En attendant une autre sorte de tempête s'approchait de la maison.
Comme il en était convenu, Jaouen, dès le matin, emmenait un La Fougeraye emballé comme un oignon en hiver par les soins de Lalie, à destination de son domaine où ses gens, prévenus depuis longtemps de son séjour forcé chez les demoiselles de Villeneux, n'avaient cessé de tenir toutes choses en l'état... Les deux hommes n'étaient pas partis depuis une heure que les échos de la maison répercutaient une sorte de tocsin frénétique sonné par la cloche du portail, suivi des éclats d'une voix aigre et surexcitée : la tendre Léonie à la recherche de celui qu'elle considérait sans doute comme son bien. Après avoir parlementé - si l'on peut dire ! -avec le vieil Elias rendu muet d'émotion, la demoiselle embouqua la porte de la grande salle puis celle du petit salon-bibliothèque où Lalie et Laura se tenaient volontiers, ne trouva personne, rebroussa chemin, envoya Elias sur l'un des sièges du vestibule d'une bourrade fort virile pour une ancienne élève des Dames ursulines et acheva son parcours tumultueux dans la cuisine où Laura beurrait une tartine pour Elisabeth tandis que Mathurine épluchait des légumes.
- Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? rugit-elle sans s'encombrer de politesses superflues.
- Bonzour ! gazouilla la petite, enchantée de cette entrée fracassante en agitant sans se soucier des éclaboussures la cuillère plongée au préalable dans son bol de lait.
- On dit " Bonjour madame ", rectifia machinalement Laura en tendant à l'enfant la tranche de pain beurrée... ou plutôt mademoiselle. Puis-je savoir ce que vous venez réclamer ici ? ajouta-t-elle.
Mais le torrent revendicateur était pour le moment détourné :
- Qu'est-ce que c'est ? fit Léonie en dirigeant un doigt accusateur vers Elisabeth derrière laquelle Laura se porta aussitôt.
- C'est, fit-elle avec hauteur, ma fille Elisabeth...
- Avec qui l'avez-vous eue ?
- Je ne crois pas que cela vous regarde mais comme vous ne me semblez pas dans votre bon sens, je consens à vous dire que je l'ai adoptée. Maintenant, si vous le voulez bien nous poursuivrons ailleurs un entretien, bref je l'espère, et qui ne saurait convenir à d'aussi petites oreilles ! Suivez-moi !
Impressionnée par l'autorité du ton, Léonie de Villeneux la suivit sans protester jusqu'à la grande salle où Laura lui indiqua un siège près du feu.
- A présent, dit-elle avec un grand calme apparent, veuillez m'apprendre ce qui motive cette intrusion et ce que vous réclamez de moi ?
- Comme si vous ne le saviez pas ? ricana l'autre. Je parle de Bran de la Fougeraye.
- La Fougeraye ? Mais je le croyais chez vous ?
- Il n'y est plus et comme il n'est pas davantage chez lui, il faut donc qu'il soit ici. Et moi je viens chercher mon fiancé...
Le sourire de Laura fut un chef-d'ouvre de surprise hypocrite :
- Fiancé ? Mais quelle bonne nouvelle ! Elle rend plus surprenante encore votre recherche dans cette maison. Je ne vois pas ce que votre " promis " viendrait y faire, Je vous rappelle que je me suis absentée longtemps. Mais au fait, sa santé est-elle meilleure ? Aurait-il recouvré la mémoire ? Je serais la première à m'en réjouir car c'est un esprit de qualité et je vous fais bien mon compliment !
- Je n'ai que faire de vos compliments ! Je sais qu'il est ici ! Je le sens...
Laura ne reconnaissait plus la pusillanime et rougissante demoiselle de Plancoët. Elle avait devant elle une femme résolue, habitée par une flamme à la limite du délire sans doute mais qui la rendait presque belle. La sagesse commandait peut-être de ne pas la pousser à bout ?...
- Eh bien, soupira-t-elle en haussant les épaules, cherchez vous-même si c'est le seul moyen de vous convaincre !
- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, avec ou sans votre permission...
Et pour mieux appuyer sa détermination, elle sortit un pistolet des plis de sa robe et le braqua sur Laura :
- Marchez devant ! Je vous suis !
Sous la menace de l'arme, Laura guida son étrange visiteuse à travers les divers étages de la maison sous l'oil effaré des quelques serviteurs que, très calme, elle apaisait d'un mot ou d'un geste. On alla ainsi jusqu'au grenier où le moindre coin d'ombre fut inspecté, puis l'on redescendit.
- Vous avez vraiment besoin de cet outil ? fit Laura agacée par le côté mélodramatique de la situation. Je n'ai pas l'intention de vous cacher quoi que ce soit...
- C'est moins pour vous que pour lui afin de l'obliger à sortir d'ici et à me suivre...
- Pensez-vous vraiment que ce soit la meilleure façon d'aimer ? Personnellement j'en doute...
- Ça me regarde ! Nous allons aux caves à présent ! Prenez une lanterne !
