— On dirait que vous avez du succès ? remarqua Filippo. C’est un présage, j’espère.
— Dois-je donner une pièce de monnaie ?
— Surtout pas ! Vous vexeriez cette brave femme qui n’a d’ailleurs rien d’une miséreuse. C’est un hommage spontané à votre beauté !
Elle envoya alors un baiser et mordit à belles dents dans la chair juteuse. Sa mauvaise impression de tout à l’heure avait disparu et s’il n’y avait eu la perspective de ce mariage odieux, elle eût adopté sans hésiter l’idée de vivre au cœur de ce peuple bon enfant qui l’accueillait sans la connaître.
On mit un moment à franchir le pont qui formait un goulet d’étranglement mais ensuite, on fut assez vite à destination. La rue Mauconseil était en effet très convenable. Moins d’un siècle plus tôt, le roi François 1er avait fait diviser en lots le vaste terrain occupé jadis par l’hôtel des ducs de Bourgogne dont il ne subsistait plus qu’une haute et étroite tour quadrangulaire au sommet de laquelle le duc de l’époque, Jean sans Peur, avait installé sa chambre afin de s’y protéger du poignard des assassins que le meurtre brutal de son cousin et rival, le duc d’Orléans, avait dressés contre lui. A quelque vingt mètres au-dessus du sol, il pensait être mieux à l’abri[11]. Telle qu’elle était, cette tour, noircie par le temps, avait quelque chose de sinistre comparée aux constructions récentes qui l’entouraient. Parmi elles, une salle de spectacle, leur contemporaine, accueillait la troupe des Enfants sans Soucis qui mettait dans le quartier une animation certaine[12].
L’hôtel de l’ambassade n’était pas très grand mais bien décoré de tentures, de meubles et d’objets que l’on devinait choisis par un homme de goût désireux de recréer autour de lui une ambiance florentine encore que résolument masculine à laquelle Lorenza fut sensible : elle n’avait jamais aimé les fanfreluches. Sa chambre était suffisamment vaste pour qu’elle s’y sente à l’aise avec Bibiena pour laquelle on dressa un lit de camp. En revanche, Honoria ronchonna qu’elle n’avait pas l’habitude de coucher dans un corps de garde, ce qui était très exagéré comme le lui fit observer sa nièce. Elle n’en alla pas moins se plaindre à Giovanetti. Celui-ci lui répondit qu’elle ferait aussi bien de s’y habituer : l’hôtel de Sarrance n’abritait que des hommes à l’exception des servantes. Apparemment, elle n’avait pas encore examiné la question mais cette perspective lui parut tout à coup si affreuse qu’elle jugea utile de s’évanouir sur-le-champ. Sa manière à elle était assez particulière par rapport à ce qu’on pouvait observer chez les autres femmes : elle commençait par rouler les yeux afin de ne présenter que le blanc, puis écartant les bras en un curieux mouvement de flottement, elle se laissait tomber d’un seul coup sachant bien que la masse de ses jupes amortirait le choc sur le plancher. Elle ne pâlissait pas le moins du monde.
Ser Filippo considéra un instant le phénomène puis tira un cordon de sonnette pour que l’on aille quérir le médecin à l’étage au-dessus. Occupé à reprendre possession de son petit logis, celui-ci s’exécuta mais sans retenir un énorme soupir : les vacances étaient terminées...
Durant tout le temps du voyage qu’il s’était imposé de faire à cheval en dépit de rhumatismes naissants, il avait réussi à se tenir à distance de son cauchemar. Aussi, durant le séjour à Fontainebleau, il partait tous les matins herboriser dans la forêt ramassant plus de champignons que de simples et ne rentrant qu’à la nuit.
Parvenu dans le cabinet de l’ambassadeur, il considéra la « malade », leva les yeux au plafond, et, avant de faire quoi que ce soit, demanda, sûr d’être entendu :
— Ces dames vont rester ici longtemps ?
— Jusqu’au mariage... à moins qu’on ne les loge au Louvre évidemment, ce qui serait normal. Mais l’autre soir, je n’ai pas eu l’impression que la Reine souhaitait beaucoup la présence de donna Lorenza dans son entourage. Elle est stupide mais pas au point de ne pas remarquer de quel œil son époux a considéré la nouvelle venue. Cela dit, tu ne vas pas me la laisser dans les jambes ? ajouta-t-il en désignant la grasse forme inerte étalée sur son tapis.
Pour seule réponse, Valeriano Campo appela deux valets solides, fit transporter Honoria sur son lit. Là, sans même prendre la peine de la dégrafer, il lui administra deux claques puis lui mit un flacon de sels sous le nez. Ce fut magique. La malade s’assit comme une trappe se soulève et, de toute sa force, assena une gifle sur la joue du médecin :
— Où avez-vous appris, malotru, à soigner une noble dame ? Vous n’êtes qu’un âne !
— J’ai pourtant le sentiment d’opérer des cures miraculeuses, fit-il avec son sourire en coin, mais puisque vous voilà à nouveau vaillante, souffrez que je me retire !
— Il n’en est pas question ! J’ai besoin de soins !
— Rien que votre camériste ne puisse vous prodiguer ! Si ce malaise vous reprenait, je crois que vous n’apprécieriez pas le traitement suivant.
