On sortit. La lune a son premier quartier permettait de se diriger sans trop de peine et Laura fut soulagée en constatant que la marée était basse. Au moins, elle n'avait pas à craindre un embarquement. Derrière son guide qui n'avait pas encore allumé sa lanterne, elle descendit le chemin menant au gué de Notre-Dame du Guildo mais, au lieu de traverser, on continua sur le même côté, découvrant bientôt le large estuaire du petit fleuve qu'était l'Arguenon, sur lequel un trait de blancheur reflétait les rayons lunaires. Ensuite, on abandonna le chemin qui faisait un coude vers l'intérieur des terres pour descendre une petite grève et un amoncellement de rochers. Et Laura comprit pourquoi l'on avait attendu que baisse le flot : à cet endroit il y avait les ruines d'un château fort dont deux tours étaient encore debout. A marée haute il devait être impossible de les atteindre. Cependant, le chemin que l'on venait de quitter devait passer sur les arrières du château. Elle demanda :

- Si c'est là que nous allons, est-il bien nécessaire de se mouiller les pieds ? L'entrée principale doit être de l'autre côté ?

- Elle est impraticable. Mais vous avez vraiment besoin d'savoir tout ça ?

- J'ai toujours été curieuse de nature, fit-elle, heureuse de constater que sa voix restait ferme, désinvolte.

Les rochers et les éboulis donnaient, dans cette obscurité, l'impression d'être infranchissables, pourtant Laura découvrit qu'un passage étroit permettait d'atteindre le pied des tours dont l'une était plus qu'à moitié écroulée. On contourna l'autre, cachée par des broussailles que Tangou écarta, un passage apparut dans lequel on s'engagea. Il débouchait dans ce qui avait dû être la cour d'honneur, à présent réduite au tiers par les bâtiments effondrés mais, adossé à la tour presque entière un morceau, de l'ancien logis seigneurial surgit de la nuit. Il n'avait plus ni pignons ni gables et un seul étage subsistait. Et encore, en mauvais état ! Une accolade de pierre marquait l'entrée avec, au-delà, un départ d'escalier à vis et une porte basse. Ce fut celle-ci que l'on franchit et Laura se trouva au seuil d'une salle aux fenêtres à demi obstruées dont le centre était occupé par un brasero en fer couronné de courtes flammes, un fauteuil à oreilles et une table sur laquelle il y avait une bouteille et des verres. Dans le fauteuil se trouvait un homme à demi couché, une jambe posée sur l'un des accoudoirs. Il fumait l'un de ces rouleaux de tabac que l'on appelait cigares et dont l'usage était peu répandu. Et Laura sut que la haine de La Fougeraye s'était montrée clairvoyante et qu'en dépit du masque de cuir noir cachant les trois quarts du visage, elle avait devant elle celui qui était encore, hélas, son époux devant Dieu.

Si des mèches blanches striaient ses cheveux noirs, la silhouette était toujours aussi élégante... aussi semblable à celle de Batz que la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à une émotion quelconque. Forte de la résolution une fois prise, elle glissait une main dans les plis de sa robe quand la voix nonchalante et froide demanda :

- Tu l'as fouillée ?

- Non, mais...

En homme conscient d'avoir manqué à ses devoirs, l'aubergiste se ruait sur Laura qu'il immobilisa instantanément. Elle n'eut pas le temps de tirer son arme. Il s'en était emparé et non sans brutalité palpait tout le corps de la jeune femme. Le second pistolet apparut presque aussitôt et Tangou vint les déposer sur la table.

- Eh bien, vous avez fait des progrès, ma chère. Vous retrouver armée comme un navire de guerre est une nouveauté.

- Josse, dit Laura, je suis venue chercher ma fille. Où est-elle ?

- Ainsi vous m'avez reconnu ? J'ai pourtant beaucoup changé.

- Je savais que j'aurais affaire à vous. La haine d'un autre vous avait déjà reconnu il y a quatre ans. A présent je veux ma fille !

- Doucement s'il vous plaît ! Rien ne presse et nous avons à parler.

- Moi je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! Et d'abord, j'aimerais savoir qui est le père de cette charmante enfant. J'en ai le droit. Vous êtes toujours mon épouse et je veux savoir de quelle coucherie elle sort !

Le terme vulgaire fit frémir Laura mais elle savait Pontallec capable des pires grossièretés.

- Vous n'avez pas renoncé à fréquenter les portefaix, dirait-on ? fit-elle avec mépris. Mais vous pouvez rengainer votre répugnant vocabulaire. Elisabeth est ma fille adoptive. Sa mère... était une amie chère à présent disparue.

- Vraiment ? En ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à me confier son nom ?

- Ni en ce cas ni en aucun autre. Elle était noble dame, une vraie, et je souillerais son nom s'il touchait vos oreilles et se retrouvait sur vos lèvres.

- Comme vous voudrez ! fit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Je ne vous cache pas que cela m'ennuie un peu car si elle n'est pas de votre sang vous souffrirez moins... du sort que je lui réserve.

La bouche de Laura se sécha d'un seul coup tandis que son cour accélérait son rythme.

- Le sort que vous lui réservez ? Mais si je suis venue, c'est pour acheter sa liberté...

