— En vérité, cela ne semble pas vous soucier beaucoup, fit-elle d’une voix où la colère perçait sous le chagrin. Que vous est-il arrivé Antoine ? Vous n’êtes plus le même !

Ce n’était que trop vrai. Mais comment lui dire qu’un seul regard avait changé son cœur sans la blesser trop cruellement ? Au moins dans son orgueil. Il ne restait plus que les échappatoires, le mensonge et puis laisser faire la vie. Avant tout, gagner du temps. A une jolie fille, les amoureux ne manquaient pas et il le savait.

— Non, Elodie, je n’ai pas changé. Et le mariage de mon père me met dans une situation difficile parce qu’il me déplaît de vivre sur la fortune de sa nouvelle épouse !

— Cette fortune sera à votre père. Il n’y a là rien que de très naturel puisque vous êtes son seul héritier.

— A cela près qu’il souhaite s’en donner d’autres ! Non, Elodie, avant de songer à me marier, je dois d’abord me faire une place, un nom autre que celui de fils du marquis de Sarrance !...

Le chagrin qu’il redoutait tant fit place à un petit rire un rien déplaisant :

— Me faudra-t-il donc attendre que vous deveniez maréchal de France ou ambassadeur ou Dieu sait quoi ?

— C’est ridicule ! Demandez donc à votre mère ce qu’elle en pense ?

— Ma mère ? Que vient-elle faire ici ?

— Sans y être tout à fait hostile, notre mariage ne lui convenait guère, il me semble ?

— Quelle mère ne souhaite pour sa fille l’établissement le plus favorable ? D’ailleurs, avant que le marquis ne se dévoue, elle ne vous considérait plus comme un prétendant valable puisque c’était vous qui deviez épouser cette fille de... de... de commerçants.

— Nièce d’un grand-duc et filleule d’une reine de France ! Vous avez le dédain facile ! Quant à moi, n’ai-je pas assez clamé que je ne voulais pas renoncer à vous ?

— C’est bien pourquoi je suis surprise ! Plus rien ne vous y oblige à présent. Votre père a demandé ma main, nous pouvons nous marier demain et vous partez pour l’Angleterre ! En vérité, Monsieur, vous vous moquez ! Je ne suis pas de celles dont on peut se jouer !

Elle n’avait que trop raison et Antoine en était conscient. Il était normal qu’elle se sente offensée...

— Loin de moi cette pensée ! Soupira-t-il avec lassitude. Je vous ai...

Prenant soudain conscience de ce qu’il était sur le point de formuler- je vous ai trop aimée ! –, il corrigea à temps :

— ... toujours trop respectée pour l’ignorer. Et je ne vous ai dit que la vérité : le Roi m’envoie à Londres !

— Sans explication ? Et vous ne vous êtes pas rebellé ?

Poussé dans ses derniers retranchements, il lâcha :

— Puisque vous voulez le savoir, le Roi s’oppose à notre mariage !

La surprise la laissa sans voix un moment qui parut un siècle à Antoine jusqu’à ce qu’elle articule :

— La raison ?

— Allez la lui demander ! Il m’a répondu que les rois n’avaient pas à expliquer leurs décisions...

Le silence qui s’ensuivit pesa très lourd. Ils restaient là, face à face, séparés par un fossé qui allait s’agrandissant sans ébaucher le moindre mouvement l’un vers l’autre et, brusquement, tout vola en éclats :

— Je vous hais, Antoine de Sarrance ! Je vous hais et vous haïrai ma vie entière ! hurla-t-elle avant de s’enfuir en courant...

Chapitre IV

Les Florentins à Paris

La journée était froide et grise. Le temps, hier encore clément, avait changé pendant la nuit. Au vent violent qui s’était soudain levé avait succédé une pluie fine et pénétrante qui détrempa tout autant et mieux qu’un gros orage parce qu’elle s’installa. Gris et bas, le ciel avait l’air de pleurer et Lorenza n’était pas loin d’en faire autant lorsque l’on atteignit la capitale du royaume de France.

Enfermée dans sa noire ceinture de murailles médiévales qui portaient encore les traces du dernier siège – celui que son maître actuel avait dû lui imposer pour la conquérir –, Paris ressemblait à une grosse femme étouffant dans son corset trop serré et sur le point d’exploser : des fumées lui sortaient par les naseaux et aussi une rumeur faite de tant de bruits divers qu’il était difficile d’un distinguer un seul... Tout autour, des collines étaient piquées de moulins, de bois, de vignes, de villages et, à leur pied, les faubourgs étaient comme un trop-plein débordant.

