- Encore un incendie ?

- Oh non ! Bien pire. Dans la nuit du 16 mars 1804, un cavalier est venu frapper aux volets de la maison, portant une lettre. Après s'être entretenu un instant avec M. Rambold, il a remis la lettre au comte, a bu un coup de vin et est reparti. La missive était de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Deux heures après, nous repartions au galop de nos chevaux et le lendemain, la tragique nouvelle courut la ville d'Ingelfingen : au mépris des lois internationales et du droit des gens, Bonaparte avait fait enlever le duc d'Enghien de sa maison d'Ettenheim. Vous savez sans doute la suite : ramené à Vincennes, le duc était fusillé sans jugement, la nuit suivante, dans un fossé de la forteresse et enterré sur place. La guerre entre le Premier Consul et les enfants de Louis XVI était ouverte car il ne faisait aucun doute pour celui-ci que Louis XVII était toujours vivant et que peut-être bien, celle que l'on appelait la duchesse d'Angoulême n'était pas la vraie. A l'époque il avait à son service un prodigieux ministre de la Police qui s'appelait Fouché...

- Cette horrible histoire, cette honte, ont bouleversé tous les gens de cour, commenta Laura. Le jeune duc était aimé et ne menaçait en rien la vie de Bonaparte. Personne n'a compris pourquoi il lui fallait mêler du sang au ciment du trône où il allait monter.

- Personne vraiment ? murmura Scharre en souriant des yeux

- Si. Moi et un ou deux autres. Le duc seul savait où se cache le vrai Roi. Ce qui est étonnant, c'est qu'on l'ait tué si vite. On aurait pu tenter de le faire parler ?

- Sans doute quelqu'un avait-il intérêt à ce qu'il ne parle pas, justement. D'où cette hâte indécente à l'exécuter...

- Si l'on racontait cette histoire au peuple, je me demande qui la croirait ! soupira Laura. Les deux enfants royaux obligés de se cacher ! Quelle tristesse !... Et vous, où êtes-vous allés en quittant Ingelfingen ?

- Oh ! nous avons beaucoup voyagé. Pensant qu'il n'y avait plus de danger de ce côté nous sommes retournés quelques semaines au château de la Solitude mais notre solitude à nous éveillait les curiosités. D'autant qu'à cette époque la " comtesse " portait un masque de velours dont nous nous sommes rapidement aperçus qu'il attirait l'attention. Le comte y avait consenti parce qu'elle disait étouffer sous son voile et parce qu'il faisait chaud. Le voile a repris sa place et nous hésitions sur l'endroit où nous pouvions nous rendre quand, par le truchement de la banque hollandaise qui gère la fortune de M. le comte et lui envoie ce dont il a besoin, nous avons reçu une invitation du Tsar à nous rendre à Vienne.

Laura étouffa un cri :

- A Vienne ? N'était-ce pas de la folie pure ?

- Non, puisque nous sommes ici. Le comte aurait préféré s'y rendre seul, mais le moyen de laisser Madame derrière lui ? Nous sommes simplement descendus dans un hôtel dont la comtesse, prétendument souffrante, n'a pas bougé et où seul j'assurais son service pendant que le comte se rendait au palais Schwarzenberg où était Alexandre Ier.

- Que voulait-il ?

- On ne m'a pas révélé le fond de la conversation. Simplement, le comte m'a dit que le Tsar lui avait donné de bons conseils et des lettres. Après quoi nous nous sommes rendus en Hollande où nous sommes restés dans un château près de La Haye jusqu'à ce que, en 1806, Napoléon fasse de son frère Louis un roi de Hollande. Alors nous avons repris le chemin de l'Allemagne.

- Pourquoi pas l'Angleterre ? Si vous fuyiez Napoléon autant que vos autres ennemis, c'était la meilleure solution...

- Pas pour M. le comte, dit Scharre doucement. Il y a des amis, certes, mais aussi des ennemis puissants, et lui en danger, Madame était perdue...

- Alors pourquoi pas un pays lointain ? Elle aurait pu y vivre tout à fait libre, sans ce voile, sans contraintes ?

- Les mers sont peu sûres et le comte ne voulait pas se couper de sa source de revenus. En outre, Madame répugnait à quitter l'Europe. Il lui fallait un pays qui eût une frontière avec la France et n'oubliez pas son sang autrichien. Enfin, ceux qui veillent sur elle de loin ne permettaient pas qu'elle passe les océans. Selon le conseil du Tsar, nous avons demandé l'aide de la reine Louise de Prusse sour de la grande-duchesse Charlotte de Saxe-Meiningen. Toutes deux sont les filles de la duchesse de Mecklembourg-Sterlitz, née Hesse-Darmstadt et étaient les deux chères amies d'enfance de la reine Marie-Antoinette. La Reine les aimait tant que, selon une légende qui est peut-être vraie, elle a conservé leurs portraits en miniature jusqu'au Temple. Affection payée de retour et l'aide demandée a été non seulement accordée mais prodiguée. Nous sommes partis pour Hildenburghausen...

Ce que raconta ensuite Philippe Scharre, Laura l'avait déjà entendu de Mme Marquait mais elle se garda bien d'en faire état.

