Le lendemain, à l'heure fixée, la voiture des voyageuses franchissait un portail monumental au-dessus duquel on pouvait lire " Hôtel de Matignon " et s'arrêtait dans une vaste cour cernée de bâtiments magnifiques dans laquelle évoluaient quantité de serviteurs en livrée et perruques blanches.
Fort impressionnée par le luxe de cette demeure où s'accumulaient meubles précieux, hautes glaces ornées de rinceaux dorés, porcelaines rares et tapis épais comme de l'herbe, Elisabeth serrait un peu plus fort la main de sa mère tout en suivant au long d'un superbe escalier de marbre blanc un valet armé d'un chandelier [xl].
A l'étage, les visiteuses n'eurent pas le loisir de s'attarder dans l'élégant salon où elles furent d'abord introduites : un instant plus tard, les portes d'un cabinet de travail s'ouvraient devant elles et Laura retrouva l'homme du cimetière de la Madeleine...
Elle savait qu'il était devenu prince de Bénévent, vice grand électeur, membre du Conseil d'Etat et du Sénat, mais qu'il n'était plus ministre des Relations extérieures, ce poste étant incompatible avec la dignité de grand électeur. Ce qu'elle ignorait cependant - mais comment l'aurait-elle su ? -c'est que, froid avec l'Empereur, celui-ci l'avait dépouillé de sa charge de grand chambellan.
En dépit de cette avalanche de titres, elle trouva qu'il n'avait guère changé. Vêtu de sobre velours noir sur lequel tranchait la blancheur de la haute cravate où sa tête semblait reposer, la croix d'un ordre étranger constellée de diamants posée sur sa poitrine comme sur un écrin, il était assis à un grand bureau sur lequel s'épanouissaient des rosés rouges et écrivait à l'aide d'une plume d'oie qu'il jeta à l'entrée de ses visiteuses, appréciant en connaisseur des révérences qui ne sentaient pas, elles non plus, leur province. Laura avait même été surprise de la rapidité avec laquelle sa fille s'était pliée à un rite qui demandait souplesse et distinction.
Talleyrand se leva et vint vers elles tandis que sa voix lente et froide s'élevait :
- Charmé de vous revoir, madame de Laudren et de vous revoir aussi exacte. Vous avez fait bon voyage ?
- Excellent, monseigneur.
- Et voici votre fille ? Permettez mademoiselle que je vous regarde ?
Il avait pris la main d'Elisabeth, rouge de confusion, pour l'aider à se relever et l'examinait de ses yeux d'un bleu dur, en la tenant à bout de bras. Puis il dit :
- Je vous fais bien mon compliment madame. C'est une jeune fille accomplie... et combien ravissante ! Est-elle fiancée ?
- Elle n'a que quatorze ans, monseigneur.
- C'est vrai, mon Dieu ! Où ai-je la tête ? Eh bien, ma chère enfant, je désire m'entretenir en privé avec madame votre mère. Hé ? Aussi...
Il alla ouvrir une petite porte, en revint avec un homme jeune très bien mis, distingué aussi, qui était son plus proche collaborateur depuis longtemps :
- Mon chei La Besnardière, voici Mme de Laudren et sa fille qui nous viennent de Saint-Malo. Voulez-vous conduire cette charmante enfant chez la princesse pour le thé ? J'ai à causer avec sa mère...
Après avoir salué les dames, l'interpellé sourit à Elisabeth et lui offrit une main qu'elle prit avec un naturel parfait. Talleyrand les regarda sortir.
- Etonnant en vérité ! Que l'on ne vienne pas me dire que le sang n'oblige pas ! Cette enfant eût été élevée à Versailles qu'elle ne se comporterait pas autrement. Hé ?
- Je l'ai pourtant élevée dans la simplicité.
- Sans doute, sans doute, mais la race parle. Il faudra vous montrer difficile quand vous la marierez. Il importera aussi que ce soit... loin de Paris.
- Si cela ne dépend que de moi, elle ne quittera jamais la Bretagne
- Je vous en remercie. Vous avez sans doute remarqué la ressemblance. Légère mais avec l'âge elle pourrait s'accentuer. Il y a surtout cette tournure, cette allure... inimitables ! Mais venons-en à la raison de votre venue ici. Vous avez été fidèle à la promesse que je vous ai jadis demandée. De mon côté, je souhaite vous permettre de réaliser la vôtre. Tant que j'était ministre des Affaires extérieures c'était impossible car je devais compte de mes actes à l'Empereur, sans compter la police un peu trop bien faite du duc d'Otrante. A présent je suis libre et veux l'être encore davantage. C'est pourquoi je vous ai fait venir. Vous aviez promis à certaine personne de tout faire pour qu'elle puisse revoir sa fille. Je vais vous aider mais, sachez-le, elle pourra seulement la voir et en aucun cas lui parler..
- Seulement ? Je pensais que, peut-être je devrais la lui rendre ?...