Passé le barrage militaire de la porte Saint-Jacques, gardée avec nonchalance par des soldats qui regardaient défiler d’un œil blasé le flot habituel de ceux qui entraient ou sortaient, on débouchait dans une rue pavée, bordée de bâtiments sévères – des collèges, deux ou trois églises –, et de laquelle débouchaient d’étroites venelles obscures répandant une boue noirâtre faite de poussière et de détritus qui se reformait dès qu’il pleuvait et répandait une odeur pénible. Pourtant, au bas de cette artère en pente apparaissaient les tours d’une grande église, la cathédrale Notre-Dame, imposante et belle certes, mais qui ne pouvait rivaliser avec l’image venue aussitôt à l’esprit de Lorenza : Florence telle qu’elle en gardait le souvenir, vue depuis le jardin de sa maison de Fiesole avec ses toits que le soleil dorait ou rosissait selon l’heure, la coupole du Duomo, ses campaniles, ses jardins... Évidemment, la voirie n’y était pas plus active qu’ici mais la poussière restait poussière le plus souvent et il y avait tout le reste... ce dont se compose l’atmosphère d’une ville ! Et des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille. Faudrait-il vivre dans cette grisaille nauséabonde ?...

A ce moment, la tête d’Honoria surgit du carrosse :

— Quelle horreur !... C’est ça, Paris ? Avons-nous fait tout ce chemin pour habiter ce bourbier ?

Cette voix glapissante, criarde !... C’en était trop pour Lorenza qui se retourna sur sa selle :

— Si vous êtes ici, c’est que vous l’avez voulu, tante ! Personne ne vous oblige à y rester et vous, au moins, vous pouvez repartir quand vous voulez ! J’aimerais pouvoir en dire autant !

— Allons, mesdames ! Intervint Giovanetti sur un ton apaisant. Ne jugez pas à première vue ! Surtout par ce temps ! Quand nous atteindrons la Seine, vous verrez que Paris est une ville plus belle que vous ne le pensez et que le Roi y applique tous ses soins.

En effet, à mesure que l’on avançait on découvrait des chantiers, des échafaudages chargés d’ouvriers dont beaucoup, insoucieux de la pluie, sifflaient ou chantaient. On construisait, on rénovait, on décorait et, quand la petite troupe atteignit le fleuve, une éclaircie se produisit comme par miracle découvrant la majesté de Notre-Dame, du vieux palais de la Cité, des tours du Louvre encore médiévales mais allégées par le long bâtiment neuf qui les joignait au palais inachevé des Tuileries. Et aussi un pont magnifique dépourvu – grande nouveauté ! – de maisons et offrant l’élégance de ses balcons arrondis de part et d’autre d’une chaussée grouillante de vie.

— Le Pont-Neuf ! commenta l’ambassadeur. Le Roi l’a inauguré il y a deux ans et la Grande Galerie du Louvre l’a été ce printemps. Sa Majesté aime sa ville conquise au prix de tant de peines et lui consacre toutes ses attentions afin d’en faire la plus belle capitale d’Europe. J’avoue que je m’y plais assez... quand il fait beau du moins !

— Eh bien, vous n’êtes pas difficile ! grogna donna Honoria. Et où nous conduisez-vous présentement ? Au palais, j’imagine ?

— Pas en l’absence de la Reine, voyons.

Enchantée de trouver une nouvelle raison à sa mauvaise humeur, la dame n’y manqua pas :

— Mais elle est partie de Fontainebleau hier. Elle rentre à pied ?

— Non, Madonna : en bateau ! fit l’ambassadeur qui ne put s’empêcher de rire. Outre que le parcours est fort plaisant, la Seine, au contraire des chemins, n’a ni pierrailles ni ornières et la barge royale est des plus confortables... Seulement elle va plus lentement qu’un cheval !

— Alors où allons-nous ? Encore dans une auberge ?

— Non pas ! Depuis le mariage de Sa Majesté, le grand-duché a établi son ambassade dans une belle demeure de la rue Mauconseil, pas très loin du Louvre. J’ose espérer que vous vous y trouverez bien !

— Rue Mauconseil ? Drôle de nom pour une ambassade !

— S’il fallait s’arrêter à ce genre de détail ! Ce qui compte c’est que l’endroit est plaisant, les bâtiments voisins ont moins de cent ans à l’exception d’une vieille tour. Rentrez à présent, Madonna, si vous ne voulez pas être importunée ! Nous allons emprunter le Pont-Neuf ! Toute la ville s’y donne rendez-vous !

Une véritable foule l’encombrait. Lorenza fut amusée par ses couleurs et sa diversité. Il y avait là des badauds attirés par la nouveauté de l’endroit, des religieux venus quêter, des gentilshommes empanachés entourés de leurs gens, des marchands d’oiseaux, des vendeurs d’orviétan, des tondeurs de chiens, des arracheurs de dents, des tireurs d’horoscopes mais aussi des tire-laine, coupeurs de bourses et autres truands, des filles de joie cherchant à aguicher les bourgeois un rien solennels dont les yeux luisaient alors même qu’ils les repoussaient d’un air dégoûté, enfin des étudiants braillant des chansons à boire sans compter les chevaux et les voitures qui ne pouvaient avancer qu’au pas. Horrifiée, donna Honoria avait fait baisser les mantelets de cuir mais avec ses vêtements masculins Lorenza imita Filippo Giovanetti, joua le jeu, répondant aux œillades des filles et aux plaisanteries des jeunes hommes avec bonne humeur, salua quand son compagnon saluait et attrapa au vol la belle pomme que lui lançait avec une plaisanterie qu’elle ne comprit pas une grosse marchande aux joues aussi rouges que ses fruits.