C'était par un de ces clairs matins du début de l'été où les mouettes jouaient avec les petit nuages joufflus au milieu d'un ciel bleu comme la mer, comme les armes de France, comme les yeux d'une petite Elisabeth de quatre ans. Les jardins étaient pleins de rosés et l'air marin charriait les odeurs de poivre et de cannelle issues d'un navire de retour de l'île Bourbon...

Lalie ouvrit toutes grandes les fenêtres de la chambre de Laura, ce que l'on n'avait osé jusque-là qu'avec parcimonie :

- Il faut respirer, s'écria-t-elle sans se soucier de faire lever le nez aux gens dans la rue. Il faut respirer enfin ! Il faut, ajouta-t-elle en se tournant vers le lit où Laura la regardait avec un sourire indulgent, que cette année 1800 marque pour vous le début d'une vie nouvelle...

- Je n'en demande pas tant ! répondit la jeune femme. La paix, la simple paix du cour, est tout ce que je désire...

Mais elle n'était pas sûre d'y parvenir un jour à cause de ce visage, de ces yeux noisette si souvent moqueurs qui visitaient encore ses nuits de fièvre et dont elle ignorait qu'elle les avait appelés dans son délire.

- Peut-être dans une autre vie ? murmura-t-elle, se répondant à elle-même.

Lalie vint se planter devant le lit dom elle empoigna le pied d'acajou :

- J'espère bien, dit-elle, que vous en viendrez à bout avant !

Laura comprit qu'elle avait deviné sa pensée

CHAPITRE XV

LES INCONNUS D'EISHAUSEN

1810

En dix ans Paris avait beaucoup changé.

La ville semblait agrandie, aérée. En haut des Champs-Elysées débroussaillés, élargis en une imposante avenue, on édifiait un monumental arc de triomphe à la gloire de la Grande Armée. La place de la Concorde, définitivement débarrassée de l'affreuse statue de la Liberté, était pavée en grande partie et, le long des Tuileries, une belle rue à arcades isolait à présent le palais de l'Empereur du fouillis de maisons qui constituait le quartier Saint-Honoré. Mais c'était surtout l'atmosphère qui n'était plus la même. Tandis que sa berline de voyage traçait son chemin vers la rue du Bac où elle devait loger de nouveau à l'hôtel de l'Université, Laura constatait que d'élégantes voitures, des carrosses armoriés avec valets en livrée circulaient à présent, que l'on voyait les gens se rendre dans les églises, que le commerce florissait. La ville respirait la prospérité, une certaine joie de vivre qui venait peut-être du retour aux sources qu'elle vivait. Toute trace de la terrible Révolution était effacée, on avait reconstruit nombre d'hôtels dévastés et abandonnés, et si les abeilles remplaçaient maintenant les fleurs de lys dans la décoration officielle, c'était une nièce de Marie-Antoinette qui occupait ses appartements dans les Tuileries rénovées où, entourée d'une cour brillante mais plutôt empesée et même ennuyeuse, elle s'apprêtait à donner, dans les mois à venir, un héritier à son impérial époux. Les Parisiens semblaient avoir tout oublié des heures sanglantes et l'on pouvait se demander si pour en arriver à échanger un roi contre un empereur, un souverain plutôt accommodant contre un autocrate à la poigne de fer, cela valait vraiment la peine d'avoir versé tant de sang ? Evidemment, la France, si misérable alors, était en ce moment à l'apogée de sa gloire, ses armées couvraient une grande partie de l'Europe où Napoléon avait taillé des royaumes pour les siens.

C'était assez drôle parce que jadis Laura ne s'était jamais sentie à sa place dans le Paris de la royauté, et qu'elle s'y sentait peut-être encore moins dans celui de l'Empire. Et s'il n'y avait eu la lettre, sans doute n'y serait-elle jamais revenue. Mais il y avait la lettre et surtout la signature que, depuis longtemps, elle ne s'attendait plus à voir : " Ch-Mau. Talleyrand-Périgord "...

En dépit de la brièveté du texte, de la relative modestie du paraphe, des armes princières frappaient l'épais papier à la forme, se gravaient sur le cachet de cire, et elle lui était parvenue par un messager particulier. Elle disait : " Soyez à Paris le 15 de ce mois et présentez-vous vers cinq heures de l'après-midi à mon hôtel de la rue de Varenne.

Soyez accompagnée de votre fille et préparez-vous à un assez long voyage... Seul votre couple de serviteurs de confiance devra vous accompagner... "

Profondément troublée Laura n'avait pas mis en doute la signification du message : après tant d'années elle allait enfin revoir sa princesse, lui amener Elisabeth ! Sa joie pourtant se ternit vite à la pensée que, peut-être, Marie-Thérèse voulait lui reprendre sa fille. Si c'était le cas, elle ne se cachait pas qu'elle en souffrirait cruellement mais elle était de ces âmes qui savent accepter en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné : tout ce temps d'amour et de fierté à regarder grandir l'enfant.

