Comme elle ne répondait rien, sa compagne se pencha pour la regarder sous le nez :

— On dirait que cela ne vous surprend pas ? Une bonne marraine ne devrait-elle pas déborder d’affection pour l’enfant qu’elle a tenue sur les fonts baptismaux ?

Lorenza haussa les épaules :

— Entre mon baptême et son mariage auquel j’ai eu l’honneur d’assister bien que fort jeune, nous ne nous sommes guère rencontrées. Difficile d’aimer dans ces conditions !

— Eh bien, soyez sûre, ma petite...

— Je ne suis ni votre petite ni une chambrière ! Mes ancêtres portent les armes depuis des siècles !

Elle s’attendait à quelque sarcasme. A sa surprise, Mlle du Tillet éclata d’un rire joyeux qui s’acheva en sourire... et ce sourire était charmant :

— Bravo ! Vous ne manquez pas de caractère mais évitez de le montrer. Si je vous ai dit que la Reine ne vous aimait pas c’est seulement pour vous avertir. Vous êtes beaucoup trop belle pour lui plaire et une fois mariée, cela m’étonnerait que l’on vous vît souvent à la Cour.

— Je n’ai aucune envie de m’y montrer. Je veux retourner chez moi à Florence !

— Vous êtes sincère ? Pourtant, si vous savez vous y prendre, vous pourriez vous faire un bel avenir. Il est on ne peut plus flagrant que vous plaisez au Roi !

— Mais il ne me plaît pas plus que M. de Sarrance ! s’écria Lorenza, exaspérée. J’ai dix-sept ans,

Madame ! Qui, à mon âge, peut souhaiter être donnée à un vieillard ?

— Plus bas, voulez-vous ? Et perdez cette manie de proclamer vos sentiments à tout bout de champ ! Cela peut être dangereux !

— Si vous saviez à quel point cela m’est égal !

— Mais pas à moi qui suis toute ouïe ! La Cour est un lieu redoutable où les paroles que l’on profère sans discernement risquent d’être aussi meurtrières pour la bouche qui les émet que pour les oreilles qui les écoutent ! Si vous voulez vivre – simplement vivre vous m’entendez ? – apprenez à vous taire... ou du moins à savoir à qui vous vous adressez !

Toute sa superbe éteinte, elle semblait inquiète tout à coup. Lorenza haussa les épaules :

— Vous avez peur ? Qui pourrait bien vous accuser ? Les laquais ?

— Allez-vous enfin cesser d’émettre des sottises ? Je ne vous veux aucun mal et j’avoue m’être trompée sur votre compte. A présent, je m’interroge...

— Je ne vois pas pourquoi...

— N’essayez pas de comprendre ! Suivez plutôt mon conseil : quand vous serez devant votre marraine, montrez-lui respect et soumission. Elle est la Reine après tout ! Et ravalez vos récriminations ! Elles ne serviraient qu’à resserrer la surveillance autour de vous jusqu’à ce que vous soyez remise à votre époux. Après, elle se souciera de vous comme d’une guigne parce qu’elle espère bien ne plus vous voir grâce au vieil Hector qui vous gardera sous clef. C’est une chose entendue entre eux. Vous n’aurez donc pas à soutenir un effort interminable, conclut-elle avec une satisfaction qui effaça chez la jeune fille le semblant de sympathie que lui avait inspiré le sourire de tout à l’heure.

— Je ferai de mon mieux ! Siffla-t-elle entre ses dents, après quoi le silence régna jusqu’à ce que l’on fût dans la cour du Louvre.

Normalement, seules les princesses étaient autorisées à y pénétrer avec leurs équipages mais la voiture appartenant à Marie de Médicis, le corps de garde la laissa passer et s’arrêter à l’entrée de l’escalier particulier de la Reine où veillaient des gardes en bleu et blanc.

Si le vieux Louvre était imposant de loin, il perdait les trois quarts de sa magnificence quand on y entrait à cause de ses murs d’un gris terne et sale. Mais la nouvelle venue eut à peine le temps de se demander comment une femme aussi amie du faste que Marie de Médicis pouvait s’en accommoder : le temps de franchir une porte et l’antique demeure dégradée – bien qu’il y eût tout de même, dans un coin de la cour, des échafaudages annonçant des travaux ! – se changeait comme par magie en demeure de conte de fées. Tout le luxe florentin associé à un certain goût français s’y révélait : escalier de marbre, tapis, tentures murales, miroirs, statues d’albâtre ou de bronze, meubles dorés, riches livrées. Plus encore qu’à Fontainebleau, il s’étalait ici avec profusion. Sur l’ensemble flottait une odeur de cuisine plutôt incongrue :

— Leurs Majestés sont à table, annonça Mlle du Tillet. Je vais vous conduire à votre logis. Provisoire puisque c’est l’une des amies de la Reine qui vous hébergera en attendant votre mariage. Sans le savoir d’ailleurs...

Les appartements de la Reine s’étendaient tout le long de la Seine et à l’étage supérieur se trouvaient les pièces dont pouvaient disposer les personnes qu’elle honorait de son amitié comme la princesse de Guise et sa fille, la princesse de Conti, ou encore Mme de Montpensier. Un autre était à la disposition des dames de service par quartiers quand elles n’habitaient pas dans le proche environnement du Louvre. Un autre encore était attribué à sa sœur de lait.

