En effet, née Leonora Dori, fille d’un fabricant de cercueils et d’une blanchisseuse qui avait eu l’honneur d’allaiter la jeune Marie, elle avait été placée auprès de celle-ci qui relevait de maladie, pour la distraire d’une mélancolie tenace. Vive, enjouée autant que la malade était amorphe et languissante, la jeune Leonora s’était vite rendue indispensable. Au point de songer à la pourvoir d’une origine plus reluisante lorsque le mariage avec le roi de France s’était profilé à l’horizon. Cette origine, Leonora l’avait d’ailleurs trouvée toute seule. Les libéralités de Marie lui ayant déjà constitué une fortune, elle avait déniché un vieux gentilhomme, très noble mais quasiment réduit à la misère, Guido Galigaï, dont un ancêtre avait été fait chevalier par
Charlemagne et qui avait été ravi de l’adopter moyennant un sac d’or. Devenue Leonora Galigaï, pourvue d’un blason et d’une pléthore d’ancêtres, la fille du menuisier et de la blanchisseuse, pouvait suivre la tête haute une future reine de France.
Depuis, souvent invisible mais toujours présente, elle régentait la vie de Marie sans oublier pour autant d’amasser une fortune. Tombée follement amoureuse du beau Concini, elle avait su l’amener au mariage peut-être parce que ce ruffian avait compris qu’elle pouvait obtenir de sa maîtresse tout ce qu’elle voulait et serait son meilleur instrument, à lui, pour atteindre des sommets jugés inaccessibles lorsqu’il avait débarqué à Paris au milieu des quelque deux mille Italiens aux dents longues qui composaient la suite de la nouvelle reine. Comme, de son côté, il avait entrepris de séduire cette dernière, le couple se sentit bientôt de taille à braver tout fût-ce la colère d’un roi qui les détestait, et brûlait d’envie de les renvoyer au-delà des Alpes mais n’y arrivait pas parce que ses amours extraconjugales le mettaient continuellement dans une situation d’infériorité et déchaînaient des fureurs que seule, Leonora savait calmer.
Lorsque sa passion pour l’intrigante Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, s’était enfin essoufflée, il y avait bien eu cette soudaine poussée d’autorité qui avait placé Marie à deux doigts de la répudiation mais Leonora y avait paré en conseillant d’acheter le plus vieux compagnon d’Henri au moyen d’une union avec une belle jeune fille cousue d’or. Et le ministre Sully, vieil ami aussi en charge des finances du royaume dont le Roi réclamait toujours les bons offices pour raccommoder son ménage, avait compris qu’il ne serait jamais débarrassé de la « grosse banquière », ni des Concini dont il avait conclu à la longue que le Roi, brave entre tous les braves, en avait peur.
Lorenza, pour sa part, put mesurer l’influence de la femme au voile noir dès le lendemain de son entrée au Louvre. Alors qu’elle se morfondait dans son logis sans que quiconque parût s’occuper d’elle sauf pour lui porter ses repas, elle vit accourir, dans l’après-midi, une Honoria transformée : des profondeurs de son bruyant désespoir, elle était remontée jusqu’à une sorte de rayonnement d’orgueil satisfait :
— C’est le Ciel, en vérité, qui nous a conduites dans le voisinage de donna Leonora ! Ce matin, elle m’a menée chez la Reine qui m’a fait le meilleur accueil et même s’est excusée de m’avoir traitée comme elle l’a fait. Elle se sentait souffrante...
— Souffrante ? Il n’y paraissait pas quand elle faisait mettre mes coffres au pillage et prélevait une part de mes bijoux.
— Quel mauvais esprit vous anime, ma chère ? Ne vous a-t-elle pas dit qu’elle souhaitait les faire copier ? Et puis même si elle désire les garder ce serait, me semble-t-il, une compensation bien dérisoire en regard des soucis que vous lui causez...
— Moi ? Des soucis ? Quelle ineptie ! Je croyais y avoir mis fin puisque le Roi a renoncé à...
— La répudier ? Une fable ! Il n’en a jamais été question. C’est elle au contraire qui a pris en pitié l’état de pauvreté dans lequel son époux laissait croupir la famille de son plus vieux compagnon en proposant un mariage avec vous...
— J’aimerais vous entendre répéter cette sornette devant messer Giovanetti !
— Lui ? C’est un idiot qui n’a rien compris !
— Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée. Il agissait en pleine conformité avec ce que m’avaient dit Leurs Altesses grand-ducales !
— Taratata ! Il s’est arrangé pour se réserver le beau rôle ! Dites-moi donc pourquoi, s’il souhaite tellement ce mariage, il s’est rendu hier matin chez le Roi pour lui demander de vous laisser rentrer à Florence ?
— ... en abandonnant ma dot à titre de dédommagement pour que le vieil homme n’ait pas tout perdu !
— Le vieil homme ? Ce n’est pas parce qu’il n’a rien d’un freluquet comme son fils qu’on doit le traiter ainsi. Il est... dans la force de l’âge !
— S’il vous plaît tant, épousez-le vous-même ! Je vous fais cadeau de ma dot !
