- Vous avez envie que je vous parle des " Mystérieux " ? questionna-t-elle en arrangeant des pâtisseries sur une assiette.

- C'est ainsi qu'on les appelle ?

- Nous n'avons pas d'autre nom car le comte n'a pas présenté de passeport. Il a simplement précisé qu'il fallait l'appeler M. le comte. Mais la main de Son Altesse étant étendue sur eux, nous n'avions pas à nous montrer curieux.

- Quand sont-ils arrivés ici ?

- Je ne suis pas près de l'oublier. C'était le 7 février 1807 à minuit. Les ordres transmis par le sénateur Andreae étaient étonnants mais formels : les arrivants ne devaient rencontrer personne - pas même moi ! - et gagneraient seuls leur appartement. Sans requérir aucun service car leur domestique serait avec eux et s'en chargerait. Le personnel devait être écarté de la maison.

- Des ordres plutôt sévères, non ?

- Assurément, oui ! Au jour et à l'heure annoncés, j'étais donc seule dans l'hôtel dont j'avais laissé le porche ouvert et bien éclairé. A minuit juste, une berline à quatre chevaux, plus belle encore que la vôtre, Madame, avec des chevaux noirs superbes est entrée dans la cour. Le cocher, en livrée verte magnifiquement galonnée, est venu ouvrir la portière. Un gentilhomme d'une quarantaine d'années, très beau et très élégant, en est descendu puis, après avoir regardé autour de lui, il s'est retourné pour offrir son poing fermé à une jeune femme voilée...

- Qui vous a dit qu'elle était jeune ?

- Oh, Madame, cela se voit bien que le visage soit caché : la grâce de la tournure, la minceur, la vivacité des gestes, la finesse des mains, des pieds. Elle doit certainement être toute jeune et habillée si joliment de satin et de velours de la couleur de son voile...

- Vous n'avez pas vu son visage ?

- Non. Le voile tombait d'une grande capote dont la passe devait être garnie de satin blanc bouillonné. Je n'ai pas davantage entendu sa voix.

- Comment avez-vous pu voir tout cela ?

- Par la fente d'un volet de ma chambre que je tenais obscure. Ils sont montés chez eux et le domestique s'est chargé des bagages qui étaient nombreux. Puis tout est rentré dans le silence. Le lendemain, en revanche, j'ai bien vu le comte qui est venu me parler. C'est vraiment un beau seigneur et très courtois, mais il a exigé que personne n'entre dans leur appartement, la dame tenant à se reposer sans être importunée. Le domestique faisait tout ce qu'il y avait à faire : le ménage, apporter les repas sans oublier du lait et de la viande pour les chats. Chaque jour, la dame descendait pour une courte promenade en voiture. Toujours délicieusement habillée mais toujours voilée de vert. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. En revanche j'ai beaucoup parlé avec le domestique : c'est un Suisse qui se nomme Philippe Scharre et nous sommes devenus amis. Il leur est dévoué corps et âme...

- Mais à qui puisqu'ils n'ont pas de nom ? Qu'en dit-on par la ville ? Car enfin ils ont bien dû soulever quelque curiosité ?

- Une énorme curiosité mais... les ordres de la grande-duchesse sont sévères et précis : leur laisser la paix, ne pas chercher à percer leur incognito ! Pourtant, le bailli a eu l'audace de monter au château pour essayer d'en connaître un peu plus. Tout ce qu'il a réussi à savoir est qu'ils sont tous deux de haute naissance, surtout la dame, et que lui a voué sa vie à la cause des Bourbons...

- Ils n'ont jamais reçu de courrier ?

- Si. Toujours au nom de Philippe Scharre. Nombre de journaux aussi. Le comte lit beaucoup à ce qu'il paraît...

- Et elle ?

- On ne sait pas à quoi elle occupe ses journées en dehors de la promenade. Il semble exister entre eux une grande confiance... Peut-être plus ?

- Vous pensez à l'amour ?

- Pourquoi pas ? Il faut le voir quand il lui fait descendre les escaliers. On sent que son unique souci est de la protéger. Il émane de cet homme, si froid en apparence, une sorte de... tendre chaleur dans laquelle la jeune dame a l'air de se pelotonner comme un chat devant la cheminée. Oh, c'est une histoire bien curieuse mais... que Madame connaît peut-être mieux que moi ?

Visiblement, Frau Marquart espérait un retour à ses confidences et Laura jugea qu'il valait mieux en rester là mais, ne souhaitant pas froisser l'excellente femme, elle répondit avec un de ces sourires qui font tout passer :

- Je ne suis pas certaine d'en savoir plus que vous. Voyez-vous, il arrive dans la vie que l'on reçoive des ordres venus de si haut qu'il vaut mieux les exécuter sans chercher à comprendre...

Cependant l'hôtelière n'était pas stupide. Elle ouvrit de grands yeux :

- Si haut ? Aurait-on raison, par ici, de penser qu'elle n'est pas une émigrée comme nous en avons tant vu, notre comtesse des Ténèbres ?

Le nom frappa Laura :

- C'est ainsi qu'on l'appelle ?

Frau Marquart lui offrit un sourire ravi :

- Un jeune homme de la ville qui est un peu poète a trouvé ce nom : " Dunkelgràfin " dans notre langue. Mais c'est tellement plus joli en français ! Et ça lui va si bien !

Remontée dans sa chambre, Laura attarda sa pensée sur ces trois mots. Ils traduisaient bien l'épaisseur du mystère dont on entourait sa princesse, mais sûrement pas la lumineuse personnalité qui était la sienne. Non, cela n'allait pas du tout à la mère de l'espiègle et scintillante Elisabeth, seulement, la puissance attractive de ce surnom était telle que, sans aucun doute, il lui resterait attaché...

