- Elle a été coupée ! affirmait Crenn en sortant de la salle basse.
Mais coupée par qui ? Autre question : pourquoi un des Fragan avait-il trouvé la mort dans l'eau si l'explosion n'y était pour rien ? Le docteur Pèlerin, qui avait examiné les corps à la demande du maire et de la gendarmerie, s'était montré formel : ce garçon était mort noyé. Avait-il tenté de sauver celle que l'on sacrifiait si lâchement ? S'était-il jeté à sa suite et était-ce lui qui avait coupé la corde avant que la mort n'intervienne et le réunisse à Loeiza ? Cela pouvait signifier qu'il l'aimait et d'un amour assez fort pour rompre le lien de fidélité qui les attachaient lui et son frère au marquis ?...
Un coup de vent, en s'engouffrant dans sa mante pour l'envelopper de froidure, la rappela à la réalité. D'ailleurs on arrivait : le chariot était arrêté et des hommes enlevaient les cercueils pour les porter à la double tombe ouverte au flanc du coteau où deux fossoyeurs attendaient, appuyés sur leurs bêches. Le prêtre suivit, lisant des prières et entraînant dans son sillage les quelques assistants. Des prières encore tandis que l'on mettait les corps en terre, une dernière bénédiction puis les fossoyeurs commencèrent à les recouvrir à grands gestes précis, habitués. Pendant ce temps, Laura regardait autour d'elle, cherchant le capitaine Crenn qui aurait dû être là puisque c'était lui qui s'était chargé des formalités entre les deux villes. C'est alors qu'en haut du cimetière elle vit, enveloppé d'un long manteau noir, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux et la main droite sur une canne, une silhouette que cependant elle reconnut aussitôt : Bran Magon de la Fougeraye plus mégalithique que jamais assistait à l'enterrement de sa fille... Elle en fut contente parce que sa présence était peut-être le signe d'un reste d'amour dont il se pouvait que cet homme n'eut pas conscience.
Entre ses mains, elle tenait un bouquet de bruyères cueillies sur le chemin. Elle s'agenouilla sur la terre égalisée à coups de pelle et déposa le bouquet devant la croix de bois que l'on venait de planter mais, auparavant, elle ôta une branche qu'elle mit dans la poche de sa robe sous l'oil interrogateur de Lalie.
D'un signe de tête, elle lui désigna la forme immobile découpée sur le ciel de plus en plus sombre :
- J'arriverai bien à la lui donner un jour, murmura-t-elle.
- Pourquoi pas tout de suite ?
- Essayons toujours !
Mais quand les deux femmes arrivèrent en haut du sentier, le père de Loeiza venait de libérer un cheval attaché à un arbre, sautait en selle avec l'aisance d'un cavalier accompli et s'éloignait dans la direction opposée à la ville.
- Il rentre à la Fougeraye, dit derrière Laura la voix d'Alain Crenn. C'est déjà beau qu'il soit venu...
- Et vous, où donc étiez-vous ? demanda la jeune femme.
- J'arrive à la fumée des cierges, je sais, mais j'ai une bonne raison : vous allez avoir, je crois, un autre enterrement à payer, citoyenne Laudren. On a retrouvé les Vincent !
- M... morts ?
- On ne peut plus. Et pas d'hier ! Le chien d'un berger les a flairés dans un trou de la lande sur les arrières de Château-Malo. Ils étaient tous là : le père, la mère et les deux fils... On avait mis de la chaux dessus, mais cela ne suffisait pas...
- Vous n'allez pas me demander d'aller les reconnaître ? s'inquiéta Laura avec horreur.
- Rassurez-vous ! N'importe qui peut faire ça... J'irai vous voir demain si vous le permettez.
Il s'inclina en portant la main à son bicorne et, à son tour, rejoignit son cheval qu'il avait laissé en liberté près des murs de l'hôpital.
