Dehors, il faisait froid et humide mais le trajet était court jusqu’aux portes de l’église où, dans le chœur brasillant de cierges allumés, attendait l’époux auprès duquel ses deux compagnes la conduisirent. C’est à cet instant que se déchira l’espèce de cocon brumeux qui l’enveloppait depuis des heures. Allait-on vraiment la donner à cet homme grisonnant qui la regardait avec une concupiscence qu’il ne cherchait même pas à dissimuler ?
Il s’était fait beau pour la circonstance : pas beaucoup plus soucieux de son apparence que le Roi lui-même en temps habituel, le marquis Hector arborait ce soir-là pourpoint et chausses de velours feuille-morte soutachées ton sur ton sous une fraise de dentelle raide d’empois donnant l’impression que sa tête était posée sur un plateau. Une tête aux cheveux taillés courts, à la barbe soignée et dont le large sourire, tandis qu’il regardait venir celle qu’on lui offrait, prouvait qu’il avait dû se laver les dents. Il répandait une puissante odeur d’ambre qui acheva de ramener Lorenza sur terre en la faisant éternuer à plusieurs reprises, ce qui suscita quelques rires étouffés dans l’assemblée. Mais le prêtre en chasuble rouge s’avançait à présent vers les « fiancés » escorté d’un premier enfant de chœur balançant un encensoir et d’un second portant les anneaux sur un petit plateau... L’orgue se tut alors afin que tous puissent entendre les paroles sacramentelles.
Hector affirma d’une voix forte et triomphale sa volonté d’épouser la demoiselle Davanzati mais quand vint le tour de Lorenza et qu’il se tourna vers elle, il n’obtint que le silence. Un silence d’autant plus profond que tous, à cet instant, retenaient leur souffle pour n’en rien perdre.
L’officiant fronça le sourcil, se racla la gorge afin d’attirer l’attention de cette mariée qui regardait obstinément la croix dominant l’autel.
— Veuillez me faire face et répondre, demoiselle ! fit-il avec sévérité. Acceptez-vous de prendre pour époux Hector-Louis-Joseph, marquis de Sarrance ici présent ? Jurez-vous de lui être...
A ce moment, Lorenza se tourna vers lui et exhala un « non » faible encore que très net mais qui ne satisfit pas le célébrant :
— Je n’ai pas entendu ! Veuillez répéter, ma fille !
Lorenza redressa le front pour le regarder dans les yeux et allait lâcher, cette fois, un refus formel quand une main s’abattit brutalement sur sa nuque l’obligeant à courber la tête – signe d’assentiment ! – tandis que la surprise lui arrachait un léger cri qu’avec beaucoup de bonne volonté on pouvait prendre pour un oui déformé... et dont le prêtre voulut bien se contenter. Quelques secondes plus tard, elle était unie à Hector de Sarrance. Après le coup, évidemment, elle avait tenté de voir de qui il provenait mais ne vit qu’une foule chamarrée dont les yeux étaient fixés sur les grands cierges de l’autel. Elle était bel et bien prise à un piège impitoyable où sa volonté, sa personnalité même n’existaient plus. Ces étrangers l’avaient dépouillée de tout. De sa fortune comme de son nom et tout à l’heure elle allait entrer dans la maison de cet homme qui n’avait pas lâché sa main depuis qu’il y avait passé l’anneau quelque tentative qu’elle eût faite pour la lui retirer et qui, la cérémonie – assez brève d’ailleurs ! – achevée, la posa sur son bras et l’y maintint fermement pour sortir de l’église.
En dépit de l’heure tardive, il y avait dehors une petite foule pour acclamer la mariée mais aussi le Roi et ses gentilshommes – la Reine rentrait au Louvre ! – et l’on fit largesse aux pauvres. Tous ces inconnus semblaient incroyablement heureux et nul ne s’aperçut que sous le voile rabattu sur le visage de cette trop belle mariée, les larmes coulaient en silence.
Au son d’une musique allègre, on gagna l’hôtel de Sarrance illuminé mais dont Lorenza ne vit rien parce que, le portail à peine franchi, elle s’écroula sur le chemin de fleurs qu’on y avait jeté...
La sensation de délivrance ressentie en perdant connaissance – comme c’était la première fois elle s’était crue en train de mourir ! – ne dura pas. La réalité s’imposa quand, rouvrant les yeux, elle vit plusieurs visages féminins penchés sur elle, inconnus pour la plupart et qui parlaient tous à la fois. L’odeur des sels d’alcali lui piquait le nez cependant qu’une main anonyme lui appliquait des claques sur les joues. Pour couronner le tout, la voix sèche d’Honoria se fit entendre :
— Veuillez-vous reculer, Mesdames, vous allez l’étouffer.
Les visages disparurent. Leur succéda celui de Bibiena qui lui bassina les tempes avec de l’eau de senteur en marmonnant des réflexions guère flatteuses. Enfin, on lui fit boire quelque chose de fort et de sucré qui lui brûla la gorge mais acheva de la ramena à la réalité.
Peu souriante, la réalité ! On l’avait étendue sur une sorte de chaise longue devant le feu flambant d’une chambre lambrissée de bois sombre sous un plafond à caissons rouge, noir et or, assortis aux couleurs d’un vaste lit à colonnes ouvert dont les draps étaient parsemés de petites fleurs. Entre ce monument et elle, des dames allaient et venaient en bavardant comme dans un salon et examinaient au passage un meuble ou un objet. Il flottait une odeur de peinture fraîche. Des profondeurs de la maison, parvenaient les échos d’une bacchanale : cris, jurons et chansons mêlés sur un fond musical qui s’efforçait courageusement de prendre le dessus.