- ... et cela vous brisait le cour, pourtant vous êtes venue ! Ne croyez pas qu'il y ait cruauté de ma part dans ce que je viens de préciser. La personne en question vit étroitement cachée. Pour son bien, car en dépit de la protection qu'étendent sur elle les souverains locaux, elle ne vivrait pas trois jours si elle se montrait en public et à visage découvert. Nous sommes très peu à savoir qu'elle existe toujours. Après cette entrevue vous devrez oublier vous aussi...
- Mais... pourquoi ?
La voix profonde se fit plus sourde :
- Vous savez comment Bonaparte a traité le dernier prince de Bourbon capable de lui porter ombrage ?
- Le malheureux duc d'Enghien ? Quel crime impardonnable !
- Mon excellent ami Fouché vous dirait que c'était plus qu'un crime : une faute Mais le duc savait trop de choses touchant quelqu'un de beaucoup plus dangereux que cette pauvre jeune femme. Et il était le seul à savoir. Ni son père ni son grand-père n'étaient informés. C'est de cela qu'il est mort car on savait bien qu'il serait impossible de le faire parler. Après son enlèvement, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qu'il avait épousée secrètement a exécuté les volontés laissées en cas de malheur et fait prévenir d'urgence le comte Vavel de Versay qui résidait en Wurtemberg avec sa compagne...
Le temps d'un éclair, Laura revit le gentilhomme hollandais apparu dans la nuit de Heidegg, si beau et si fier...
- Il est toujours avec elle ? demanda-t-elle tout bas.
- Il lui a voué sa vie et n'est pas de ceux qui se reprennent. La princesse craignait d'être enlevée elle aussi et contrainte peut-être à parler. Dans certains lieux, la torture existe toujours. Vavel le savait et il l'a aussitôt emmenée
- Où?
- Je ne l'ai pas su tout de suite : ils ont beaucoup voyagé avant de se fixer là où ils sont. Maintenant que Napoléon a épousé une archiduchesse et qu'elle attend un enfant, ils n'ont plus grand-chose à craindre de lui mais...
L'homme d'Etat hésita un instant comme s'il pesait ce qu'il allait dire puis, sachant bien la qualité de celle qui le regardait avec une telle intensité, il se décida :
- Napoléon ne durera pas éternellement, j'en ai la conviction. Après lui, Louis XVIII pourrait venir au trône et c'est pourquoi vous devrez oublier le lieu où je vous envoie car " elle " sera plus que jamais en danger... et plus que jamais il me faudra veiller de loin. Ce sera aussi important pour " elle " que pour moi.
Talleyrand avait prononce la dernière phrase comme s'il se parlait à lui-même et Laura réussit $ saisir sa pensée. Si le Roi revenait, l'ancien évêque d'Autun, l'ancien révolutionnaire, l'ancien... - puisque apparemment on en était là ! - serviteur de Napoléon aurait besoin de garanties sérieuses pour ne pas se retrouver devant un tribunal. Madame pourrait alors devenir une arme non négligeable... Aussi sa réaction à elle fut-elle immédiate : le temps n'était pas aux tergiversations :
- J'oublierai ! promit-elle. Et les miens avec moi...
Il lui sourit et elle s'aperçut que son sourire pouvait être charmant :
- Je n'en attendait pas moins de vous. Vous n'êtes jamais allée en Allemagne je suppose ?
- Je n'ai jamais été plus loin que la Suisse. Avec un hochement de tête il tira d'un tiroir de son bureau un portefeuille de maroquin sans armes qu'il tendit à sa visiteuse :
- Vous trouverez dedans tout ce dont vous avez besoin : une carte et des instructions qu'il vous faudra apprendre par cour puis détruire par le feu. En aucun cas elles ne doivent passer sous d'autres yeux que les vôtres. Sachez en outre qu'elles sont " impératives " et qu'il est hors de question que vous vous en écartiez... quelle que soit l'envie que vous en auriez. Et cette envie sera forte. Ai-je cette fois encore votre parole ?
- Je n'ai aucune raison de vous la refuser.
Les lourdes paupières se relevèrent d'un seul coup, dardant sur Laura un regard de saphir qui avait perdu sa dureté et même se faisait presque affectueux :
- Oh si, vous en aurez ! Vous allez faire un long voyage - dans les meilleures conditions d'ailleurs -car vous avez des passeports exceptionnels qui vous accréditent auprès de la grande-duchesse de Saxe-Meiningen qui, sour de la reine Louise de Prusse, n'est pas vraiment des amies de l'Empereur mais que ma nièce, la comtesse de Périgord née princesse de Courlande, connaît bien. Sachez, en outre, qu'ils ne pourront servir qu'une fois et qu'à votre retour, il vous faudra me les rapporter. Sachez enfin que vous ne pourrez ni approcher la personne ni lui parler...
- Et si elle me parle ?
- Vous répondrez, bien sûr, soupira Talleyrand mais je veux espérer qu'on ne la laissera pas commettre cette folie. Vous voilà fixée. Un instant, vous n'aurez qu'un instant... et vous pouvez toujours refuser et me rendre ce portefeuille.
- Oh non, monseigneur, fit Laura en se levant et en serrant contre elle le précieux maroquin. Il y a trop longtemps que je rêve de ce moment. Il est vrai que je le voudrais moins bref !
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