— Vous disposez d’un appartement, je suppose ? demanda Lorenza pensant qu’elle allait demeurer sous la tutelle de la dame.

— Non. Je réside tout près d’ici mais, jusqu’au mariage, vous logerez dans deux pièces appartenant à Mme de Montpensier qui est la meilleure personne du monde et qui est absente de Paris en ce moment. Vous y serez bien. Veillez seulement à ne pas faire de bruit.

— Je n’ai nulle raison d’en faire. Pourquoi ?

— Vous allez être la voisine de la favorite de Sa Majesté.

— Vous voulez dire de la maîtresse du Roi ? fit Lorenza, abasourdie.

— Mais non, pauvre sotte ! Qu’allez-vous chercher là ? Celle de la Reine. Le terme est peut-être un peu fort mais on peut l’appeler ainsi ! expliqua Mlle du Tillet avec un ricanement déplaisant. En outre, c’est une femme de chez vous : une nabote, sèche, noiraude, laide comme le péché, qui porte presque toujours un voile noir assez lugubre.

— Elle est si hideuse que cela ? demanda Lorenza qui savait parfaitement de qui il était question mais souhaitait apprendre ce qu’en pensait cette femme.

— Le voile n’est pas destiné à la cacher mais à la préserver du mauvais œil. Elle est consciente qu’on la déteste et aussi qu’on la redoute : le voile lui permet de fuir les regards. Elle vit le plus souvent dans son appartement – dont on dit qu’il est fastueux ! -et n’en sort que le soir quand la vie de cour prend fin. Elle descend alors rejoindre la Reine par un escalier intérieur et ce sont de longs conciliabules en tête à tête dont rien ne transpire sauf lorsqu’au matin la Reine a changé d’avis sur une affaire quelconque, mais nul ne s’en étonne. Tout le monde ici sait que la Galigaï tient la Reine entre ses mains !

— Comment est-ce possible ? Ma cousine n’a-t-elle pas un confesseur pour la conseiller ?

— L’un n’empêche pas l’autre. C’est quand celui-ci s’est retiré que l’égérie fait son entrée. Souvent tard dans la nuit... C’est d’autant plus étonnant qu’elle est dame d’atour.

— Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ! Le Roi ne passe-t-il pas la nuit avec son épouse ?

— Si... en principe, mais il accorde peu de temps au sommeil. Il joue, va chez la maîtresse de l’heure ou s’enferme avec un ministre. De toute façon, il se couche toujours tard et sa femme compense en se levant tard...

— Comment s’appelle la femme au voile ?

— C’est la dame Concini. Elle a réussi à épouser le plus beau garçon parmi les Florentins que l’on nous a amenés mais c’est la plus ancienne amie de notre souveraine...

Les deux femmes passaient alors devant la porte d’un appartement qui s’ouvrit au même instant pour livrer passage à un jeune homme vêtu avec la dernière élégance de velours grenat brodé d’argent. Brun, la moustache conquérante et l’œil de feu, il arborait un large sourire à belles dents blanches. A la vue de ces femmes, il salua avec une grâce de danseur :

— Mademoiselle du Tillet ! Quel plaisir extrême !... Et en aussi charmante compagnie ! Cette demoiselle doit être celle dont tout le monde parle et que le vieux Sarrance va avoir la chance incroyable d’épouser ? En vérité, c’est grand dommage de donner tant de beauté à un barbon et...

— Faites attention à ce que vous dites, signor Concini ! Ce barbon pourrait vous couper les oreilles s’il vous entendait...

— Mais il ne m’entend pas ! Au surplus, il se pourrait que ce soit moi qui les lui coupe un jour ! Faire une veuve d’une telle beauté ! Quelle tentation !

— Belle idée ! Vous devriez en parler à votre épouse... Venez, ma chère, nous n’avons perdu que trop de temps !... Quel rustre, en vérité ! s’écria-t-elle quand il eut disparu au bout de la galerie. Je ne comprendrai jamais ce que la Reine peut trouver d’amusant en ce bellâtre. Le Roi, lui, déteste le couple et il a tenté à plusieurs reprises de s’en débarrasser, mais son épouse pousse les hauts cris dès qu’il met le sujet sur le tapis ! Il a dû en passer par toutes les exigences que la femme souffle à la Reine : non seulement il a autorisé le mariage mais il leur a donné de l’argent et il a accepté que la conjointe occupe l’une des charges les plus importantes de la maison de Sa Majesté. Que ne ferait-on pas pour avoir la paix dans son ménage !

— Il me semblait pourtant que, voici peu, il voulait répudier ma bonne marraine, ce qui l’eût débarrassé de tout le monde ! Et je comprends d’autant moins ce que je fais ici !

Debout au milieu de la chambre où elle venait de l’introduire, Mlle du Tillet prit un temps pour regarder la jeune fille d’une façon bizarre. Un peu comme si elle la découvrait :

— Décidément vous êtes plus intelligente que je ne croyais ! Lâcha-t-elle au bout d’un instant...