- Restez où vous êtes ! Votre seul droit est de la voir !

Gaïd cependant secouait la fillette pour la réveiller. Elle ouvrit des yeux embués, aperçut Laura et voulut tendre vers elle ses bras menus :

- Maman ! Maman !...

Puis elle se tordit dans ceux de la femme qui demanda :

- Je la laisse aller ?

- Il n'en est pas question ! Elle l'a assez vue maintenant ! Tu peux l'emmener...

Elisabeth à présent criait, pleurait, appelant sa mère d'une petite voix douloureuse qui fendit le cour de celle-ci.

- Vous êtes une femme, s'écria-t-elle avec colère, et vous obéissez aux ordres de ce monstre ?

- Il est mon maître ! dit la femme d'un ton de défi.

- Et celui qui est derrière moi, votre mari, entend cela tranquillement ?

- Elle n'a pas été fichue de me donner d'enfant. Alors qu'elle couche avec M. le marquis ne me dérange pas puisque ça me rapporte. J'I'aime bien moi aussi, M. le marquis !

- Je veux bien le croire. Vous êtes faits pour vous entendre !... Laissez-moi au moins l'embrasser ! pria-t-elle, saisie d'un désir si poignant qu'il lui fit baisser sa garde.

- J'ai dit qu'on l'emmène ! rugit Pontallec, chassant Gaïd de la voix et du geste.

La femme s'en alla, emportant l'enfant qui hurlait à présent, saisie d'une véritable crise de désespoir.

- Cela va lui passer, fit benoîtement Pontallec. A vous ma chère ! Je suis ravi de vous avoir revue car en vérité vous êtes devenue très belle. Le malheur est que je n'ai jamais eu de goût pour vous ! Votre couche était d'un ennui ! L'impression de tenir dans mes bras un morceau de viande froide ! Aussi allons-nous passer au dernier acte. Le temps passe vite en votre compagnie.

- Vous allez me tuer ?

- Je ne vous l'ai pas caché...

- Sans me laisser dire une dernière prière ?

- Oh, vous allez en avoir tout le loisir ! Allons Tangou !

Laura ne vit pas venir la corde qui s'abattit autour d'elle et que resserra aussitôt un noud coulant lui serrant les bras contre le corps. Elle se raidit, faisant appel à tout son courage. Pontallec s'était levé et marchait vers elle, tenant à la main un mouchoir roulé en boule et un autre déplié qu'il tendit à son acolyte :

- Bâillonne-la !

- Un instant ! dit Laura. J'ai quelque chose à demander ?

- Quoi ? Faites vite ! Je n'ai pas le temps...

- Oh, presque rien. Enlevez votre masque !

A nouveau le vilain rire qui ressemblait si peu à celui d'autrefois.

- Vous voulez voir ce qu'a fait de moi cette damnée bombe qui a explosé trop tôt ? Ou plutôt celle placée par ce maudit La Fougeraye et dont je ne savais rien ? Je suis affreux ma chère et il faut être aussi folle que cette pauvre Gaïd pour m'aimer tel que je suis devenu...

- Je veux voir !

- Eh bien, regardez ! Mets le bâillon, Tangou. Je ne déteste pas les cris des femmes que je force, mais celle-là !

- Je ne crierai pas !

Le masque tomba et en dépit de sa fermeté de caractère Laura ne put retenir un " oh ! " étouffé. Le beau visage de jadis n'avait plus rien d'humain : un mélange turgescent de chairs bourgeonnantes et de cicatrices rouges autour des deux trous permettant la respiration. Seuls les yeux verts étaient à peu près intacts et luisaient de méchanceté. Enfin, la jeune femme réussit à sourire :

- Merci ! dit-elle. Je peux mourir à présent ' Je suis vengée...

La boule de linge fut enfoncée brutalement dans sa bouche et fixée au moyen de l'autre mouchoir. Puis Tangou saisit le bout de la corde qui allait lui donner la possibilité de mener Laura comme un chien en laisse.

On sortit de la tour pour reprendre le chemin par lequel on était venus mais, passé la bande de rochers, on atteignit le sable et l'on marcha vers la mer qui s'était retirée, jusqu'à ce qu'on fût devant une roche qui avait la forme d'un menhir de taille réduite. Les deux hommes lièrent leur victime à ce qui ressemblait assez à un poteau de torture.

- Voilà ! dit Pontallec avec satisfaction. Avant que la mer ne revienne jusqu'à vous et vous recouvre lentement, vous allez avoir le loisir de faire toutes les prières que vous voulez ! Quant à moi, avec votre permission, je prends congé mais je vais aller m'asseoir là-bas afin de ne rien perdre d'une agonie dont la lenteur va me combler de joie.

Ainsi, il était écrit que ce misérable aurait le dernier mot ! A demi étouffée par le bâillon, Laura était incapable d'articuler un seul mot, de pousser même un seul cri. Elle comprenait maintenant comment il se débarrassait des pauvres filles auxquelles il avait fait allusion. Il les liait ici et, quand le flot avait fait son ouvre de mort, il les déliait et les abandonnait au milieu des algues et des coquillages...

Elle entendit encore la voix railleuse qui disait : - lu peux te retirer, Tangou ! Je veux jouir seul d'un spectacle que j'ai trop longtemps souhaité...

