- On dirait que vous êtes content ?

- Je le suis en effet. C'est toujours agréable de revoir un ami et j'ai toujours apprécié Scharre.

- Avez-vous vu qu'il neige ?

- Oui. Je ne pense pas qu'elle sera gênante pour notre... promenade de demain mais elle nous avertit qu'il nous faudra rentrer sans tarder. La route est longue jusque chez nous !...

- Je sais. A quelle heure est fixée la rencontre ?

- Vers trois heures. Nous devons dépasser le village, le château et nous arrêter à la première croisée de chemins après être entrés dans la forêt....

Vous devriez aller dormir à présent et, demain, couvrez-vous bien toutes deux !...

Sans répondre, Laura hocha la tête, rentra dans sa chambre et se coucha. Pourtant elle n'avait pas sommeil. Cette nuit lui apparaissait comme une sorte de veillée d'armes bien qu'aucun combat ne soit en vue sinon contre l'émotion, les larmes, les regrets. Scharre avait dit que Marie-Thérèse se réjouissait de revoir sa fille mais, l'instant passé, qu'en serait-il lorsqu'elle regagnerait ce château qui n'était, au fond, rien d'autre qu'une prison dorée, même s'il n'y avait qu'un seul gardien et si elle aimait ce gardien ? Trois heures sonnaient à l'horloge du Rathaus quand Laura, lasse de retourner dans son esprit des questions sans réponse, réussit à s'endormir.

Il était une heure environ quand on quitta l'hôtel d'Angleterre. La neige ne tombait plus et il n'en restait pas de trace, mais le froid se faisait plus vif. Aussi Laura emmitoufla-t-elle soigneusement sa fille d'une robe chaude, de sa pelisse bleue à capuchon, doublée et ourlée d'hermine, d'un manchon assorti et de bottes fourrées. Elle-même s'habilla de façon analogue, à la différence que son vêtement à elle était gris, fourré de castor. Pas de chapeaux, incompatibles avec le port d'une capuche, aussi soigna-t-elle particulièrement la coiffure en boucles d'Elisabeth. Quant à elle, elle avait adopté depuis longtemps, pour ses cheveux cendrés, un chignon de nattes qu'elle réussissait parfaitement sans l'aide d'une femme de chambre. Pendant tout le trajet, le cour lui battit comme pour un rendez-vous d'amour. Elisabeth, elle, grillait de curiosité à propos de cette visite. De la câlinerie à la bouderie, elle avait tout essayé pour circonvenir sa mère et, n'ayant rien obtenu, elle s'en tenait à présent à la bouderie. Jaouen, bien entendu, ne s'était pas montré plus communica-tif. Aussi la jeune fille se contentait-elle de regarder le paysage où s'attardaient les tendres couleurs de l'automne, un paysage de rivières, de monts délicatement dessinés et nuancés qui formaient la transition entre l'immense plaine du nord de l'Allemagne et les montagnes du sud. Le ciel était particulièrement beau. Débarrassé des nuages de neige, il offrait des tons gris moirés de bleu d'une grande délicatesse. Avec une parfaite mauvaise foi, Elisabeth qui trouvait le temps long jugeait cette beauté discrète bien monotone :

- C'est encore loin ? cria-t-elle enfin à destination de Jaouen.

- Nous arrivons ! répondit celui-ci du haut de son siège après avoir consulté un papier. Voici Eishausen !

Du coup, mère et fille se rejoignirent derrière la vitre de la portière. Jaouen ralentit ses chevaux et l'on traversa à sage allure un bourg semblable à ceux que l'on venait de voir, jusqu'à en sortir par une route plantée d'arbres de chaque côté. Le chemin fit un coude et, de son fouet, Jaouen désigna :

- Le château !

C'en était à peine un. On eût dit en France un manoir, mais sans style * une grosse maison de briques, rectangulaire sous un toit dont la ligne s'infléchissait en une légère cassure arrondissant un peu les angles. Trois étages de neuf fenêtres autour d'une porte élevée sur un perron à double escalier qui mettait l'accès à hauteur d'un étage. Une cour devant avec deux allées de marronniers, menant l'une à la route l'autre à un presbytère. Un jardin derrière dont on apercevait les branches dépouillées. C'était confortable, sans aucun doute, cossu mais une simple taupinière pour qui gardait au fond de sa mémoire le souvenir de Versailles et même des Tuileries. Laura pensa que son petit château de Komer dont les belles pierres neuves se reflétaient si joliment dans l'étang de Viviane avec le somptueux manteau que lui faisait la vieille forêt druidique eût beaucoup mieux convenu à sa princesse... Une protestation d'Elisabeth coupa net sa rêverie :

- On ne s'arrête pas ? Mais où va-t-on enfin ?

- Un peu de patience ! Nous y sommes presque... Le chemin plongeait dans un bois de hêtres et de chênes où l'on parcourut sur quelques toises, jusqu'à un croisement marqué d'un poteau à deux ailes. Jaouen rangea sa voiture sur le bas-côté, puis consulta sa montre :

- Ils ne vont pas tarder. Le comte est, paraît-il, d'une exactitude quasi maniaque. Vous pouvez descendre, ajouta-t-il en sautant à terre pour ouvrir la portière et recevoir dans ses bras une Elisabeth scandalisée :

- Mais que faisons-nous là ? C'est ça que vous appelez une visite ?

