On était à la poissonnerie où Mathurine marchandait un superbe turbot tandis que chez un mareyeur, Elisabeth, près de Bina, apprenait à déguster une huître que le marchand venait d'ouvrir pour elle quand une bagarre éclata un peu plus loin, à laquelle tout le monde s'intéressa aussitôt : plusieurs hommes en étaient venus aux mains pour une raison obscure. Cela ne dura pas longtemps mais quand l'attention de Bina et du marchand revint au panier d'huîtres, Elisabeth n'était plus là. On la chercha, bien sûr, on l'appela. Affolées, Mathurine et sa fille fouillèrent tout le marché. Sans succès : personne n'avait rien vu...
- Bon Dieu ! jura Jaouen. Vous étiez deux et vous n'avez pas été capables de surveiller une petite haute comme trois pommes ? Je vais chercher, moi, et je vous jure bien, que s'il y a quelque chose à savoir je le saurai. Faites prévenir le capitaine Crenn, madame Laura ! Il faut fouiller la ville des ruisseaux aux chemins de ronde !
- Je vais avec vous !
Il hésita mais devant sa figure convulsée de chagrin, il comprit que s'il lui fallait rester à tourner en rond, elle souffrirait encore davantage. Alors sans un mot il la prit par le bras.
- Je vais prévenir Crenn ! lança Lalie.
Pendant des heures, vite rejoints par les gendarmes, on chercha, on interrogea sans parvenir à relever la moindre trace de la petite silhouette emmitouflée de velours bleu garni de fourrure blanche, si familière cependant... Personne n'avait rien vu, rien entendu.
Quand le soir tomba, on en était au même point et Laura touchait le fond du désespoir parce que cette totale disparition lui disait que la fillette avait été enlevée et qu'il ne s'agissait pas d'une de ces fugues dont beaucoup d'enfants d'un naturel aventurier se rendent coupables. Cela se terminait en général au bout de quelques heures par des larmes de joie et une solide fessée, mais là... En dépit de sa nature optimiste, Crenn lui-même qui connaissait chaque recoin de la ville et les avait fouillés avec ses hommes, visitant l'arme au poing les repaires inquiétants que l'on trouve dans tous les ports, ne cachait pas son anxiété... ni Jaouen ses soupçons :
- Cette vieille folle qui réclamait M. de la Fougeraye à cor et à cri pourrait bien être là-dessous. Ça doit être facile de cacher sous une grande mante une si petite fille et de l'emmener !
- Pas Elisabeth ! protesta Bina entre deux sanglots. Elle ne suivrait pas quelqu'un qu'elle ne connaît pas et si elle avait crié nous l'aurions entendue...
- Au milieu du vacarme de la poissonnerie et quand il y a une bagarre ? Pas sûr ! fit Crenn som-brement. Jaouen a raison : nous ne devons pas négliger la moindre piste et si demain matin Elisabeth n'est pas retrouvée, j'irai à Plancoët prendre langue avec ceux de là-bas et nous rendrons visite à ces demoiselles de Villeneux.
- Jamais Mlle Louise ne se prêterait à une si mauvaise action, soupira Laura. Elle ne permettrait pas à sa sour de s'en rendre coupable.
- L'autre peut avoir agi seule...
- Sans complicité, ce me semble difficile, dit le capitaine.
Ce qui rappela à Laura de la femme avec qui Léonie s'entretenait l'autre jour de façon si animée près du chevet de la cathédrale. Elle avait alors eu l'impression fugitive de l'avoir déjà vue, bien que son visage ne lui eût pas été révélé. Cela tenait à la tournure et elle n'y avait pas pensé longtemps, mais à présent son esprit y revenait. Sans pour autant trouver davantage la solution. Cependant, quand elle raconta ce qu'elle avait vu, cela lui valut une avalanche de questions posées par un Jaouen que la disparition de la bambine changeait en limier furieux.
- Cessez de me tourmenter ! cria-t-elle enfin. Croyez-vous que j'aie le moindre intérêt à cacher quelque chose ?
- Pardonnez-moi ! J'essaie seulement d'aider votre mémoire. Il suffit parfois d'un détail pour que le souvenir se précise...
- Tu ferais un bon policier, constata le capitaine mi-figue mi-raisin, mais ce n'est pas Mme de Laudren qu'il faut passer à la question. C'est cette Léonie et dès l'aube nous irons la voir... mais, pour cette nuit, mes hommes vont continuer leurs recherches. Le maire m'a donné carte blanche.
- Qu'il en soit remercié ! dit Lalie en attirant Laura à elle. Il faut vous reposer un peu, mon enfant. Nous avons peut-être devant nous une longue attente et vous vous devez de ménager vos forces.
- Vous voulez que je remonte dans ma chambre ? Pour quoi faire, grands dieux ? Y tourner en rond pendant des heures et des heures ? Je préfère rester ici. Croyez-moi, je me reposerai aussi bien dans un fauteuil près du feu...
- Comme vous voudrez ! Nous resterons ensemble. Moi non plus je ne pourrais pas tenir chez moi...
