Au matin elle fit une toilette soigneuse, s'habilla simplement comme presque chaque jour, d'une robe de fin drap gris liséré de velours noir, avec une guimpe de batiste blanche froncée autour du cou sur un mince ruban, mit des bottes courtes solides comme les gants de cuir qu'elle prit, s'enveloppa de la traditionnelle mante à capuchon et descendit enfin pour prendre un petit déjeuner avant de rejoindre la voiture que Gildas avait dû atteler. Les deux pistolets étaient dans les poches profondes de sa robe et, comme elle l'avait vu souvent faire à Batz, le stylet était glissé dans une de ses bottes. Ainsi équipée, elle embrassa Mathurine et Bina qui ne cachaient pas leur émotion, mais ne vit pas paraître Lalie et en éprouva de la peine. Son amie, elle le savait, avait horreur des adieux mais Laura aurait aimé, ce jour-là, pouvoir au moins l'embrasser.
- Elle est sortie de bonne heure, expliqua Mathurine.
- Sans doute avait-elle ses raisons, répondit la jeune femme.
Les raisons, elle croyait bien les deviner : Lalie devait être en train de prier ou d'entendre la messe dans quelque chapelle mais ce fut, après avoir franchi la porte Saint-Vincent et à l'entrée de la chaussée du Sillon que Laura eut l'explication d'une incompréhensible absence quand elle se vit arrêtée par une paysanne qui se mit carrément au milieu de la route.
- Une place pour moi, ma petite dame ? J'ai idée que nous allons dans la même direction...
- Lalie ! s'exclama Laura. Que faites-vous là ?
- Vous voyez : je vous attendais.
Elle se hissa dans la voiture avec une aisance qui faisait grand honneur à ses articulations, s'assit près de son amie et soupira :
- Voilà qui est mieux ! Il y a du vent ce matin et il est plutôt frais...
- Lalie ! reprocha Laura, heureuse malgré tout de cette preuve d'affection. Vous savez bien que je dois aller toute seule ?
- Aussi n'irai-je pas jusqu'au Guildo. Vous savez, durant votre longue absence j'ai eu le temps de visiter la région et je la connais comme ma poche. Vous me laisserez sur la lande, au hameau de Trégon. Ensuite j'irai à pied et sur place je m'efforcerai de ne pas me montrer. Qui donc d'ailleurs porterait attention à une vieille paysanne ? Allez, marchez ! Nous n'allons pas rester plantées là toute la journée.
Puis, comme Laura ne se décidait toujours pas à repartir, elle ajouta doucement :
- Vous ne me ferez pas changer d'avis. Vous deviez bien vous douter que je ne vous laisserais jamais aller seule dans ce piège ? ajouta-t-elle en s'enveloppant plus étroitement dans son châle et en se carrant au fond de la voiture après avoir calé son panier entre ses jambes.
Laura fit partir son cheval d'un claquement de langue :
- Qu'adviendra-t-il de la maison si nous disparaissons toutes les deux ?
- Il y aura toujours Jaouen et il en sait déjà beaucoup. Et si Elisabeth peut être sauvée à ce prix nous n'aurons vécu en vain ni l'une ni l'autre. Et puis nous ne sommes pas encore mortes. Je ne me suis pas embarquée sans biscuits, ajouta-t-elle en fouillant dans son panier pour faire apparaître les crosses de deux pistolets sous un lit de pommes. J'espère que vous en avez aussi ?
- Dans ma jupe...
- Alors tout est bien.
Le temps était gris mais doux. Le printemps n'était plus très loin. Cela se sentait à l'odeur de la campagne que l'on devinait gonflée de bourgeonnements et de sève toute neuve. Passé le bac, le cheval trotta allègrement. Laura pensa qu'en d'autres circonstances, ce petit voyage eût été agréable mais la pensée d'Elisabeth était là, torturante. Dieu sait ce que pouvait faire un bandit comme Pontallec ! Même à une fillette de trois ans. Le petit ange avait peut-être peur, froid, faim, et cette idée était intolérable... Pour y échapper Laura demanda :
- Pourquoi avoir choisi ce détour pour m'accompagner ? Vous auriez aussi bien pu partir avec moi.
- Il fallait que vous partiez seule au cas où la maison serait surveillée.
- C'est juste.
La main de Laura alla chercher celle de sa vieille amie et la serra :
- C'est bon de vous avoir avec moi, dit-elle émue. Car je peux bien vous l'avouer : je suis morte de peur. Celui qui tient ma petite n'a rien d'humain...
- C'est trop naturel, mon enfant. Aurez-vous la force d'aller jusqu'au bout ?
- Oh oui ! L'amour que je porte à ma petite fille me soutiendra. Et aussi ma haine de ce démon.
- Ne vous laissez pas aveugler par elle. Dieu aidera toujours plus volontiers l'amour...
- J'essaierai de m'en souvenir...
