- Si quelqu'un peut le reconnaître, c'est moi, affirma-t-il. Nous avons été élevés ensemble Inutile d'infliger un abominable spectacle à une femme qu'il a toujours tourmentée...
- Vaudrait tout de même mieux qu'elle soit là, protesta le gendarme envoyé en émissaire. Le citoyen-maire voudrait son avis..
- Je vais y aller, coupa Laura. Mais j'accepte volontiers votre compagnie, Jaouen.
Entre la maison et les tours médiévales du château de la duchesse Anne de Bretagne, le chemin n'était pas long ; le vent s'était calmé et il faisait plus doux, cependant Laura frissonnait dans sa grande mante de laine noire à capuchon en descendant les marches usées et glissantes menant à la salle basse qui servait de morgue. L'émotion qu'elle éprouvait, faite à la fois d'espoir et de répulsion, était pénible comme l'atmosphère et l'odeur de cette pièce lugubre éclairée de torches à la manière d'autrefois. Il y avait du monde et elle ne vit pas tout de suite les corps étendus sur des bancs de pierre. Les larges épaules du gendarme lui ouvrirent un passage et elle sentit que Jaouen s'emparait de son bras avec une ferme autorité :
- N'allez pas vous évanouir, chuchota-t-il. Mettez votre mouchoir sous votre nez et quand vous serez devant le cadavre, fermez les yeux ! Je suffirai bien à le reconnaître.
Elle accepta d'un signe tête, tira son mouchoir et le mit devant son visage. Ils étaient à présent devant le corps, encore recouvert d'une toile à sacs. Le maire, Louvel, était là. Il la salua, ajoutant sur un ton d'excuse :
- Ce n'est pas beau à voir...
- Puisqu'il le faut...
Il rabattit le tissu d'un geste si vif que, avant de clore les paupières, elle eut le temps d'apercevoir ce que la putréfaction et les crabes avaient laissé d'une figure dont les cheveux étaient de la même couleur foncée que ceux de Josse. Elle eut un hoquet en détournant la tête :
- Je .. je ne sais pas ! souffla-t-elle en s'arrachant de Jaouen pour fuir, mais Crenn était là et prit le relais pour la ramener au dehors. Elle entendit Jaouen dire qu'il voulait examiner plus attentivement...
En arrivant au pied de l'escalier, un homme qui s'apprêtait à monter s'effaça pour lui laisser le passage. Elle eut l'impression qu'un pan de mur s'était détaché tant il était uniformément gris : les cheveux, les habits, le visage et les yeux. Petit, trapu mais taillé en force, cet homme semblait de granit.
Il monta derrière elle mais, quand il fut dans la cour, quelqu'un l'appela :
- Citoyen Magon !... Un mot encore s'il te plaît ! Le maire en personne sortait de l'escalier.
L'interpellé s'arrêta. Laura, poussée par la curiosité, retint Crenn.
- Eh bien ? fit le premier.
- Tu as reconnu formellement le corps de ta fille Loeiza, n'est-ce pas ?
- En effet.
- Il faut à présent dire ce que tu souhaites : devons-nous la ramener chez toi à la Fougeraye ou bien l'enverras-tu chercher ?
- Ni l'un ni l'autre ! Faites-en ce que vous voulez ! Elle a tout renié pour ce misérable, elle n'est plus rien pour moi. Mettez-la avec lui !
- Nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui..
- Alors renvoyez-la le rejoindre dans la mer ! Elle est prête pour cela puisque ses pieds sont encore liés d'une corde rompue. Vous n'avez qu'à y attacher une pierre...
- Une corde rompue ? s'exclama le lieutenant entre haut et bas. Excusez-moi, citoyenne, il faut que j'aille voir...
Et il replongea dans l'escalier cependant que Laura rejoignait celui qui devait s'appeler Bran Magon de la Fougeraye.
- Pourquoi lui refuser un peu de terre chrétienne ? reprocha-t-elle avec douceur. La mer vous l'a rendue...
- La mer l'a vomie comme un déchet et elle n'a pas sa place auprès des ancêtres puisqu'elle a cessé d'être ma fille. Vous êtes la femme de ce Pontallec, je suppose ?
- Je ne veux plus me souvenir de l'avoir été parce que je suis sans doute celle qui a eu le plus à souffrir de lui. Cependant si ce corps est bien le sien, je le ferai enterrer de façon convenable.
- C'est votre affaire ! Moi, je ne...
- C'est surtout l'affaire de Dieu et il se peut qu'il vous demande des comptes. On dit que c'est vous qui avez tué votre fille en faisant sauter le lougre...
Il devint blême, serra les poings et s'élança vers Laura comme s'il voulait la frapper.
- Occupez-vous donc de votre démon et pas de mes affaires ! Je n'ai jamais voulu tuer cette pauvre folle ! Je l'avais enfermée afin de pouvoir cacher à jamais son fruit et sa honte mais elle s'est enfuie. Elle a choisi son sort, je ne la connais plus !
Elle n'eut pas le temps de lui répondre : il avait déjà tourné les talons et partait en courant... peut-être pour qu'elle ne remarque pas une larme indiscrète apparue au coin de son oil si dur. Cependant, Jaouen à son tour reparaissait :
- Ce n'est pas Pontallec, dit-il au maire qui à cet instant rejoignait Laura. Quelqu'un l'a reconnu à un morceau de tatouage resté sur un bras. C'est l'un des frères Fragan...
