami lui manquait mais il se consolait en pensant qu’Antoine ne resterait pas outre-Manche toute sa vie.

Cependant, cette nuit et tandis qu’avec l’aide de Gratien il se changeait de pied en cap, l’idée lui venait que ce retour tant espéré se ferait attendre suffisamment pour laisser au drame, dont venait de se jouer le premier acte, le temps de perdre de sa puissance vénéneuse. Sauf, évidemment, s’il en arrivait à laisser sur le carreau le cadavre de Sarrance le vieux proprement embroché, auquel cas l’honneur commanderait d’en rendre raison à Sarrance le jeune, ce qui sonnerait le glas d’une amitié qui lui était précieuse.

Picard comme le maître dont il avait été le frère de lait, Gratien, entre autres qualités, savait garder le silence, même et surtout dans les occasions où il était dévoré de curiosité. Il usait alors de phrases sobres et en apparence innocentes pour se renseigner. Ainsi, en aidant Thomas à se sécher se garda-t-il de poser la moindre question qui eût été mal venue eu égard à la mine sombre du jeune homme. Mais quand, une fois l’opération terminée et ledit maître dûment rhabillé, il donna un coup de brosse à son chapeau avant de le lui rendre, il murmura, mine de rien :

— Monsieur le baron est de service ce matin ?

— Non, fit Thomas, l’esprit ailleurs.

— En ce cas, Monsieur le baron n’a pas besoin de son chapeau et je suis stupide de le lui préparer...

— Hein ?

— Le chapeau ? Je le range...

— Non. Tu me le donnes.

— Que Monsieur le baron m’excuse. S’il ressort, il est évident qu’il a besoin de son chapeau...

— Je ressors en effet. Quelle heure est-il ?

— L’église Saint-André n’a pas encore sonné 5 heures...

— Évidemment !...

Sur ce mot énigmatique, Thomas prit son feutre, ne s’en coiffa pas, alla à la fenêtre pour regarder le ciel, revint, tourna deux ou trois fois dans sa chambre et finalement, se couvrit et sortit en marmonnant :

— Il faut que j’aille voir ! Je ne serai pas tranquille tant que je ne saurai pas...

Et sur cette phrase sibylline, il disparut en claquant la porte.

Ce comportement était tellement inhabituel que Gratien, après s’être accordé un bref instant de réflexion, prit son bonnet, son pelisson et son bâton et, après avoir soigneusement refermé l’appartement, se lança sur la trace de son maître dont la carrure et la haute taille se distinguaient facilement dans la grisaille du petit matin.

L’un derrière l’autre, ils traversèrent ainsi le Pont-Neuf d’où l’approche du jour chassait les truands toujours à l’affût d’un mauvais coup et où d’ailleurs deux de leurs confrères, les Chevaliers de la Courte Epée et les Frères de la Samaritaine, commençaient à prendre leurs habitudes qui consistaient à se taper dessus quand il n’y avait aucun gibier à se disputer. Ne resteraient que les tire-laine toujours prêts à explorer les poches de la nombreuse population qui s’y presserait jusqu’à la nuit close. Au moment présent l’endroit le plus fréquenté était la pompe de la Samaritaine où venaient s’approvisionner les porteurs d’eau qui allaient entamer leurs tournées.