Sur la route de Trégon, près d'une croix de chemins, les deux femmes se séparèrent. Lalie sauta à terre, assura son panier à son bras et, avec un geste de la main, se mit en marche tandis que le cabriolet s'éloignait à vitesse très modérée. Laura ne voulait pas arriver trop tôt ni mettre une trop grande distance entre elle et son amie. Aussi la nuit tombait-elle quand elle entra dans la cour de l'auberge qu'elle connaissait déjà. Fangou, le patron, l'y rejoignit et, sans un mot, se mit à dételer le cheval pour le mener à l'écurie. Il n'avait même pas répondu au " bonsoir " de la voyageuse. Il paraissait plus laid et plus sombre encore qu'à leur dernier revoir, ressemblant plus que jamais à un grand singe avec ses bras trop longs.
Le laissant à son ouvrage, Laura pénétra dans la salle. Le feu y flambait sous la marmite dont les bouillonnements internes soulevaient de temps en temps le couvercle pour laisser échapper un odorant fumet. Laura crut d'abord qu'il n'y avait personne, mais quand ses yeux s'accoutumèrent ils lui montrèrent, assis sur la pierre de l'âtre, un vieux paysan, si vieux et si rabougri qu'il faisait penser à un sac de pommes de terre abandonné. Quand il se retourna, Laura vit qu'il tenait dans la main un bol fumant qu'il se hâta de vider en jetant des coups d'oil méfiants vers la nouvelle venue.
- La patronne n'est pas là ? demanda celle-ci en s'approchant du feu pour lui tendre ses mains, froides en dépit des gants épais. Le vieillard fit non de la tête puis se leva pour prélever à la marmite une nouvelle ration de ce qui devait être de la soupe aux choux.
- Si v's'en voulez, prenez un bol là-bas, dans l'vaissellier ! se décida-t-il enfin à articuler.
- Je préférerais que quelqu'un vienne me servir.
- Pourriez bien attendre longtemps !
Après tout elle avait froid, faim, et la soupe sentait bon. Elle fit ce qu'on lui conseillait, prit un bol que le vieux lui remplit obligeamment et s'assit sur un banc près de la cheminée. Il la regardait d'un air bizarre, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa, jeta autour de lui des regards anxieux puis se décida :
- Qu'est-ce que vous v'nez chercher ici à c't'heure ?
- C'est mon affaire, dit Laura en tempérant sa réponse d'un sourire.
La voix du vieux baissa de plusieurs tons pour atteindre le murmure :
- Elles disent toutes ça ! Mais c'est point un endroit pour une belle fille comme vous... Ça leur vaut rien ! On les retrouve mortes...
Laura allait lui demander de s'expliquer quand l'aubergiste rentra et le vieux parut se ratatiner encore plus. Tangou l'interpella sans ménagement :
- T'es encore là toi ? Dehors ! Et plus vite que ça !
- Laissez-le au moins finir sa soupe ! plaida Laura.
- Si j'ie laisse, c'est toute la marmite qui y passera ! Dépêche !
Le vieux se déplia à nouveau, posa son bol qu'il avait fini d'une seule lampée et trottina vers les ombres de la porte.
- Je me suis servie ! dit Laura.
Tangou jeta un coup d'oil à la grande horloge :
- Vous avez bien fait. J'vais vous donner aussi du pain, du lard et du cidre. Vous avez encore une bonne heure devant vous...
- Pourquoi une heure ?
- La marée, pardi !
Laura sentit un frisson désagréable courir le long de son dos. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Allait-on l'embarquer pour l'emmener le Diable seul savait où ? En ce cas, Lalie ne pourrait rien pour elle. En général elle portait peu d'attention aux marées et eût été bien incapable de dire quand elles étaient pleines ou basses. Ce ne pouvait être que la marée haute et son cour se serra. Coupée de la terre, elle serait perdue et sa petite Elisabeth avec elle sans doute... Du coup, elle n'eut plus faim et repoussa son écuelle à demi pleine dont l'homme remit tranquillement le reste dans la marmite. Pour meubler un silence qu'elle jugeait pesant, elle demanda :
- Gaïd, votre femme, n'est pas là ?
- Vous vous souvenez de son nom ?
- Elle est assez belle pour qu'on ne l'oublie pas facilement.
- Vous la verrez tout à l'heure !
Il s'enfonça dans les profondeurs de la salle pour bien montrer qu'il n'avait pas envie de poursuivre le dialogue. Instinctivement, Laura glissa une main dans sa poche pour toucher le rassurant pistolet. Il était toujours là mais ses doigts rencontrèrent autre chose qu'elle ne se souvenait pas d'y avoir mis : les grains de buis d'un chapelet qu'elle devait sans doute à la sollicitude de Mathurine. Elle le sortit, en baisa la petite croix d'argent, l'enroula autour de son poignet et, curieusement, se sentit un peu réconfortée. A voix basse, elle égrena quelques Ave Maria, un Pater Noster... S'adresser à la Vierge Mère était sans doute la seule chose qu'il lui restât à faire..
Le temps se traînait, interminable... Enfin Tangou reparut, armé d'une lanterne et d'un fusil.
- C'est l'heure ! fit-il.
Laura se leva, s'enveloppa de nouveau dans sa mante, enfila ses gants.
- Mettez le capuchon, dit l'aubergiste. Fait humide cette nuit !
Cette sollicitude inattendue venait certainement du désir de la rendre aussi invisible que possible puisque l'on ne pourrait voir ni son visage ni ses cheveux clairs... Elle obéit cependant mais sa main droite glissa de nouveau vers sa poche.
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