- En ce cas, dit le maire, il nous reste à attendre qu'une autre tempête nous ramène l'autre frère et leur maître. Les jumeaux ne se quittaient jamais et ils étaient dévoués à ce bandit. Peut-être d'ailleurs ne trouverons-nous jamais rien. La mer ne rend pas toujours ses victimes mais je crois que nous pouvons considérer comme mort le citoyen Pontallec. Tu es définitivement libre, citoyenne, ajouta-t-il en se tournant vers Laura...
- Je le pense aussi... Merci, citoyen t'maire !
Au moment de s'éloigner, elle se ravisa, revint sur ses pas :
- Quel va être le sort de ces deux pauvres dépouilles dont personne ne veut ?
- La fosse commune, fit Louvel avec un haussement d'épaules.
- Cela me gêne. Surtout pour cette pauvre petite dont on m'a dit qu'elle portait un enfant. Ma famille a des droits sur le petit cimetière du Rosais à Saint... à Port-Solidor. Faites mettre les corps dans des bières convenables et portez-les là-bas. Je paierai les frais et assisterai à l'enterrement.
- Vous voulez un prêtre ? fit le maire renonçant d'instinct au tutoiement égalitaire en face de cette jeune femme dont l'allure et le calme l'impressionnaient.
- Bien entendu... si c'est possible ?
- C'est redevenu possible. Je dirais même qu'à présent il en sort de partout... A croire qu'un habitant sur deux de Port-Malo en cachait un !
- C'est tout à l'honneur de leur courage comme de leur générosité...
En rentrant à la maison, Laura et Jaouen furent rattrapés par un Crenn excité au plus haut point :
- Il n'y a aucun doute ! s'écria-t-il. Cette fille a été jetée à l'eau avant l'explosion avec un parpaing attaché aux pieds. Elle a dû d'abord être assommée parce qu'elle a une vilaine blessure derrière la tête. Si elle avait sauté avec le bateau elle serait en morceaux ou tout au moins brûlée en partie.
- Comment pouvez-vous voir tout cela sur un corps qui a séjourné longtemps dans l'eau ? fit Laura que cette science inattendue surprenait.
- L'habitude ! Et puis j'avoue que je me suis toujours beaucoup intéressé aux victimes de morts violentes. J'ai beaucoup vu de cadavres d'assassinés. J'ai pris des notes aussi et j'ai appris pas mal de choses. Pontallec qui ignorait qu'il allait sauter a dû la tuer pour éviter de s'en encombrer...
- Et le Fragan ? Il a été assommé lui aussi ? demanda Jaouen.
- Non et il n'a pas non plus subi l'explosion.
Aussi je me demande ce qu'il pouvait bien faire dans l'eau...
- Venez partager notre dîner ! coupa Laura. Vous aurez tout le temps de discuter. Mon amie Lalie vous aime bien et elle va raffoler de votre histoire-
Lé petit cimetière du Rosais était un joli endroit bien fait pour le repos du corps et la paix de l'âme. Prolongement d'un hôpital fondé au début du siècle et que la Marine venait de récupérer pour soigner ses équipages, il étageait ses croix et ses petites dalles au-dessus du plus large de la Rance. Quelques pins tordus par le vent et des buissons de genêts lui donnaient aux beaux jours un peu l'air d'un jardin. Laura avait toujours aimé cet enclos marin, le seul à sa connaissance qui n'eût pas une apparence tragique, même par ce jour d'octobre gris et nuageux où elle suivait, avec Lalie et Jaouen, le chariot qui emportait le corps fragile de Loeiza et celui du compagnon qu'elle n'aurait jamais choisi vers l'ultime demeure qui leur serait commune.
Elle ignorait tout de ces gens qu'elle faisait porter en terre. Jusqu'à leur apparence. Pourtant elle se sentait curieusement proche de cette jeune fille de dix-sept ans, prise au piège comme elle-même jadis, d'un homme dont mieux que quiconque elle connaissait la séduction. Tout ce qu'elle savait de Loeiza, c'est qu'elle était jolie, naïve, confiante, qu'elle avait tout donné d'elle-même et reçu la mort en échange. Car le doute n'était plus possible : on l'avait tuée avec l'enfant qu elle portait en elle. Ou plutôt Pontallec l'avait tuée avant de la jeter à la mer. C'était bien dans une manière déjà utilisée pour la mère de Laura. La seule différence, c'était le parpaing attaché aux chevilles de la malheureuse alors que Marie-Pierre avait été droguée avant de passer par-dessus bord. Elle en était réchappée. Pour peu de temps, mais l'assassin instruit par l'exemple s'était sans doute refusé à courir un nouveau risque de ce genre : il avait fracturé le crâne de sa jeune maîtresse avant le plongeon, pensant que, attachée à une lourde pierre, elle ne reparaîtrait jamais. Cependant elle était là et la raison de sa réapparition n'était pas évidente : la corde dont étaient liées ses chevilles était neuve et elle ne pouvait s'user si vite.
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