- Je pense, conclut le Suisse, qu'avec ce château d'Eishausen nous avons atteint notre port définitif. Le comte et Madame s'y plaisent. La maison est vaste, elle est à l'écart et facile à protéger. Le jardin est beau et le couple de domestiques qui s'en occupe a près de quatre-vingts ans. Aussi va-t-on leur offrir une maison au village et d'autres serviteurs ont été choisis par la grande-duchesse. Nous avons, ajouta-t-il avec un sourire qui fit lever les sourcils de Laura, une cuisinière accomplie. Elle se nomme Johanna Weber et elle est charmante...

Laura se souvint alors de ce que lui avait dit Madame Royale de ce rêve qu'elle avait eu au Temple : elle se voyait dans un château isolé, avec un jardin, des animaux familiers... et quelqu'un à aimer.

- Avez-vous des animaux ? demanda-t-elle, et ce fut au tour de Scharre d'être surpris :

- Deux chats, oui... mais nous les avons depuis longtemps... Madame les aime beaucoup et les nourrit elle-même.

- Pas de chiens ?

- Non. Quand on erre de ville en ville ce n'est guère commode. Et puis souvenez-vous que lorsque Coco est mort à Heidegg, Madame a beaucoup pleuré et juré qu'elle n'en aurait plus. Mais si nous restons ici définitivement, il se peut qu'elle change d'avis... A présent, si vous le permettez, nous allons rappeler Joël et décider de la rencontre de demain. Il se fait tard et je dois rentrer...

- Un instant encore ! Il y a une question qui me tourmente...

- Laquelle ?

- Madame... est-elle heureuse ?

- Mais... oui ! Elle en donne l'impression...

- Comprenez-moi sans m'obliger à poser brutalement la question !

Philippe Scharre hésita. Ses yeux si francs se détournèrent de ceux qui le priaient :

- Vous voulez savoir... s'ils s'aiment ?

- Oui.

- Je ne saurais vous répondre car sur ce point ils se gardent bien. Même de moi. Lui la traite en reine et elle accepte en souriant cet hommage perpétuel. Mais de ce qui se passe quand ils sont seuls, la nuit venue, je ne sais rien. Sinon, elle pleure parfois dans le silence qui enveloppe le plus souvent le château mais cela ne dure pas.

- Comme si quelqu'un apportait une consolation ?

- Peut-être...

- Mais enfin pourquoi tant de silence ? Elle aimait la musique.

- Il y a un clavecin dans un salon II lui arrive d'en jouer.

Dieu quil était difficile de faire parler un homme de cette trempe quand il est décidé à se taire ! Laura dévia un peu le sujet :

- Comment est la vie dans ce château ?

- Celle de hauts seigneurs. On ne brûle que de la cire fine, meubles et tentures sont magnifiques, les robes de Madame viennent de Paris et sont toujours à la dernière mode. Elle reçoit aussi des parfums, des laits et des crèmes pour sa beauté. On ne sert que les mets les plus fins et le comte est grand connaisseur en vins. Ceux qui apportent courrier et journaux portent des gants parce qu'il leur arrive de voir le comte mais jamais la comtesse... mais, je vous en supplie, laissez-moi en finir avec les préparatifs de demain !

- Un dernier mot : vous la voyez souvent, vous ? Et sans son voile ?

- Souvent en effet...

- Et son visage ne vous apprend rien ? Le sien était toujours si transparent ! La moindre émotion s'y lisait clairement...

Il eut un bref sourire devant cet entêtement :

- Je ne peux dire que ce que je sais, madame. Et je ne sais rien... Puis-je, à présent, rappeler Jaouen ?

- Faites !

Laura laissa les deux hommes s'entretenir seuls . Elle savait qu'ils s'appréciaient depuis longtemps et qu'ils seraient heureux de parler un moment tête à tête. Aussi bien, les modalités de la rencontre du lendemain ne l'intéressaient guère. Elle remercia Scharre de tout ce qu'il lui avait appris et de son dévouement à une cause qu'elle aurait tant voulu faire sienne, puis se retira dans sa chambre où une veilleuse enveloppait de sa lueur douce le lit où dormait Elisabeth. Mais elle ne se coucha pas et alla à la fenêtre pour constater, avec ennui, qu'il commençait à neiger. Des flocons paresseux descendaient sans se presser du ciel noir. C'était la toute première neige de l'année et il semblait qu'elle serait discrète, mais Laura ne s'en soucia pas moins parce que d'autres suivraient sans doute et rendraient les chemins difficiles. Elle resta là quelques instants à regarder les flocons légers se poser sur la fontaine ou descendre jusqu'au sol où ils fondaient aussitôt. Perdue dans ses pensées, elle vit soudain un cavalier jaillir du porche au galop, vite absorbé par la nuit blanche. Philippe Scharre repartait vers Eishausen... Alors elle retourna au salon où Jaouen, assis près du poêle, achevait de fumer sa pipe. Il tourna la tête vers elle et lui sourit. C'était si rare chez lui qu'elle ne put s'empêcher de remarquer, pour la première fois de sa vie certainement, que ce sourire, contrastant avec ce visage aux traits durement burinés, était séduisant :