Aujourd'hui âgée de quatorze ans, Elisabeth faisait l'orgueil de sa mère comme de sa " grand-mère ". L'inachevé de l'adolescence laissait prévoir aisément ce que serait l'épanouissement. Cette fleur conçue dans l'obscurité d'une prison promettait d'être éclatante et accréditait de plus en plus la légende de son adoption parce qu'elle ne ressemblait en rien à Laura : moins grande, plus menue, faite à ravir, elle arborait une somptueuse chevelure dorée et d'immenses yeux bleus qui chaviraient déjà le cour de plus d'un garçon. Avec cela, vive, enjouée, volontiers espiègle, elle était douée d'une intelligence rapide, d'un solide sens de l'humour et d'un goût pour les arts qui laissait bien souvent Laura rêveuse lorsqu'elle essayait de se pencher sur le mystère de son ascendance paternelle. Difficile de croire que le géniteur ait pu être l'un de ces municipaux grossiers, bornés souvent, qui gardaient sa mère ! Mais alors qui ? Sachant bien qu'aucune réponse ne lui serait apportée à moins d'un miracle, Laura se contentait d'admirer, sans se défendre cependant d'un peu d'inquiétude : à certains moments, Elisabeth ressemblait un peu trop à Marie-Antoinette et Laura, alors, remerciait le Ciel que la Reine n'eût jamais quitté Versailles pour visiter les provinces comme l'avaient fait nombre de souveraines françaises. Beaucoup de ses sujets avaient ignoré son visage. En outre, les traces Habsbourg - les yeux globuleux, la lippe et le menton un peu fort - n'existaient pas chez Elisabeth, la ressemblance était surtout d'attitudes, d'expressions, en dehors de l'éclat du teint et de quelques traits du visage...

- On dit qu'abondance de biens ne nuit jamais, prédisait Lalie, mais je crains une trop grande abondance de prétendants lorsqu'elle sera en âge d'être mariée.

- Y a-t-il vraiment un âge pour se marier ? répondit Laura en riant.

En effet, l'hôtel de Laudren comptait désormais un habitant de plus : en 1805, quelques jours après que les cloches eurent carillonné pour la victoire d'Austerlitz, la comtesse de Sainte-Alferine était devenue baronne de la Fougeraye, donnant ainsi à Elisabeth un grand-père inespéré. Noce discrète ou, du moins, qui se voulait telle mais n'avait pas empêché le tout-Saint-Malo de se trouver à la sortie de l'église et d'envahir ensuite la maison familiale pour boire à la santé du rugueux gentilhomme et de celle dont il ne cessait de proclamer qu'elle était " une sacrée bonne femme ! ".

Ce mariage fut, pour tous, une excellente chose. Au contact des dames de la rue Porcon-de-la-Barbinais, La Fougeraye perdit un peu de son côté porc-épic pour se retrouver un pur produit du xviii6 siècle, aimable, courtois, lettré, élégant et spirituel, et Lalie comme Laura eurent en lui le plus agréable des compagnons. Pour Elisabeth, il fut ce cadeau sans prix qu'était un grand-père, un vrai, tendre et attentionné dans la chambre de qui elle se réfugiait quand elle avait maille à partir avec sa mère ou Bina qui, pour son bien, lui mon traient tout de même quelque sévérité... Quant à Lalie, elle le rejoignit de plus en plus dans cet état délicieux qui est celui des grands-parents.

Jaouen, justifiant et au-delà les prévisions de la nouvelle baronne, était tout à fait capable de la remplacer au gouvernail de la maison d'armement. Il y avait acquis autorité mais aussi estime de tous ceux, capitaines, équipages ou clients, qui avaient affaire à lui. Avec Bina il formait un couple sans histoire suivant une route droite, sans heurts, mais aussi sans chaleur. Bina s'étant révélée incapable de procréer, tous deux se retrouvaient dans la tendresse qu'ils portaient à Elisabeth. Jamais le nom de Laura n'intervenait entre eux et si l'épouse devinait que son mari demeurait fidèle à l'amour voué une fois pour toutes, rien dans le comportement de l'un ou de l'autre ne laissait supposer que cette passion pouvait encore exister. Laura elle-même n'en était plus très sûre...

Pourtant, quand elle lui montra la lettre de Talleyrand, Jaouen n'eut pas l'ombre d'une hésitation : Mme de Laudren partirait en compagnie de sa fille et de ses " fidèles serviteurs ". Lalie reprit la charge entière de la maison, avec le soutien moral mais combien efficace et rassurant de son époux. Et l'on partit en temps voulu. Une fois encore, Jaouen montait sur le siège du cocher... Sans Bina, hélas ! qui s'était cassé une jambe en glissant au marché sur des écailles de poisson. Ce qui la réduisit au désespoir, mais le voyage ne pouvait être différé.

Elisabeth ne comprenait pas bien ce que l'on venait faire à Paris mais, sa mère lui ayant expliqué que l'on ne ferait qu'y passer avant de s'engager dans un plus long voyage, elle réagissait selon son âge en se montrant ravie de faire du chemin et de voir du pays.

Pour l'instant, Paris la ravissait d'autant plus qu'elle put constater, en arrivant à l'hôtel de l'Université que ni elle ni sa mère ne sentaient leur province - Laura tenait à ce que toutes deux suivent la mode sans excès ! - et que le propriétaire, M. Desmares, les accueillait en clientes privilégiées même s'il ne les avait pas vues depuis dix ans. Ce qui était tout à l'honneur de sa mémoire comme de sa qualité d'hôtelier.