Elle l'entendit rire et, venant de derrière le masque si noir, ce rire avait quelque chose de démoniaque :

- Sa liberté ? Il n'en a jamais été question. Ma lettre disait " si vous voulez revoir votre fille ". J'entendais la revoir une dernière fois. Eh bien, vous la reverrez...

- Vous n'allez tout de même pas...

- La tuer ? Ce serait dommage. Et je lui réserve un destin moins funeste. Elle est mignonne cette petite et ou je me trompe fort ou elle le sera encore plus dans quelques années. Alors je la mettrai dans mon lit car elle sera élevée chez moi !

- Vous n'oseriez pas ?

- Pourquoi donc ? Ce sera même amusant, car je lui trouve une légère ressemblance avec cette pauvre Marie-Antoinette qui a eu le tort de me préférer d'autres amants... J'aurai un peu l'impression de goûter une revanche.

Le nom fit frémir Laura. Ce démon soupçonnerait-il la vérité ? Oh, c'était impossible du fond de ce repaire du bout de la terre ! Pourtant il pouvait entretenir des relations, une correspondance avec les princes réfugiés à Londres : le comte d'Artois et son fils.

- Et vous comptez l'élever chez vous ? Dans cette tanière ?

A nouveau le rire de tout à l'heure, en plus grinçant peut-être :

- Me connaissez-vous si mal ? J'aime mes aises et possède non loin d'ici une demeure agréable où je reçois de charmantes visites. Des visites qui n'auront plus lieu d'être quand l'enfant aura grandi. Il se peut même que je l'épouse. Puisqu'elle n'est pas de votre sang, aucune impossibilité à cela ! Cela pourrait même être amusant... à moins qu'elle ne devienne aussi agaçante que les autres, ajouta-t-il d'une voix aigre qui était celle d'un maniaque. Auquel cas elle aurait le même sort.

Laura se souvint de ce qu'avait dit le vieil homme de l'auberge au sujet de jolies femmes à qui l'endroit ne valait rien. Elle se força à un ton d'indifférence pour demander :

- Quel est ce sort ?

- On les retrouve noyées, les pauvres ! Le chagrin de m'avoir déplu je pense... Il est vrai qu'on les y aide un peu mais... mais vous allez pouvoir apprécier pleinement ma méthode. Car, bien entendu, vous ne quitterez jamais plus ce pays. Vivante tout au moins !

- Oh, j'y suis préparée. Je vous connais trop bien et j'étais toute prête à vous abandonner ma vie contre celle d'Elisabeth...

- Si j'en juge par ceci, dit Pontallec en s'emparant d'un des pistolets, vous pensiez surtout vous en prendre à la mienne ? Il faut avouer que vous faites preuve d'une remarquable résistance ! Vous échappez à tout, même aux pièges les mieux tendus. Pareillement vous avez échappé à la guillotine où j'espérais tant vous voir monter. Vous eussiez fait une belle victime. Pourtant vous avez préféré le rôle infâme de dénonciatrice en vous acoquinant avec Fouquier-Tinville.

- Qu'avez-vous fait d'autre ?

- Un moment ! J'avais dénoncé une certaine Laura Adams. Il n'était pas question de la marquise de Pontallec...

Aussi est-ce Laura Adams qui a parlé à l'accusateur public. Nous sommes quittes !

- Ah, vous trouvez ? Thermidor vous a sauvée, vous, mais moi j'ai dû fuir...

- En volant tout ce qui m'appartenait, en déménageant la Laudrenais ? J'ai fort bien reconnu ce fauteuil...

- Vous confondez ! Cela m'appartenait de droit. Votre mère était mon épouse...

- En aucun pays du monde l'assassin ne peut hériter de sa victime. En outre vous étiez bigame, donc votre mariage était entaché de nullité...

- Peste ! Comme vous voilà au fait des arguties notariales ! En ce cas vous avez dû faire votre testament ?

- En effet ! J'ai institué légataire universelle mon amie la comtesse de Sainte-Alferine...

Cette fois, ce fut une véritable crise de rire qui secoua le masque sans que Laura puisse deviner ce qu'elle avait dit de si drôle mais c'était un rire dément, celui d'un homme qui n'a plus son bon sens. Il s'acheva par un hoquet, puis Pontallec articula non sans peine :

- Vous êtes impayable !... Mais surtout mal adroite. Vous allez m'obliger à tuer cette vieille bique pour que les droits reviennent à votre fille. Il est vrai que je n'en crois rien. Quand on aime on ne fait pas de ces choses. Et vous l'aimez je suppose ?

- Si je disais le contraire, vous n'en croiriez rien.

- Eh bien voilà ! Voyez comme tout s'arrange ! A présent je vais tenir ma promesse et vous montrer votre fille. Gaïd ! cria-t-il. Amène la petite !

La belle aubergiste reparut, mais cette fois, elle tenait dans ses bras Elisabeth qui dormait la tête sur l'épaule de la femme. Avec douleur, Laura vit que le petit visage était pâle et portait des traces de larmes fraîches. L'enfant avait dû s'endormir à force de pleurer. Laura voulut s'élancer vers elle mais Pontallec pointa l'un des pistolets :