La réconfortante impression du devoir accompli que Laura espérait rapporter à la maison n'existait plus. A la place il y avait une peur diffuse, la sensation d'avancer sur un terrain dont chaque repli pouvait dissimuler un cadavre. Après Loeiza qu'elle ne connaissait pas, les Vincent qui faisaient partie de son enfance. Certes la visite de leur maison ne laissait guère de doute sur le fait qu'il leur était arrivé au moins de graves ennuis, mais leur découverte dans une faille de la lande accentuait le sentiment d'une puissance maléfique étendue sur elle et sur les siens. Les Vincent étaient-ils morts parce qu'ils savaient trop de choses - par exemple le déménagement de la Laudrenais ! - ou pour éviter qu'ils n'en disent trop ? Quant à savoir qui les avait exterminés, la réponse coulait de source . ceux ou celui qui avait vidé la Laudrenais de ses trésors, et Laura craignait que tout ce mal se résume en un seul nom... Et elle se demandait, avec une profonde lassitude, si la liste des méfaits de cet homme s'achèverait un jour.
- Vous devriez cesser de vous tourmenter, fit soudain Lalie qui semblait avoir acquis la faculté de déchiffrer les pensées de sa jeune amie, vous allez en voir le bout puisqu'il est mort.
- Je voudrais tellement en être sûre !
- Peut-être ne le serez-vous jamais. La mer a rendu deux corps parce qu'ils n'ont pas subi l'explosion. La poudre noire qui a éclaté le bateau a dû réduire en parcelles les deux autres passagers. On ne trouvera certainement rien...
- C'est d'une bonne logique mais la logique et lui ! J'ai souvent pensé que s'il n'était pas le diable il en était une assez bonne imitation !
- Eh bien, dites-vous qu'il a rejoint son maître ! Le seul inconvénient, dans ce cas de disparition sans cadavre, c'est la difficulté de se remarier... au cas où l'idée vous en viendrait ?
Laura la regarda avec stupeur :
- Me remarier... moi ?
- Et pourquoi pas ? fit Lalie dont les yeux pétillaient par-dessus ses lunettes. Lorsque certain célibataire de ma connaissance en aura fini de ses travaux au service du Trône, je crois qu'un foyer devrait lui plaire ?
La jeune femme ne répondit pas. Cependant à l'expression de son visage, Lalie sentit qu'elle avait touché juste : Laura restait pensive mais ses yeux souriaient. Elle voulut cependant se défendre de cette douceur inattendue qu'elle sentait en elle :
- Il y a le souvenir de Marie...
- Je n'ai jamais parlé d'un avenir immédiat, précisa placidement la comtesse. J'ai dit : quand il en aura fini. A ce moment il serait bien que vous ayez pu obtenir la preuve de votre veuvage... définitif.
- Ne rêvons pas, mon amie ! Cette preuve, il se peut que je ne la reçoive jamais... et " lui " m'a dit un jour que le mariage n'était pas pour lui. On n'épouse pas la tempête...
- Il n'y a pas d'exemple d'une tempête qui ne se soit enfin calmée.
Lalie prit un temps de réflexion et, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le crépitement du feu dans la cheminée devant laquelle Laura, à demi étendue dans un fauteuil et les yeux clos semblait s'assoupir. Elle les rouvrit quand le comtesse, à la poursuite de son idée, hasarda :
- Cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure... Ce Bran Magon de -je ne sais plus quoi...
- La Fougeraye...
- Si vous voulez ! Cet homme aurait assisté à l'explosion du haut des remparts ? Il en saurait peut-être un peu plus que les autres ?
- C'était en pleine nuit, Lalie, et à la sortie des passes. S'il attendait que le lougre saute, tout ce qu'il a pu voir, même avec une longue-vue, c'est une explosion de lumière, des flammes. Il ignorait que sa fille était à bord et je pense qu'il a dû être fort surpris lorsque l'on a retrouvé son corps...
- Pourquoi ne pas le lui demander ?
A cet instant, le vieux Guénolé entra, portant une lettre sur un plateau :
- On vient d'apporter ceci, dit-il en offrant le tout à Laura.
