Cependant, si elle ne brillait pas des feux d’une vaste intelligence, Marie de Médicis n’était pas complètement idiote et sa jalousie toujours en éveil flaira le danger. Elle s’adressa à l’ambassadeur :

— Ser Filippo, ronronna-t-elle, ne m’avez-vous pas dit, ce matin, que donna Honoria Davanzati accompagnait sa nièce ?

— En effet, Majesté, mais j’avais cru comprendre que la Reine...

— Rien du tout ! Si sa présence ne s’imposait pas pour cette première entrevue, elle devient indispensable dès l’instant où ma filleule demeure au palais. Faites-la chercher sur l’heure ! Leurs bagages suivront demain ! Vous pouvez vous retirer, ma filleule ! Madame de Guercheville, continua-t-elle en se tournant vers sa dame d’honneur, veuillez conduire donna Lorenza dans nos appartements et veiller à lui trouver un endroit où dormir. Nous sommes un peu à l’étroit ici mais... qu’y a-t-il encore ?

La question s’adressait à la jeune fille qui, mettant son orgueil de côté, venait de s’agenouiller devant elle :

— Je demande pardon à Votre Majesté mais je la supplie de me laisser rentrer à Florence ! J’avais accepté ce mariage offert par Leurs Altesses grand-ducales bien que je vinsse de perdre un fiancé que j’aimais en espérant justement y trouver l’apaisement mais, puisqu’il s’agit désormais de quelqu’un d’autre, je requiers l’autorisation de partir ! Là-bas, je retournerai aux Murate !

— Vous m’ennuyez, ma chère et je n’aime pas à me répéter. Vous resterez et vous épouserez le marquis. Sinon ce n’est pas dans un couvent que nous vous enverrons mais à la Bastille comme la rebelle que vous seriez alors ! Emmenez-la, Guercheville ! Cela a assez duré !

Avec douceur, la dame prit la main de Lorenza pour l’aider à se relever :

— Venez ! dit-elle. Il ne faut pas contrarier la Reine.

Elle n’en dit pas davantage mais la jeune fille lut dans les yeux clairs de cette femme d’un certain âge au visage aimable une totale compréhension et se laissa emmener puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire pour ce soir...

Tandis que Lorenza vaincue mais non résignée quittait le Salon ovale, Hector de Sarrance recevait les félicitations de ses pairs avec une satisfaction qui en indisposa plus d’un.

— Regardez-le donc ! fit Joinville, frère du duc de Guise, à Bellegarde. On dirait un paon qui fait la roue !

— Paré de plumes un rien défraîchies ! Il faut avouer qu’il a de quoi être content : une fille éblouissante et une grosse fortune ! Je me demande ce qu’en pense son fils ? Visiblement, il ne semble pas enchanté ! Pourtant, il devrait l’être. Il m’a dit ce tantôt être amoureux de la petite La Motte-Feuilly et vouloir l’épouser.

— C’était avant d’avoir vu la belle Lorenza ! La jouvencelle en question est gentille mais ne supporte pas la comparaison et le malheureux pourrait bien se trouver victime du plus imprévu des coups de foudre ! Cela arrive...

— Moi, si j’étais le marquis Hector je ne me rengorgerais pas comme il le fait en oubliant que la Roche Tarpéienne est toujours près du Capitole. Je ne lui donne pas... disons deux mois avant d’être cocu !

— Par son fils ?

— Oh non ! Si j’en crois la mine d’Antoine, il serait plutôt tenté par le parricide ! Par le Roi, mon cher ! Notre Vert Galant regardait la petite comme un matou une jatte de crème. Tout juste s’il ne se léchait pas les babines !

Le prince de Joinville n’était pas le seul à avoir observé la physionomie d’Henri IV. Si Antoine, lui, pris à son propre piège, n’avait rien vu, Courcy n’en avait pas perdu une miette. Tandis qu’Hector proclamait ses intentions matrimoniales, il s’était hâté, profitant de la stupeur générale, de tirer son ami en arrière afin de lui éviter, soit un geste soit des paroles inconsidérées.

Au moment où la jeune fille était apparue, Thomas avait pressenti une catastrophe. Il connaissait trop bien Antoine et ses nombreuses aventures pour l’imaginer de glace et l’œil terne devant tant de rayonnement juvénile ! Qu’il soit tombé amoureux de La Motte-Feuilly au point de vouloir l’épouser l’avait laissé perplexe. La petite était charmante, c’était une chose entendue, mais dans le genre fragile – selon Thomas, il ne devait pas y avoir beaucoup de rembourrage entre la peau quasi translucide et les os ! – et jusqu’à présent les goûts d’Antoine l’avaient attiré vers les belles plantes. Il le voyait mal passer sa vie à contempler un bibelot que les années dessécheraient rapidement. Mais tout venait de changer avec l’apparition de cette Lorenza et Thomas sentait poindre à l’horizon une longue suite de problèmes, peut-être douloureux.

Tandis qu’il l’écartait du devant de la scène, Antoine avait eu pour son ami un regard éperdu :

— Dis-moi que je suis en train de rêver... que je vais me réveiller de ce cauchemar avant de devenir fou !