Sans plus discuter, Laura s'exécuta en se rendant à la cuisine où Mathurine et Bina qui s'occupait d'Elisabeth eurent le même mouvement de recul mais, alors que l'effroi se lisait sur le visage de la gouvernante, ce fut la colère qui marqua celui de la cuisinière. Elle tendit le bras, saisit une poêle avec l'intention visible de s'en servir :
- Restez tranquille, Mathurine ! Mademoiselle veut seulement s'assurer que M. de la Fougeraye n'est pas ici...
- Qu'est-ce qu'il y ferait ? gronda celle-ci. Je le croyais chez cette dame ?
- Nous aussi, Mathurine, nous aussi mais on dirait qu'il n'y est plus. Donnez-moi une lanterne, nous allons aux caves !
Sans lâcher sa poêle, Mathurine se plia en deux, secouée par un fou rire qui fit à Laura l'effet d'une lotion rafraîchissante, mais s'arrêta net :
- J'y vais aussi, moi !
Calant son ustensile sous son bras, elle alluma une lanterne qu'elle tendit à Laura puis reprit sa poêle d'une main solide :
- Tant qu'à être ridicule, marmotta-t-elle, soyons-le jusqu'au bout !
Mais Léonie était insensible à ce genre d'argument et le petit cortège descendit aux caves où, bien entendu, l'on ne trouva rien en dehors de quelques bouteilles pleines, d'un grand nombre de bouteilles vides et d'une collection de toiles d'araignées.
- Lorsque nous avons des invités, remarqua Laura, il est très inhabituel de les loger ici...
Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme. Elle devait être affreusement malheureuse et l'on pouvait même se demander si la douleur ne lui dérangeait pas l'esprit. Tout à coup ses nerfs lâchèrent, elle éclata en sanglots, remonta l'escalier en hâte après avoir jeté avec fureur l'arme inutile derrière elle. Laura la ramassa et s'élança à sa suite, mais quand elle atteignit le vestibule, la porte était grande ouverte sur la rue et un violent courant d'air faisait frémir les tapisseries des murs. Posant le pistolet sur un coffre, elle se précipita dehors. C'était l'heure de pleine activité et, plusieurs personnes la saluant, elle dut répondre, persuadée que sa singulière visiteuse aurait disparu. Pourtant, elle l'aperçut encore : arrêtée près du chevet de la cathédrale voisine, elle causait avec une femme dont Laura ne vit que la coiffe et le capuchon noir. Elle voulut aller vers elles mais Mlle de Villeneux la vit et, avec un air furieux, entraîna sa compagne. Elles se perdirent dans la rue étroite, protégées par une charrette de bois qui s'efforçait de faire demi-tour. Laura rentra chez elle pensive...
Jaouen reparut le lendemain, satisfait de l'accueil réservé à La Fougeraye par les gens de sa maison. En dépit de son caractère abrupt, on l'aimait et chacun chez lui plaignait son malheur. Quand il vint, peu après, faire sa visite de remerciement à ses amies, il était en tous points semblable à ce qu'il était autrefois. Laura nota même, avec amusement, qu'il semblait nourrir pour Lalie une vive admiration témoignant peut-être d'un penchant...
Quelques jours après la Chandeleur, Laura reprit son projet pour Komer et se rendit à Dinan où elle n'eut aucune peine à trouver le maître d'ouvre Le Bihan. C'était un homme déjà âgé mais toujours fort actif et elle se mit d'accord avec lui dès l'instant où elle accepta de montrer quelque patience. Il travaillait en ce moment à l'hôtel du maire de la ville et ne manquait pas de commandes mais, éprouvant un faible pour les bâtiments médiévaux, il se déclara enchanté de restaurer le petit château en Brocéliande et promit de s'y rendre dès le début du mois d'avril.
- Nous irons ensemble, conclut Laura ravie. Vous n'aurez qu'à me faire tenir un message quand vous serez prêt...
En rentrant à Saint-Malo, elle était vraiment heureuse. La perspective de revivre auprès de l'étang de la fée Viviane, d'y emmener Lalie et surtout Elisabeth l'emplissait d'une joie quasi enfantine. La petite allait apprendre toutes les belles histoires de la forêt magique dont les vieux Le Calvez, ses gardiens, conservaient si pieusement les souvenirs. Ils savaient les mélanger aux plus anciennes traditions chrétiennes avec un art confondant, inoubliable.. Durant le retour, Laura voguait sur un joli nuage rosé...
La reprise de contact avec le granit de la ville corsaire en fut d'autant plus rude. Une atmosphère de drame régnait dans la maison Laudren. Effondrée sur une marche de l'escalier, Bina pleurait toutes les larmes de son corps, la tête enfouie dans ses bras et dans sa robe, sourde aux questions angoissées de sa mère. Auprès d'elle, Lalie très droite mais les yeux vides offrait l'image d'une statue de la douleur. L'entrée de Laura la ranima et elle vint à elle très vite pour l'étreindre afin d'adoucir de son mieux le choc de la nouvelle : Elisabeth avait disparu.
C'était jour de marché et, comme il faisait beau, Mathurine et Bina avaient emmené la petite fille qui adorait ce genre d'expédition parce qu'elle y rencontrait toujours un vif succès : c'était à qui lui offrirait une pomme, un petit morceau de pâté, une friandise ou même une fleur quand il y en avait. Elle était si mignonne, son sourire en fossettes tellement irrésistible que, en dépit de son origine incertaine paysans et petits commerçants en raffolaient.
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