- De qui est-ce ?
- Je ne sais pas.
- Qui l'a portée ?
- Ça non plus je ne le sais pas. Une espèce de paysan...
Laura fit sauter le cachet à la gravure illisible et alla à la signature...
- Eh bien, dit-elle, les grands esprits se rencontrent ! Ce mot vient justement de la Fougeraye : M. Magon me demande d'aller le voir. Il dit qu'il lui est impossible de se déplacer et il souhaite., que je vienne à la tombée de la nuit...
- Et vous rentrerez comment, une fois les portes fermées ? maugréa Lalie qui n aimait pas du tout cela.
- Il m'invite à souper et ajoute qu'il nous logera pour la nuit moi, et le serviteur qui m'accompagnera.
- Il vous accorde une escorte ? Il est bien bon.. Les yeux toujours sur la lettre qu'elle lisait à mesure, Laura poursuivit :
- Le serviteur doit être armé à cause des mauvaises rencontres possibles et des patrouilles côtières toujours à la recherche de quelque chouan en mission.
- De mieux en mieux ! C'est un coupe-gorge sa maison ? Et il ne serait pas en train de vous tendre un traquenard ?
- Pour quelle raison ? Il s'excuse de toutes ces précautions qu'il juge nécessaires et il conclut en ajoutant qu'il souhaite m'apprendre certains faits d'importance ayant trait à la Laudrenais.
Elle replia le papier, le mit dans sa poche et déclara :
- Je vais y aller demain, Lalie ! N'essayez surtout pas de m'en empêcher, vous perdriez votre temps...
- J'ai bien envie d'aller avec vous...
- Certainement pas ! D'abord vous n'êtes pas invitée et ensuite Jaouen devrait suffire à la tâche. Je vais le prévenir et je suis certaine qu'il ne m'arrivera rien de fâcheux.
- Dans ce cas, allons nous coucher pour faire une bonne nuit, car je suis bien sûre de ne pas arriver à fermer l'oil demain soir...
Le lendemain, peu avant la tombée de la nuit, Laura et Jaouen approchaient de la Fougeraye. La lettre du gentilhomme précisait que sa propriété n'était pas facile à trouver et qu'il enverrait un domestique armé d'une lanterne au carrefour des chemins de Paramé, Saint-Ideuc et Rothéneuf. Dès qu'il aperçut les deux cavaliers - sur le conseil de Jaouen qui connaissait bien la région, la jeune femme avait choisi d'y aller à cheval - il quitta l'ombre des cornouillers où il s'abritait, éleva la lanterne allumée bien qu'on y vît encore suffisamment et fit signe de le suivre. Il s'engagea dans un chemin assez large qui semblait piquer vers la mer, prit soudain à droite, entre deux rochers tellement couverts de végétation que le passage était invi sible pour qui ne le connaissait pas. Ensuite, le sentier s'enfonçait dans ce qui devait être un reste de l'ancienne forêt druidique : un fouillis de verdure, de pins noirs mais aussi de chênes et de hêtres dont les branches dépouillées par la saison, autant que par le vent, permettaient une meilleure vision. On arriva bientôt à une antique demeure gardée par de vieux pommiers givrés de lichen et par des murs nés sans doute au temps des ducs de Bretagne. C'était sous de longs toits d'ardoise un fort manoir flanqué d'une tour courte dont le granit gris se mouchetait de blanc, planté entre un grand potager enclos de pierres levées et un tunnel de branches plongeant vers les reflets mouvants de la mer. Des fenêtres étroites, grillées pour celles donnant sur le chemin, basses et fleuronnées pour celles de la façade ouvertes sur un jardin mal entretenu qui semblait s'arrêter net sur le vide. Au-dessus du cintre de pierre de la porte basse apparaissaient des armoiries à moitié rongées. Laura pensa que cette maison ressemblait beaucoup à son propriétaire : usée mais toujours solide !
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