— Je crains fort que non ! Il va falloir que tu te fasses à l’idée que cette ravissante créature va devenir ta belle-mère !

L’œil du jeune homme flamba :

— Ne sois pas bêtement cruel ! Ce qui m’arrive est épouvantable.

— Si tu crois que je n’ai pas compris ! Elle te plaît, n’est-ce pas ?

— Me plaire ? Quel mot ridicule quand on vient d’être frappé par la foudre ! Comment aurais-je pu penser qu’elle était si belle... surtout après ton rapport grotesque ! Mais où avais-tu les yeux, bon Dieu, quand tu observais le retour de Giovanetti ?

Une demoiselle mûre, laide comme les sept péchés capitaux de surcroît ! Et moi qui t’ai cru comme un imbécile ! Tu avais trop bu ?

Même s’il en avait toujours une petite réserve au service de son ami, la patience n’était pas la vertu cardinale de Courcy. Son poing se referma comme un étau sur le poignet d’Antoine :

— On se calme ! Je t’ai seulement rapporté ce que j’ai vu dans le carrosse. En revanche... pendant que cette mégère vitupérait, j’ai entendu rire un jeune cavalier qui se tenait près de l’ambassadeur et qui m’est apparu si beau que je me suis demandé si ser Filippo n’avait pas un faible pour les jolis garçons. Quel idiot j’ai été. Ce devait être elle déguisée en garçon ! Mais c’est trop bête, tu as raison...

Antoine n’eut pas le temps de répondre. Son père les abordait et lui tapait sur l’épaule :

— Eh bien, monsieur mon fils, vous voilà heureux, j’espère ? Je vous ai évité un mariage qui vous déplaisait et nous sommes riches ! Vous allez pouvoir épouser votre Elodie même si elle ne nous apporte pas un liard !... et vous serez accompagnés de ma bénédiction en plus ! Je vais même demander sa main sans plus tarder afin qu’on nous marie le même jour ! Ce sera charmant !

Thomas vit Antoine blêmir et retint sa respiration mais celui-ci s’était repris assez pour répliquer :

— Rien ne presse, Monsieur ! Il ne faut jamais trop se hâter... et je crains que vous ne vous soyez laissé emporter par votre... désir de m’aider mais cette jeune fille a trente ans de moins que vous et...

Le marquis éclata d’un rire sauvage. Simultanément, ses pupilles se rétrécirent et Thomas comprit, avec effroi, qu’il avait parfaitement compris l’émoi de son fils et qu’il le savourait même avec un plaisir démoniaque :

— Et après ? Allez donc demander au Roi si un tendron lui ferait peur ? Pas à moi, en tout cas, et je le prouverai en agrandissant notre famille ! Ce jeune corps devrait produire de beaux fruits !

Thomas se lança dans la bataille pour secourir son ami. Il se mit à son tour à rire en feignant la joie :

— Je vous fais confiance ! Mais prenez garde, Monsieur, que le Roi ne souhaite partager le festin. Il est évident que la beauté de votre future épouse l’a ému. Il la regardait de façon fort douce... et l’on dit qu’en ce moment son cœur est libre...

Non seulement Hector ne fit pas chorus mais ses lèvres se serrèrent jusqu’à ne plus former qu’une mince ligne :

— Je ne le lui conseille pas ! Soyez sûr, mon garçon, que je saurai garder ce qui est à moi !

— Pas encore ! Lâcha Antoine, exaspéré. Vous oubliez qu’elle vous a refusé et réclamé son retour à Florence !

— Elle changera d’avis, voilà tout ! La Reine y veillera ! Quant à vous, mon fils, ne songez qu’à vous réjouir ! Je vais travailler à votre bonheur !

Et sur ces mots où planait une vague menace, il tourna les talons en sifflotant un air de chasse. Les deux jeunes gens le regardèrent s’éloigner en silence. Ils découvraient l’un et l’autre qu’en revendiquant la main de Lorenza le vieil homme n’avait pas obéi au simple désir de renflouer ses finances précaires et de s’assurer la dot royale qui risquait de lui échapper, mais à une impulsion tout aussi humaine mais infiniment plus primitive parce que animale : le rut du vieux mâle devant la plus jolie femelle du troupeau. Riche ou pas, il voulait Lorenza dans son lit et entendait l’y retenir envers et contre tous. La beauté chaleureuse de la jeune fille avait éveillé en lui une de ces passions sans amour que l’âge peut rendre redoutable.

— Que vas-tu faire ? S’inquiéta Thomas.

— Me resterait-il quelque chose à faire ?... A part peut-être me passer l’épée au travers du corps pour m’éviter d’embrocher mon père !

— Allons ! Tu n’en penses pas un mot !

— Si ! Je te jure que si... Mais j’ai l’impression d’être en train de devenir fou !... Pardonne-moi, il faut que j’aille prendre l’air ! J’étouffe !

L’instant d’après, il avait disparu, fendant la masse des courtisans sans leur accorder un regard ni se soucier d’en bousculer deux ou trois. De quoi s’attirer quelques duels mais les personnes en question n’étaient sans doute pas d’humeur belliqueuse. Il est vrai aussi que la carrure du jeune officier et sa réputation de bretteur pouvaient dissuader quiconque de la provoquer.