Philippe Scharre vint le soir même. Il était plus de dix heures et la jeune fille était déjà couchée. Afin que Laura puisse s'entretenir avec lui en toute tranquillité, Frau Marquait ouvrit pour eux la chambre voisine de l'appartement. Elle s'appuyait au mur extérieur de la maison, ce qui écartait toute possibilité d'indiscrétion. L'hôtel à cette époque n'avait que peu de clients et aucun à l'étage réservé entièrement aux visiteurs français. On monta du café, du schnaps, du jambon, des petits pains, du beurre et des pâtisseries, tout ce qu'il fallait pour réconforter un homme qui venait de parcourir deux lieues à cheval sous une pluie battante - elle tombait depuis le crépuscule ! - et s'apprêtait à en couvrir autant au retour.

Ces dix années n'avaient guère changé le fidèle Suisse : il était peut-être plus sec, plus rude, plus réservé encore. C'était un homme qui ne devait pas goûter souvent au repos puisqu'il portait sur ses larges épaules la plus grande part des soins extérieurs du secret dont il avait accepté la charge depuis si longtemps. La protection rapprochée regardait le Hollandais, mais l'univers qui s'étendait autour était son domaine à lui. Cependant, il trouva de jolis mots pour exprimer sa joie de revoir Laura et Jaouen.

- Malgré ces conditions, dit-il avec émotion, votre visite est une sorte de miracle que je n'aurais jamais cru possible...

- Est-ce que... qu'elle est prévenue ?

- Oui. Et vous ne pouvez imaginer sa joie de vous revoir toutes deux. Elle a si souvent pensé à vous !

- Elle sait aussi que nous ne pouvons pas lui parler ?

- Oui. Je ne vous dis pas qu'elle en est enchantée, mais ce qui lui importe, c'est de revoir Elisabeth. Est-ce qu'elle lui ressemble ?

- Oh oui, et ce n'est pas je crois l'offenser que d'avancer qu'elle sera aussi jolie. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai fait exécuter par un excellent peintre un petit portrait que j'ai apporté avec moi. Pourrez-vous le lui remettre puisque je n'aurai pas la possibilité de le faire moi-même ?

Scharre contempla un moment l'image d'une rayonnante et toute jeune fille que l'on avait fait encadrer d'ivoire :

- C'est l'ouvre d'un artiste local, expliqua-t-elle, mais je crois que le fameux Isabey, le miniaturiste de la Cour, n'aurait pu faire mieux...

Le Suisse, les larmes au bord des yeux, remit le portrait dans sa boîte et glissa le tout dans sa poche.

- Merci pour elle ! Grâce à cela, le bonheur qu'elle attend demain va pouvoir se prolonger..

Laura se tut pour le laisser se restaurer puis, quand il en fut au dessert et demanda s'il pouvait allumer sa pipe, elle reprit :

- Avez-vous le droit de m'apprendre comment les choses se sont passées après votre départ de Heidegg ?

- Pourquoi pas ? Ce qui doit rester secret, ce n'est pas où elle est passée mais où elle se cache. Notre premier refuge fut le château de la Solitude - un nom prédestiné n'est-ce pas ? - à environ trois lieues de Stuttgart. C'est, au milieu d'un plateau boisé qui se termine en terrasse avec une vue admirable, un joli château bâti au siècle dernier par le duc Charles-Eugène de Wurtemberg. C'est là que la princesse Charlotte de Rohan et Mgr le duc d'Enghien avaient choisi de cacher Madame et rien ne laissait prévoir qu'elle n'y pût résider longtemps. Malheureusement, au début de juin un incendie inexplicable poussa le comte à emmener précipitamment Madame et, sans chercher à en savoir davantage, tous deux gagnèrent la position de repli prévue par les princes en cas de problème : la petite cité d'Ingelfingen qui est la capitale d'un minuscule état coincé entre le Wurtemberg et le grand-duché de Bade. Y régnait alors le prince Karl de Hohenlohe, un ami du duc d'Enghien, mais on ne prit pas logis au château...

- On craignait qu'il brûle aussi ?

- Non. Il est fait de solides murs médiévaux. On préféra l'une des plus belles maisons de cette petite ville viticole. Elle appartient à un vieil apothicaire misanthrope, vivant seul avec des domestiques éprouvés aussi âgés que lui et aussi peu aimables. Mais M. Rambold - c'est le nom de notre nouveau propriétaire -était dévoué à son prince et ne voyait aucun inconvénient à accueillir chez lui des gens aussi discrets que nous et le 7 juin, en pleine nuit, bien entendu, nous sommes arrivés chez lui et nous sommes installés au premier étage de la maison Rambold. N'ayant que des serviteurs mâles, celui-ci engagea une jeune femme de chambre nommée Frederika. Elle était très gentille, faisait bien son travail et ne se montrait pas curieuse. Pourtant, elle ne put résister à raconter à son père que la comtesse Vavel de Versay - nous portions encore ce nom à cette époque - possédait de bien belles choses et une lingerie comme on n'en voit plus parce que sur chaque pièce étaient brodées les trois fleurs de lys de France. C'était à peine une imprudence, car la noblesse française était encore bien présente dans le pays. Le comte s'y plaisait bien, d'ailleurs. Il avait de nombreuses conversations scientifiques avec M. Rambold dans son laboratoire de pharmacie. L'endroit était charmant, un peu hors du temps, et là aussi on se plut. C'est alors qu'arriva la catastrophe...