— Et qu’est-ce ?
— Une jatte d’eau froide... dans la figure ! Mais je ne saurais trop vous recommander une tisane de tilleul au coucher !
Sur le seuil, il croisa Bona qui s’efforçait d’entrer en passant inaperçue et l’arrêta pour lui glisser une petite boîte dans la main :
— Dans la tisane, mettez deux grains de cet ellébore ! Elle dormira bien... et vous aussi d’ailleurs... ainsi que le reste de la maison !
Cet incident vaguement grotesque n’avait pas échappé à Lorenza mais elle s’était bien gardée de s’en mêler. Les lubies de sa tante ne l’amusaient plus en admettant que cela eût déjà été le cas. Tandis que Bibiena sortait des coffres de quoi s’habiller pour le souper, elle regardait derrière la fenêtre le petit jardin qu’éclairait un quartier de lune, gagnée par un accès de mélancolie. Il perdait ses feuilles comme elle-même ses illusions. L’avenir qui, un instant, lui était apparu si séduisant quand son regard avait croisé celui d’Antoine et qu’il avait voulu s’élancer vers elle, s’était changé en farce sinistre. Tant qu’elle serait à l’abri dans cette maison où elle foulait encore le sol natal tout irait bien, mais pour combien de temps ? Au lieu du superbe garçon qui avait si vite effacé l’image du charmant Vittorio, on allait la livrer, dépouillée de ses biens car, de surcroît, elle payait pour ce mauvais marché, à ce vieil homme qui l’avait couvée d’un regard lubrique... Et que durerait cette attente ? Deux jours ? Trois jours ? Un peu plus peut-être puisqu’on était bien obligé de laisser à la Reine le temps de se réinstaller, mais sans doute cela n’excéderait pas une semaine. Il était visible que le vieux bouc brûlait d’impatience de toucher le prix de ses bons offices en se gorgeant de l’or des Davanzati et en la mettant, elle, dans son lit.
— Jamais ! Grinça-t-elle entre ses dents serrées. Jamais je ne lui permettrai de me toucher ! J’aimerais mieux...
Quoi ? Mourir ? Sa jeunesse, son envie de vivre se cabraient contre cette idée. Le tuer lui vaudrait l’échafaud et reviendrait au même... en plus désagréable.
Au souper qu’elle prit seule avec son hôte – Honoria avait exigé d’être servie chez elle avant de prendre la tisane prescrite ! –, Lorenza toucha à peine aux plats que, en raison de leur arrivée tardive, Giovanetti avait fait venir d’un cabaret voisin, et garda un silence dont l’ambassadeur n’eut aucun mal à deviner la source. Quand on eut apporté le dessert composé de compote de prunes et de craquelins, il renvoya d’un geste le valet, considéra un instant son jeune vis-à-vis, eut un soupir et finalement étendit le bras à travers la table pour saisir la main abandonnée sur la nappe :
— Vous me navrez, mon enfant ! fit-il avec une infinie douceur. N’y a-t-il rien qui puisse chasser ces lourds nuages sur votre front ?
Elle eut pour lui un bref regard :
— Pourquoi poser une question dont vous connaissez parfaitement la réponse ? Éloignez de moi ce mariage immonde et il n’y aura plus de nuages.
— Si seulement je savais comment m’y prendre mais comme vous je me suis trouvé pris au piège...
— A cette différence près que ce n’est pas vous qui allez payer le prix. Je croyais qu’un diplomate pouvait répondre à toutes les questions ?
— Ce serait trop beau. Nous ne sommes que des hommes, Madonna, avec tout ce que cet état comporte de limites.
— Ne pouvez-vous au moins gagner du temps ? Celui d’en référer au grand-duc Ferdinand ? Le mariage que j’avais accepté n’est pas celui qui est aujourd’hui prévu. Vous le savez et il le sait ! Envoyez-lui un courrier, que diable ! lança-t-elle, exaspérée.
— S’il y avait là l’ombre d’une chance, ce serait déjà fait, mais nous approchons de l’hiver et vous connaissez la distance qui nous sépare de Florence...
— Ce qui veut dire que je serai mariée avant même qu’il n’y parvienne ?
— Exactement !
— Alors aidez-moi à fuir ! Mieux encore, faites de moi ce messager !
— Vous ne savez pas ce que vous demandez. C’est un métier que celui de courrier et un métier rude ! Vous n’arriveriez pas vivante !
— Je suis prête à tenir le pari ! De toute façon, s’il m’arrivait malheur ce ne serait pas pire que ce qui m’attend ! Je vous en supplie, laissez-moi partir... ou plutôt m’enfuir si vous préférez, ce qui aurait l’avantage non négligeable de ne pas engager votre responsabilité.
— S’il n’y avait que cela, je n’hésiterais pas un instant. On n’envoie pas un ambassadeur au bourreau. Tout ce qu’il peut risquer c’est un traquenard au coin d’une rue nocturne, le coup de poignard assené par une main invisible mais je ne peux accepter l’idée de vous laisser vous perdre dans une ville inconnue, dangereuse même pour ses habitants, dans un pays dont vous ignorez tout. Croyez-moi, vous n’iriez pas loin et la pensée de votre mort obscure, misérable voire cruelle m’est insupportable ! Ne me demandez pas cela !
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