— Et moi c’est la pensée de me retrouver dans le lit de ce barbon qui m’insupporte. Et vous le savez bien d’ailleurs ! Alors qu’avez-vous à me proposer, vous qui vous prétendez mon ami ?
Tout en parlant elle avait retiré la main qu’il couvrait toujours. Visiblement peiné, il n’essaya pas de la reprendre, réfléchit un moment puis soupira :
— J’espérais ne plus avoir à vous le prouver. Cependant, je vais faire une nouvelle tentative auprès du Roi. Sans grand espoir, je ne vous le cache pas, pour la raison que vous lui plaisez et qu’il refusera sûrement de vous voir partir, mais c’est un homme de bonne race, un cœur généreux... et il prendra peut-être en pitié vos angoisses.
Les yeux sombres flambèrent de colère :
— Pitié ! Angoisse ! Quand il ne s’agit que d’une vulgaire transaction mercantile ! Une affaire de gros sous ! J’estime qu’en abandonnant ma dot en échange de ma liberté, je fais preuve de générosité moi aussi. Si cet homme en veut davantage, qu’il épouse Honoria !
— De grâce, ne revenez pas là-dessus ! Je vous ai déjà tout dit à ce sujet ! C’est de l’enfantillage !
— Pardonnez-moi ! Il n’y a pas tellement longtemps que je suis sortie de l’enfance !
Elle pressa ses deux mains sur son visage pour ne pas éclater en sanglots devant lui, repoussa son siège et regagna sa chambre en courant. Il ne chercha pas à la suivre ni même à la retenir sachant bien que cela ne servirait à rien mais, pleinement conscient du degré d’affolement qu’elle atteignait – celui-là même d’un oiseau englué ! –, il envoya chercher son médecin. Fatigué, celui-ci s’apprêtait à se coucher après avoir avalé une soupe et la moitié d’un poulet mais il n’en arriva pas moins sur-le-champ en achevant de boutonner son pourpoint :
— Encore besoin de moi, ser Filippo ? Il me semble pourtant que la maison est tranquille et que Madonna Honoria...
— Il ne s’agit pas d’elle mais de donna Lorenza. L’état de ses nerfs est tel que l’on peut redouter le pire...
— Il y a de quoi, non ? Un drame lui a fait perdre celui qu’elle allait épouser et qu’elle aimait. Là-dessus on la convainc d’accepter une nouvelle alliance avec un jeune homme possédant suffisamment de charme pour lui faire oublier le premier et, au bout du voyage, c’est à un barbon qui pourrait être son grand-père qu’on va la donner !
— Je le sais, répondit Giovanetti, agacé. Aussi vais-je, dès demain, faire une nouvelle tentative auprès du Roi...
— Tu vas perdre ton temps ! Le vieux Sarrance est son ami d’enfance, son compagnon de toujours, il n’acceptera jamais de lui arracher un si friand morceau au moment même où il est sur le point de mordre dedans.
— Tu as de ces mots ! Ça aussi je le sais et si je t’appelle c’est pour te demander de veiller sur elle.
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire. C’est à Bibiena qu’il faut le dire. Elle au moins couche dans sa chambre. Ce qui n’est pas mon cas... hélas !
L’ambassadeur considéra un instant l’étroit visage du médecin, sa barbiche, ses yeux vifs et son sourire moqueur. Les deux hommes se connaissaient de longue date, et une ancienne amitié les liait, même si le médecin avait vingt ans de plus que le diplomate :
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
— Hé, hé ! Elle a de quoi faire rêver même un aveugle et je ne suis pas de bois ! Assez plaisanté maintenant ! Que veux-tu au juste ?
— D’abord que, par le truchement de sa nourrice, tu arrives à l’apaiser sans qu’elle en ait vraiment conscience. Cela ne devrait pas être difficile pour toi sans aller jusqu’au remède que tu appliques à sa tante. Ensuite, si le mariage est inévitable – ce dont je suis certain – il faudrait songer à faire en sorte de... comment dirai-je ?... de calmer les ardeurs du mari !
— Tu veux que je l’empoisonne ? Je ne vois pas comment cela pourrait se faire !
— Au banquet nuptial, par exemple... mais sans aller jusque-là ! C’est elle que l’on accuserait sans hésiter et le remède serait pis que le mal... N’y aurait-il pas un moyen de... de...
— De lui couper les siens ? Acheva Valeriano, impavide. Pour employer une autre formule : de lui nouer l’aiguillette comme on dit dans ce pays ? C’est possible : il boira sans doute beaucoup cette nuit-là et les beuveries génèrent le désordre mais veux-tu me dire en quoi cela rendrait service à la jeune épouse ? A moins de ne lui en faire avaler jour après jour, il s’en occupera la nuit suivante ou celle d’après. Ce serait, si j’ose dire, reculer pour mieux sauter. Sans compter le risque de la faire accuser de sorcellerie avec tous les désagréments que cela comporterait. C’est dangereux un homme frustré, tu sais ?
— Et celui-là le serait peut-être davantage en raison de son âge. Que faire, mon Dieu ?
— Tu l’as dit toi-même : une nouvelle tentative auprès du Roi. Il est le seul capable de faire lâcher prise à Sarrance. Moyennant finance évidemment... Et sur un autre ton que jusqu’à présent. Mais veux-tu me permettre une question indiscrète ?
— Tu es mon ami. Pas d’indiscrétion entre nous ! Parle !
— Tu t’intéresses beaucoup à donna Lorenza, n’est-ce pas ?... Un peu plus même qu’il ne conviendrait à un diplomate ?