- Si tu voulais bien te taire ! soupira Laura avec lassitude. Tu es assez grande maintenant pour apprendre à te comporter comme une vraie jeune fille en quelque circonstance que ce soit ! Ce que nous faisons ici est très important !

Elisabeth se calma d'un coup :

- Vous ne pouvez vraiment pas m'en dire plus ?

- Plus tard, ma chérie. Je te le promets !

- Les voilà ! annonça Jaouen.

Un attelage, en effet, arrivait sur eux : quatre chevaux noirs pleins de feu tirant une somptueuse calèche au vernis étincelant dont la capote était relevée. Sur le siège, un cocher en livrée vert sombre, galonnée d'or. Le cour de Laura manqua un battement :

- Fais exactement comme moi ! chuchota-t-elle en rejetant son capuchon et en rabattant aussi celui de sa fille.

La voiture ralentit son allure et ceux qui attendaient purent voir ceux qui l'occupaient : un gentilhomme à l'allure fière, mais surtout une femme entièrement emmitouflée dans de fabuleuses zibelines. De ses mains, l'une était gantée de chevreau d'un vert pareil à celui du voile épais qui enveloppait sa tête, l'autre disparaissait dans un énorme manchon des mêmes fourrures.

A sa vue, Jaouen ôta son chapeau et se cassa en deux. Laura plongea dans la grande révérence de cour inemployée depuis si longtemps et tira Elisabeth par le bras pour qu'elle l'imite, mais l'adolescente semblait changée en statue. Très droite, les yeux grands ouverts, elle regardait sans ciller cette dame qui allait passer devant elle, qui passait... qui allait s'éloigner...

Soudain, le cri d'une voix impérieuse :

- Arrêtez !

Scharre retint ses chevaux ; la voiture s'immobilisa et la dame aux zibelines en jaillit aussitôt pour revenir en courant vers ces trois êtres qui la regardaient arriver, pétrifiés... Le comte sauta presque en même temps qu'elle :

- Madame ! cria-t-il. Par pitié !

- C'est de vous que j'exige un peu de pitié !

D'un geste vif, elle arrachait le voile vert, saisissait Elisabeth dans ses bras et la serrait contre elle en pleurant de joie :

- Ma petite !... ma petite !

L'émotion l'étranglait. Elle ne pouvait rien dire de plus. A son tour, le comte s'était immobilisé et regardait, muet. Surprise, Laura vit son visage sévère s'adoucir jusqu'à un sourire indulgent. Il était si beau, le groupe formé par cette mère et cette fille embrassées !

Marie-Thérèse, cependant, écartait Elisabeth d'elle pour la regarder :

- Que tu es belle ! Plus belle encore que ton portrait !

De son côté, Elisabeth l'avait reconnue :

- Ma marraine !, Oh, que je suis heureuse !

Ce fut elle, cette fois, qui se jeta à son cou, pleurant et riant tout à la fois. La princesse, sans la lâcher, tendit une main à Laura

- Ma chère... si chère amie ! Comment vous remercier ?

Celle-ci ne put retenir la question qui la hantait :

- En me disant si vous êtes heureuse ? Marie-Thérèse se contenta d'un sourire... En dépit des larmes, son visage rayonnait et ce n'était pas uniquement à cause de cet instant. Sa beauté à présent épanouie irradiait et Laura comprit mieux le port intransigeant du voile. En quelque endroit qu'elle se fût montrée sans cette protection, la princesse eût attiré toutes les attentions, soulevé toutes les curiosités, allumé des passions. Sa mère avait été belle mais le mot semblait faible, fade quand on essayait de l'appliquer à sa fille. Garder cachée une telle merveille ne devait pas être facile car il fallait la défendre des ennemis de la princesse et des amoureux de la femme. Une aussi rare beauté était de celles qui déclenchent les guerres. Hélène de Troie devait lui ressembler...

Le comte, qui s'était un peu écarté pour surveiller les environs une arme à la main, se rapprocha, ramassa le voile et le lui tendit :

- Par grâce, Madame ! Il faut le remettre ! Nul ne sait ce que peuvent cacher les arbres d'une forêt

- S'il vous plaît ! Laissez-moi leur dire adieu ! Elle tendit à Jaouen une main sur laquelle il s'inclina avec une émotion vraie, embrassa Laura dans la main de qui elle glissa un petit paquet puis étreignit de nouveau sa " filleule " :

- Tu es belle comme un ange et je suis fière de ma fill... filleule. Pense à moi de temps en temps en te disant que je t'aime infiniment !

- Oh, s'écria Elisabeth, pourquoi faut-il se quitter si vite ? Est-ce que nous pourrons revenir ?

- Je ne sais pas, fit Marie-Thérèse en lui caressant la joue. Peut-être, si Dieu le veut !

D'un geste habituel, elle remit en place le voile vert sous lequel on voyait seulement briller ses grands yeux.

- Votre bras, mon ami !