— Cessez donc de proférer des âneries ! M. de Sarrance vous veut pour femme, c’est son droit. Quant au Roi, il aurait mieux valu qu’il ne vienne pas faire cette proposition... indécente à la Reine. C’est pour cela qu’elle se sentait indisposée et on peut la comprendre !
— Indécente ? Pour quelle raison ?
— Mais parce qu’il veut vous mettre dans son propre lit ! Sa Majesté ne s’y est pas trompée, elle ! Aussi, attendrez-vous ici que l’on vienne vous habiller pour la cérémonie. Ensuite vous serez en puissance d’époux et ce sera à lui de veiller sur son bien ! A lui... et à moi !
— Comment cela à vous ?
— Je vais, comme il se doit, habiter l’hôtel de Sarrance. La Reine attache énormément de prix à ce que je reste auprès de vous. Ainsi elle sera assurée que son mari ne viendra pas rôder autour de vos jupons !
La vague de colère et de dégoût qui souleva Lorenza la sauva de l’envie de s’écrouler en larmes comme si les caissons rouge et or du plafond venaient de s’abattre sur elle. Elle était honteuse aussi que cette mégère abdiquât son rang, son orgueil pour se faire l’agent d’une fille de bas étage en échange d’un peu de vin dans un gobelet d’or et d’une chambre. Rien, en vérité, ne rappelait chez Honoria qu’elle était la sœur de ce parfait gentilhomme qu’avait été Francesco Davanzati, le père de Lorenza dont Florence gardait le souvenir comme ceux de ses plus nobles enfants. Elle n’avait jamais aimé Honoria – elle eût bien été la seule dans ce cas d’ailleurs ! – mais maintenant, alors qu’elle osait s’annoncer comme sa geôlière, elle lui aurait volontiers craché au visage :
— Quel changement ! fit-elle avec un sourire méprisant. De quels termes usiez-vous donc au sujet de la Galigaï lorsque nous avons quitté Florence ? Les plus tendres étaient, si ma mémoire est bonne, maquerelle, rebut de l’humanité, excrément du diable ? Et vous voilà devenue... quoi au juste ?
Son obligée, sa plus chère amie, sa fervente admiratrice, son esclave, vous, une Davanzati ?
En dépit de la joie mauvaise quelle affichait, Honoria devint écarlate sous ce regard noir qui la clouait à un invisible pilori. Elle haussa les épaules avec ce qu’elle espérait être de la désinvolture :
— Il faut prendre les gens pour ce qu’ils peuvent vous apporter. J’avoue avoir écouté avec trop de complaisance les méchants bruits qui courent les ruisseaux de notre ville. Cette Leonora n’est pas mauvaise après tout ! Et c’est d’un esprit vil que se faire l’écho de tous les ragots tramant par les rues. Le cas qu’en fait la Reine est significatif et je ne saurais trop vous conseiller de la traiter en conséquence. C’est grâce à elle si notre pauvre souveraine subit si chrétiennement les injures dont l’abreuve son mari, cet hérétique, ce...
— Si elle est reine c’est grâce à cet hérétique puisqu’il est le Roi. Alors, à mon tour de vous donner un conseil : un peu de respect s’il vous plaît !
— Il ne me plaît pas. On respecte ceux qui le méritent et...
Elle n’eut pas le loisir d’en dire davantage. Lorenza, incapable de la supporter plus longtemps, l’avait empoignée par le bras et mise à la porte en dépit de ses protestations et sans oublier de tirer l’élégant verrou de bronze doré. Après quoi, laissant ses nerfs l’emporter, elle se jeta sur son lit et pleura jusqu’à ce que Bibiena vînt s’asseoir auprès d’elle et la prenne dans ses bras pour la bercer sans rien dire mais en lui caressant les cheveux comme elle le faisait autrefois lorsqu’elle était une petite fille.
Blottie dans ce vaste giron rassurant, la jeune fille se calma peu à peu tandis que son cœur affolé reprenait son rythme normal. Finalement, elle se redressa, accepta le carré de batiste que Bibiena lui offrait, se moucha puis, regardant sa nourrice d’un air désolé :
— Tu as entendu, je suppose ?
— Elle crie assez fort pour cela.
— Cette fichue garce se range résolument du côté de mes ennemis. Parce qu’il ne faut plus conserver la moindre illusion : je n’ai rien à attendre des gens d’ici que de mauvais procédés ! La Reine me déteste sans même me connaître...
— Elle est sotte, vaine et méchante. Et tu es si belle ! En plus, tu as osé t’opposer à sa volonté en refusant d’épouser le vieil homme.
— J’aurais été plus sage de me taire. Demain soir, je serai sa propriété et il m’enfermera dans sa maison sous la garde d’Honoria... et ma vie va devenir un enfer ! Oh, si seulement je pouvais m’enfuir... mais personne ne veut m’aider. J’ai supplié messer Giovanetti de me donner les moyens de rentrer chez nous mais il a refusé...
— Et pourtant, il t’aime celui-là !
— Où as-tu pris cette idée ?
— Je ne parle pas beaucoup mais j’ai de bons yeux et je sais m’en servir. Je te dis qu’il t’aime !
— Alors il le montre bien mal ! Je suppose qu’il a peur de perdre son poste. N’oublie pas que c’est cette affreuse femme qui l’a envoyé me chercher !
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