En se redressant avec l’aide de Bibiena, Lorenza vit, en face d’elle, Mlle du Tillet, les bras croisés sur la poitrine qui l’observait. Aussitôt elle appela :
— Elle est revenue à elle, Mesdames ! Je crois que nous allons pouvoir procéder au coucher. L’époux ne devrait plus tarder ! M. de Termes doit veiller à ce qu’il ne boive pas plus que de raison !
En dépit des protestations vigoureuses de Bibiena et de la faible défense de la jeune fille, les dames s’emparèrent d’elle pour la dévêtir, l’une ôtant la collerette, l’autre la robe, d’autres encore les jupons, les souliers et les bas de soie retenus par des jarretières brodées de perles jusqu’à ce que la jeune fille ne soit plus couverte que de sa chevelure dont la nourrice avait réussi à s’assurer l’exclusivité non sans quelque vigueur afin que ces mains impatientes ne lui tirent trop les cheveux. Puis on la mit debout pour lui passer une longue et fine chemise de mousseline et de dentelles qui ne cachait pas grand-chose de son corps. Au supplice, la malheureuse dut supporter les commentaires admiratifs ou graveleux de ces femmes qui se comportaient comme si elle n’était qu’une poupée et non un être de chair et de sang. L’idée générale tournait autour du plaisir que le vieux Sarrance aurait à disposer à sa guise d’une aussi fraîche beauté. Lorenza cacha son visage dans ses mains pour que ces harpies ne la voient pas pleurer. Enfin, une voix courtoise mais autoritaire la délivra :
— Il suffit, Mesdames ! Respectez au moins l’innocence et retirez-vous ! D’ailleurs, nous repartons sur l’heure, même donna Honoria et la femme de chambre ! Ainsi le veut le marquis !
Quand elle la prit par la main pour la conduire vers le lit, Lorenza reconnut Mme de Guercheville qui lui sourit avec gentillesse en lui offrant un mouchoir :
— Elles sont plus sottes que méchantes, dit-elle. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne le soient pas aussi ! Je dirais : surtout envieuses.
La jeune fille s’efforça de lui rendre son sourire :
— Envieuses ? Je céderais ma place sans hésiter à celle qui le voudrait... avec bonheur même !
— Je n’ai aucune peine à vous croire ! Si cela peut vous consoler, dites-vous que, dans cette cour comme dans tous les entourages royaux, les mariages d’amour se comptent sur les doigts d’une seule main...
— Et pourtant... cela aurait pu être !
— Je sais. Essayez de n’y plus penser... et glissez-vous vite dans les draps. Le Roi et ses gentilshommes sont déjà dans l’escalier pour escorter votre époux.
Comprenant ce qu’elle sous-entendait, Lorenza ne se le fit pas répéter. La dame d’honneur se pencha alors sur elle pour déposer un baiser sur son front :
— Courage ! Pensez que cela aurait pu être pis ! Sarrance n’est pas un mauvais homme... au fond !
L’écho des chansons accompagnées au luth se rapprochait. La porte s’ouvrit. D’un geste instinctif, Lorenza remonta le drap jusque sous son menton et s’y cramponna en s’efforçant de maîtriser un soudain tremblement.
Le Roi entra donnant le bras au marié qui avait échangé son velours feuille-morte pour une robe de chambre à grands ramages noir et rouge. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ils étaient sobres l’un et l’autre mais alors que le premier était très souriant, le second semblait mal à son aise.
— Belle dame, voilà votre époux que je vous amène ! clama Henri de son bel accent gascon. Soyez-lui douce et accueillante ! Je crois, ventre-saint-gris !, qu’il a un peu peur de vous, lui qui n’a jamais craint qui que ce soit au monde ! Madame de Guercheville, je suis bien votre serviteur ! Voulez-vous accepter mon bras pour que je vous ramène chez la Reine ?
— Un tel honneur ! Avec joie, Sire !
— Allons-y donc et laissons le marquis et la marquise à un tête-à-tête que nous espérons fort doux ! Et point de révérences, s’il vous plaît ! Nous sommes déjà partis !
L’instant suivant, la porte se refermait sur une clameur faite de rires et de vœux de bonheur qui alla en diminuant avant d’envahir la rue et de disparaître finalement dans le lointain. Lorenza était seul avec l’homme à qui l’on venait de la vendre. Ses doigts glacés à force de se crisper serrèrent plus fort le drap...
Chapitre VI
Une nuit d’horreur
Un long moment, appuyé à l’une des colonnes du lit, Hector regarda Lorenza dont il ne voyait plus, à présent, que les yeux démesurément agrandis au-dessus de la toile blanche du drap sous lequel elle tremblait. Il avait bu sans doute mais pas assez pour perdre le contrôle de soi-même et jouissait visiblement de la peur qu’il inspirait... Il s’en pourléchait même, sa langue ne cessant d’humecter ses lèvres sèches. On aurait dit un loup retranché derrière un arbre savourant d’avance un agneau terrifié et ses yeux luisaient sous l’aplomb broussailleux des sourcils, pleins d’une méchanceté inattendue qui n’avait plus rien à voir avec le désir.
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