La nuit fut d'une longueur éprouvante. Les quatre femmes de la maison la passèrent tout entière dans la grande salle, priant ou rêvant, l'oreille tendue au moindre bruit. Pour sa part, Laura était incapable de l'un comme de l'autre : elle essayait de suivre en esprit la progression des hommes à la recherche de son petit trésor. Elle s'efforçait de ne pas imaginer où était l'enfant ni ce qu'elle vivait peut-être à cet instant. En admettant qu'elle soit encore vivante... Et son angoisse, l'envie de hurler qui la prenait parfois comme si elle était une louve, lui faisait mesurer la profondeur de son amour.. Si Elisabeth ne lui était pas rendue saine et sauve, sa vie s'arrêterait à ce moment. Et cette fois, aucun Jean de Batz ne viendrait l'empêcher d'en finir...
Le jour levé, le capitaine Crenn vint s'assurer qu'aucune nouvelle n'était arrivée à la maison II venait aussi saluer les dames avant son départ et leur faire part d'une idée qui lui était venue :
- Nous allons chercher M. de la Fougeraye. Si sa soi-disant fiancée est pour quelque chose dans ce drame, il nous sera d'une extrême utilité.
- Si quelqu'un peut faire entendre raison à Léonie de Villeneux c'est bien lui, appuya Jaouen. Et moi aussi je vais avec vous.
- Je préfère que tu restes. Laisser cette maison sans gardien ne me convient pas.
- Mets-y un ou deux de tes hommes ! Ils seront bien soignés et moi je veux aller là-bas. Elisabeth me connaît et m'aime bien je crois. Une meute d'uniformes lui ferait sans doute peur.
- Soit alors ! On fait comme ça.
Deux gendarmes furent détachés et prirent leurs quartiers dans la cuisine de Mathurine avec un plaisir évident. Il y flottait toujours quelque odeur délicieuse et, amateurs du coin du feu comme tout un chacun, ils y seraient mieux qu'à courir les chemins... Quelques instants plus tard, le pas des chevaux décrut dans la rue qui retrouva son calme.
La lettre arriva deux heures environ après leur départ...
Lalie, en traversant la cour pour se rendre dans les bureaux, la trouva sur les pavés près du portail sous lequel on avait dû la glisser. Ecrite sur du papier ordinaire d'une grosse écriture maladroite mais d'un style efficace, elle était adressée à Laura et ne contenait que peu de mots mais combien terrifiants :
" Si vous voulez revoir votre fille vivante, soyez demain soir à l'auberge du Guildo. Seule (le mot était souligné deux fois). Si vous alertiez qui que ce soit vous ne retrouveriez qu'un cadavre... "
La jeune femme accusa le coup et devint livide, sans éprouver autrement de surprise : elle s'attendait plus ou moins inconsciemment à quelque chose de ce genre. Cette lettre infâme offrait au moins l'avantage de mettre fin à un doute insupportable... Elle tendit le billet à Lalie, la laissa lire puis déclara, soudain très calme :
- Je partirai demain avec le cabriolet. Il est facile à conduire et je connais bien les chemins...
- Laura, Laura ! s'écria la comtesse alarmée, vous allez vous jeter dans la gueule du loup de façon délibérée ! Cet homme - car je suppose qu'il s'agit de votre époux ? - veut votre vie, j'en jurerais !
- Très certainement, mais je n'ai jamais dit que j'allais la lui offrir sur un plateau. J'irai à ce rendez-vous parce que c'est le seul moyen de sauver Elisabeth mais ce billet ne me défend pas de venir armée et soyez sûre que je le serai... et que je tirerai la première.
- Que pensez-vous faire ?
- Oh, c'est très simple : abattre ce fils de Satan dès que je serai en sa présence car je sais bien que ce sera lui ou moi et je n'ai pas la moindre intention de parlementer.
Sans rien ajouter, elle monta dans la pièce où son père jadis gardait ses armes, des armes que l'on n'avait jamais cessé d'entretenir. Il y avait des fusils, des pistolets, des épées, des sabres et des poignards. Elle choisit, parmi ces derniers, une fine lame forgée à Tolède, protégée par un fourreau de cuir noir que l'on pouvait attacher à la ceinture. Puis une paire de pistolets avec lesquels sa mère tirait parfois dans le jardin de la Laudrenais pour ne pas perdre la main et s'assurer de la permanence de son coup d'oil. Marie-Pierre savait bien qu'à la tête d'une entreprise aussi lourde que la sienne, une femme pouvait avoir besoin de se défendre. Laura elle aussi savait utiliser un pistolet, mais c'était à Batz qu'elle devait cette science assez neuve. Avec une froide détermination, elle vérifia les armes, de magnifiques pistolets de duel qui lui semblaient appropriés à la circonstance puisque c'était bien d'un duel qu'il s'agissait, les nettoya puis les chargea soigneusement avant de les emporter avec une poire à poudre et des balles.
Le reste de la journée, elle l'employa à mettre de l'ordre dans ses affaires et à rédiger son testament qu'elle fit contresigner par ses vieux valets, Elias et Guénolé, puis porter chez le notaire. Enfin, elle s'accorda une longue méditation afin de se mettre aussi en ordre avec Dieu. Elle préférait lui parler seule à seul, sans le secours d'un prêtre qui, sans doute, eût refusé l'absolution à une femme à ce point décidée à tuer. Même si c'était pour sauver sa propre vie. Enfin elle écrivit plusieurs lettres à n'ouvrir ou à n'envoyer qu'au cas où elle ne reviendrait pas puis, apaisée, elle s'accorda quelques heures de repos. Il y avait beau temps que la mort ne lui faisait plus peur mais elle voulait tout de même être en pleine possession de ses moyens pour ce qui l'attendait.
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