Giovanetti détourna son regard mais cette réaction spontanée renseigna Campo au-delà de ses espérances.
— Je vois. Alors il est grand temps de te donner un bon conseil... qui pourrait tout arranger.
— Lequel ? Dis vite !
— Celui qui te serait venu à l’esprit naturellement si tu ne te laissais sombrer dans les abysses de la désolation. Tu voudrais la sauver mais tu ne le peux pas ? Tout simplement parce que tu oublies qui tu es... et surtout ce que tu représentes. Tu as des armes, sacrebleu ! Sers-t ‘en !
— Que veux-tu dire ?
— Que tu représentes ici Ferdinand de Médicis, une puissance plus riche que bien des rois et qui possède en Méditerranée une flotte puissante tandis que la marine royale française n’est forte que d’une seule galère. Alors, essaie de réfléchir : comment le grand-duc et encore plus la grande-duchesse vont-ils apprécier la façon dont les choses tournent ici ? Tu as rempli l’essentiel de ta mission puisque Henri ne répudie plus sa mégère. Aussi nos princes pourraient-ils s’indigner du sort que l’on veut réserver à une jeune fille qu’ils affectionnent et, qu’après la mort de son fiancé, on prétende lui imposer un mariage qui n’a rien à voir avec ce qu’on lui avait promis ? N’oublie pas que la France a une dette avec Florence et que son envoyé pourrait montrer quelque sévérité au lieu de faire le gros dos sans piper !
— Tu crois ?
— Je rêve ou est-ce toi qui dors debout ? As-tu oublié que donna Lorenza a hautement et devant toute la cour refusé le mariage auquel on prétend la soumettre ! Dès cet instant, tu aurais dû te ranger à son côté au lieu de laisser courir ! Et maintenant, te voilà en train de chercher je ne sais quel moyen fumeux de la soustraire aux griffes du vieux Sarrance, alors que tu devrais faire entendre la voix de ton maître. Ou elle épouse le jeune Antoine ou tu la ramènes chez elle... en laissant bien sûr un joli dédommagement au vieux grigou pour le consoler !
— Tu l’as dit toi-même : Henri n’a rien à lui refuser !
— Sauf ce qui ne lui appartient pas ! Un peu de nerf, que diantre ! Tu as une mission. Arrange-toi pour qu’on ne te la sabote pas !
Giovanetti garda le silence un moment. Il avait l’air d’un homme qui sort d’un mauvais rêve :
— Mais c’est que tu as raison ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
— Je pensais que cela te viendrait tout seul. C’est toi l’ambassadeur. J’admets que tu pouvais être décontenancé, débordé par la rapidité des événements mais, à présent, il faut te reprendre !
— Et, par le sang du Christ, c’est ce que je vais faire. Cependant...
— Cependant, quoi ?
— Imagine que le Roi revienne à son projet initial ?
— Renvoyer la grosse Marie ? Allons donc ! Ils viennent de faire la paix ! Il est trop tard. En outre, c’est avec un vif plaisir qu’il a vu arriver la filleule de sa femme...
— Si tu penses me rassurer ! Il ne demande qu’à la partager avec son vieux camarade...
— Cela, tu n’es pas censé le savoir. Tu t’en tiens au marché conclu un point c’est tout !... Je peux retourner me coucher maintenant ?
— Va ! Mais passe d’abord chez elle pour qu’elle puisse au moins passer une bonne nuit... en attendant la suite.
— J’y vais !... Et essaie de dormir toi aussi ! On se bat mieux quand on a l’esprit clair. Je peux t’y aider si tu veux ?
— Merci non ! Tu as raison : j’ai besoin de voir clair... et j’ai presque envie d’aller voir le Roi dès ce soir. Il est déjà rentré, lui, il n’est pas homme à se prélasser sur une barge au fil de l’eau...
— Va dormir, te dis-je ! Tu en as besoin et tu peux être sûr que notre Vert Galant profite de cette nuit où son épouse navigue en musique pour investir le lit de quelque jolie fille.
Avec un soupir accablé, Giovanetti montra la porte à son trop sagace médecin :
— Dehors ! Tu ne peux pas savoir à quel point quelqu’un qui a toujours raison peut être fatigant !
En fait, Filippo Giovanetti ne ferma pas l’œil de la nuit. Il la passa tout entière à chercher par quel biais avoir cette conversation avec un souverain qu’il n’avait jamais considéré comme bien redoutable étant donné l’excellence des relations établies avec la Toscane depuis plusieurs années. Il n’en était que plus conscient du fait qu’il allait devoir le contrarier.
Il s’en persuada davantage encore lorsque en haut de l’escalier du Roi qui desservait les appartements du souverain, il vit en sortir son confrère espagnol, don Pedro de Tolède, tout ébouriffé de colère. Il traînait derrière lui son habituelle escorte de conseillers lugubres, entièrement vêtus de noir à l’exception des gigantesques fraises « en roue de moulin » qui leur enserraient le cou, rendant impossible toute communication entre les membres et la tête et obligeant ainsi ces majestueux seigneurs à se rendre mutuellement de menus services comme de se moucher ou de se gratter le crâne. Spectacle qui d’habitude divertissait beaucoup l’envoyé florentin mais qui, cette fois, ne lui arracha même pas un sourire. Après un entretien avec ces gens-là, Henri devait souffler la fureur par les naseaux ! Aussi fut-il immensément soulagé quand, alors qu’il pénétrait dans le cabinet du Roi, il l’entendit rire à gorge déployée :
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