- Comment l'entendez-vous ?
- Pourquoi la retenir si loin de son pays ? La Bretagne est la terre où s'achève le monde occidental. Seule l'immensité océane la limite et ses forêts sont profondes. Je possède " en Brocéliande " un manoir que je viens de reconstruire. Elle y serait aussi à l'écart que dans un couvent.
- Impossible ! Votre Bretagne est aussi une terre de révolte et les partisans royalistes y sont nombreux. Je ne veux pas risquer une guerre civile et jouer ma tête. En outre, votre projet ne tient aucun compte de l'homme qui veille sur elle... avec un tendre dévouement ! Alors ne rêvez plus madame... ou rendez-moi ceci !
Il tendait la main vers le portefeuille que Laura serra plus étroitement contre son cour :
- Non, monseigneur ! Je souscris à toutes vos conditions... et je vous remercie infiniment...
En s'engageant ainsi envers le prince de Bénévent, Laura n'avait oublié qu'un détail : Elisabeth elle-même et l'avalanche de questions qu'à peine sur le chemin du retour à l'hôtel, elle posa en rafale : qu'est-ce que c'était que cette demeure princière et qui était ce haut personnage si imposant ? Et cette dame, très belle encore qu'un peu grasse, qui l'avait reçue si familièrement et l'avait bourrée de sucreries en posant des questions sans queue ni tête ? Et pourquoi était-on venues ? Et qu'est-ce que c'était ce portefeuille vert ? Et où allait-on maintenant ? Et quand rentrerait-on à Saint-Malo ?... Tant et si bien que Laura qui avait d'abord répondu de son mieux sans rien compromettre finit par lui demander fermement de se taire et déclara qu'on devait se rendre en Allemagne pour voir quelqu'un mais que si Elisabeth continuait à poser des questions à tort et à travers, elle la renverrait à Saint-Malo par la malle de Rennes et poursuivrait seule. Ce qui produisit l'effet désiré : l'adolescente un peu confuse promit de se conduire mieux à l'avenir. Elle avait très envie de voir du pays.
Le lendemain, équipée de vigoureux chevaux par les soins de la poste impériale devenue sans doute la meilleure d'Europe, la berline de Laura quittait Paris par une route qu'elle connaissait bien et qui, par Châlons, Sainte-Menehould -elle ne reverrait pas sans émotion le moulin de Valmy -Metz, Sarrebruck et Francfort dont le maître était alors le duc de Dalberg, un ami de Talleyrand intronisé par Napoléon, la mènerait au duché de Saxe-Meiningen et enfin à l'une de ses villes principales nommée Hildburghausen. Là, il était prévu que l'on descendrait à l'hôtel d'Angleterre où l'on attendrait la visite de Philippe Scharre...
En dépit des routes souvent mauvaises, le long voyage - plus de deux cents lieues ! - se passa au mieux. L'automne exceptionnellement beau et doux délayait ses tons d'or, de pourpre, de brun rehaussés par le vert presque noir des sapins sur un ciel bleu pâle où même le gris se faisait tendre en se nuant de rosé. En outre, les passeports de Talleyrand se révélèrent on ne peut plus efficaces aussi bien en France que lorsque l'on atteignit la réunion d'Etats allemands baptisée Confédération du Rhin. Le résultat en fut que seize jours plus tard, à la nuit tombante, Jaouen faisait franchir à ses chevaux la porte cochère du " Gasthaus zum Englichen Hof " qui occupait un angle de la place du marché à Hildburghausen. C'était une belle maison dont chaque fenêtre s'ornait d'une guirlande sculptée, admirablement tenue et qui s'inscrivait tout naturellement dans le décor d'une petite ville de Thuringe dont toute la vie tournait autour de la Résidence ducale ennoblie par son long bâtiment dans la manière de Versailles qui avait été chère à l'Europe entière durant le xviif siècle, et de ses beaux jardins.
L'élégance de la berline, évidente en dépit de la poussière dont elle était enduite, attira au seuil une femme d'une quarantaine d'années, corpulente et opulente, qui était la propriétaire, Frau Marquait. Avec beaucoup d'amabilité elle se déclara au service de " ces dames " et les conduisit au second étage jusqu'à un bel appartement composé de deux chambres et d'un petit salon où bientôt deux femmes de chambre apportèrent les bagages cependant qu'une autre annonçait que l'on allait monter de l'eau chaude dans un instant. Les pièces étaient grandes, claires, bien meublées, dans un style un peu lourd sans doute mais confortable, et les voyageuses s'y installèrent avec plaisir : même dans les meilleures conditions, un périple en berline était toujours fatigant.
Avant de se retirer, Frau Marquait attira Laura à part, lui demanda si ces chambres lui convenaient puis, avec un sourire à la fois mystérieux et confus, elle chuchota :
- Je vous ai donné leur appartement. J'ai pense que cela vous ferait plaisir-Leur appartement ?
- Celui du comte et de la comtesse. Madame ne doit pas se gêner avec moi. M. le sénateur Andreae est venu me voir pour recommander Madame et veiller à ce que nul ne l'importune. Ainsi, je sais que Madame vient pour eux ! J'ai tellement regretté quand ils ont quitté la maison par la faute d'un domestique trop curieux qui avait essayé de les observer par l'une des fenêtres à angle droit ! La colère du comte a été terrible !