Et la longue attente commença. Laura était déjà transie de froid. Simplement couverte de sa robe, elle sentait contre son dos l'humidité de la pierre couverte de varech mouillé. Elle sentait aussi le poids du regard cruel qui se délectait de sa mort prochaine mais ce dont elle souffrait le plus, c'était que son sacrifice ne sauverait pas sa fille, que l'enfant serait réduite par ce monstre au pire esclavage puisqu'il osait songer à l'épouser. Alors elle priait de toutes ses forces pour qu'au moins l'innocente fût épargnée. Elle essayait de raisonner, de se rassurer un peu : Lalie savait où elle était et quand on retrouverait son cadavre, l'assassin aurait du mal à échapper à la fureur des hommes. La Fougeraye avait deviné son identité. Lui et Jaouen étaient capables de lancer à ses trousses la région entière. Il ne pourrait alors échapper au châtiment... Seulement elle ne le verrait pas !

Le vent se levait, un noroît coupant qui accélérerait le flot. L'eau revenait déjà mouiller ses pieds mais elle avait l'impression d'être là depuis des heures. Ses yeux brouillés par le crachin ne distinguaient plus guère la forme sombre qui se tenait un peu plus loin, assise sur un rocher... Le flot atteignit ses chevilles, puis le haut de ses bottes que le cuir trempé ne protégeait plus, et l'espoir, l'infime espoir que Laura conservait malgré tout d'être sauvée - où pouvait bien être Lalie à cette heure ? Peut-être tombée elle aussi dans le piège et ce serait elle qui, la nuit prochaine, attendrait la mort rivée à ce rocher ? - le faible espoir agonisait. L'eau montait encore. Elle atteignait les genoux.

Laura tremblait de tout son corps. Dire qu'elle avait là, dans sa botte, le moyen de trancher ses cordes et qu'il lui était impossible de s'en saisir... Oh ! Dieu Tout-Puissant ! Que cela finisse vite au moins ! Que le vent souffle plus fort ! Que la tempête se lève et l'engloutisse d'un seul coup ! Elle emporterait peut-être le misérable qui quelques mètres plus loin se repaissait de son supplice... Elle avait froid ! Tellement froid ! La mer montait encore !... Les oreilles bourdonnantes, elle entendit cependant Pontallec crier, goguenard :

- Comment trouvez-vous le bain ? Un peu frais peut-être ? Mais rassurez-vous, il n'y en a plus pour longtemps ! Adieu ma chère miss Adams !

Cette ultime cruauté fut sa perte. Quelqu'un cria:

- Le voici ! Je le vois !

Et soudain la grève s'anima. Des hommes portant des lanternes, des torches, bondissaient dans les rochers. Sur le point de s'évanouir, Laura perçut la voix de Jaouen qui, éclairé par les flammes, secouait comme un sac de son l'aubergiste qu'il faisait marcher devant lui.

- Où est-elle ? Où est Laura ?

Terrifié par le crochet de fer planté dans sa poitrine, l'homme désigna le rivage mais déjà les yeux perçants du Breton distinguaient la condamnée. Lâchant Tangou qui s'écroulait sur les bottes d'un gendarme, il s'élança dans l'eau en criant :

- Crenn ! Viens avec moi ! Seul je ne suis pas sûr d'y arriver !

Le vent forcissait encore, gênant sa progression, mais il était porté par la violence de sa fureur, de sa peur qu'elle soit morte. Il crut un instant qu'elle l'était quand il l'atteignit car elle ne donnait plus signe de vie. Le flot arrivait à présent à sa taille. Tout en avançant, Jaouen avait tiré un couteau de sa gaine. S'efforçant de maintenir Laura contre le rocher pour qu'elle n'aille pas à la dérive, il trancha les liens, réussit au prix d'un effort puissant à jeter le corps inerte sur son épaule, mais il glissa, tomba dans l'eau :

- Laura ! hurla-t-il en s'immergeant pour la rattraper.

- Tiens bon ! J'arrive !...

C'était le capitaine. A eux deux, ils n'eurent pas trop de peine à ramener le corps trempé à la terre ferme. Ils y retrouvèrent Bran de la Fougeraye qui, les yeux luisants de haine, tenait sous la menace de son pistolet Pontallec que deux gendarmes ligotaient. Le gentilhomme jeta un regard à la jeune femme qu'ils déposaient sur une pierre plate :

- Elle vit encore ?

- L'eau n'arrivait qu'à sa taille quand je l'ai libérée, dit Jaouen. Le cour bat mais elle est transie. Le froid peut la tuer.

- Vous feriez mieux de la porter à l'auberge ! Il faut la réchauffer...

- Crenn va s'en charger. Moi, j'ai à faire ici...

- Moi aussi ! Ce misérable a déshonoré et tué ma fille. Sa vie m'appartient !

- J'ai la priorité, gronda Jaouen. Vous, vous avez déjà manqué votre coup puisque votre bombe s'est contentée de le défigurer.

- Un instant ! intervint Crenn. Nous autres gendarmes ne tuons pas discrètement au coin d'une grève. Cet homme a des comptes à rendre au pays tout entier. Je veux le ramener à Saint-Malo.

Dédaigneux, le prisonnier regardait les trois hommes en ricanant.