- Et où sont-ils allés ?
- A la maison Radefeld. C'est la maison des champs du conseiller Radefeld. A cause du mystère dont on entoure la comtesse, la femme du conseiller ne voulait pas la leur louer, mais elle a été convoquée à la Résidence où Son Altesse la Grande-duchesse lui a signifié sa volonté. Ils s'y sont donc installés...
- C'est là qu'ils sont ?
- Non. Ils y sont restés trois ans, jusqu'à il y a deux mois. Le comte était ennuyé de devoir partager cette demeure avec un vieil homme, sourd sans doute mais dont il craignait l'indiscrétion. Et, par bonheur, le dernier baron Hessberg est mort voici peu en léguant son château à la Couronne. Son Altesse l'a proposé au comte qui s'y est établi aussitôt.
- C'est loin d'ici ?
- Eishausen ? Deux petites lieues... Oh Dieu ! Il faut que j'aille veiller au souper de Madame ! La jeune demoiselle semble si lasse !
Elisabeth, en effet, tombait de sommeil, épuisée par l'excitation de ce voyage étrange qui semblait sans but. Elle fit cependant honneur au jambon local accompagné de concombre et aux saucisses aux pommes de terre suivis d'un gâteau roulé à la confiture, le tout accompagné d'eau pour elle et d'un excellent vin du Palatinat pour sa mère et Jaouen. Après quoi elle alla se coucher, non sans avoir demandé si l'on repartait le lendemain matin :
- Non, répondit sa mère. Nous sommes arrivées...
- Ici ? Mais que venons-nous y faire ?
- Une visite. Ne m'en demande pas davantage, je t'ai déjà priée de ne pas me poser de questions..
- Comme il vous plaira ! Bonsoir Maman !
- N'oublie pas de te brosser les dents !
Restés seuls, Laura et Jaouen gardèrent le silence pendant un moment. Jaouen avait allumé sa pipe avec l'autorisation de Laura et fumait tranquillement en regardant avec obstination le bout de ses bottes.
- A quoi pensez-vous ? demanda Laura.
- A rien de précis. Nous sommes arrivés, comme vous venez de le remarquer. Il nous reste à attendre.
- J'espère que ce ne sera pas trop long ! Demain vous me conduirez à la Résidence remettre la lettre pour la grande-duchesse.
- Vous êtes bien au courant que ce n'est qu'un prétexte. Inutile de vous précipiter. D'ailleurs, elle n'est pas là.
- Comment le savez-vous ?
- Frau Marquait m'a renseigné tout à l'heure. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Charlotte sont à Meiningen... où nous n'irons pas.
- Eh bien, il faut souhaiter que la visite de Scharre ne se fera pas trop désirer.
- Il n'y a aucune raison. Nous sommes dans le laps de temps prévu à Paris : entre le 7 et le 15 novembre, et c'est aujourd'hui le 8...
En dépit de la fatigue du voyage ou peut-être à cause d'elle mais plus certainement sous le coup de l'émotion d'apprendre que Marie-Thérèse avait occupé sa chambre, Laura dormit mal cette nuit-là et, à l'aube, alors qu'elle allait enfin sombrer dans le sommeil, les échos sonores du dehors lui tinrent les yeux ouverts. C'était jour de marché et la place, sous ses fenêtres, s'emplissait de marchands bruyants venus des campagnes environnantes et pour qui cette occasion de se retrouver autour de la fontaine et dans les auberges représentait toujours une sorte de fête où la bière coulait dru.
Elisabeth, elle, était fraîche comme une fleur et, en la regardant dévorer son petit déjeuner à belles dents blanches, ses jolis yeux bleus brillant de plaisir, Laura en revenait à ce qui l'avait tourmentée cette nuit : si elle avait bien compris Talleyrand, Marie-Thérèse ne ferait qu'entrevoir sa fille perdue depuis dix ans. N'y avait-il pas là une cruauté plus qu'un bienfait ? En considérant toute la machinerie mise en place par l'ancien ministre avec l'aide de sa nièce - princesse allemande ! - on pouvait se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle Laura ne croyait plus depuis longtemps au désintéressement des hommes politiques. Selon toute apparence, Napoléon, ce parvenu, avait cessé de plaire au grand seigneur de l'Ancien Régime qui n'avait plus l'air de croire à son étoile et qui peut-être se préparait à jouer la carte Bourbon. En voyant Laura sous le prétexte de lui permettre de tenir sa promesse, voulait-il seulement s'assurer que la femme confiée au Hollandais était bien la même et aurait ainsi quelques droits à sa reconnaissance ?
La matinée se passa sans amener le visiteur attendu et, dans l'après-midi, tandis qu'Elisabeth allait visiter, en compagnie de Jaouen, une ville que ses anciennes maisons à pignons et colombages diversement coloriées autour d'un Rathaus vert émeraude flanqué d'une tour rendaient fort attrayante, Laura s'en alla causer avec Frau Marquait qui, enchantée de pouvoir bavarder un peu, l'entraîna dans son petit salon privé et lui offrit du café, très bon d'ailleurs.
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