Incapable de parler davantage, Laura vint l'embrasser et, pour la première fois depuis tant d'années, on fêta joyeusement la Nativité dans la vieille maison de la rue Porcon-de-la-Barbinais décorée de bouquets, de houx et d'une grosse boule de gui pendue au lustre de la grande salle. Pour la première fois, Jaouen et Bina prirent à la table familiale la place normale du futur armateur et de sa femme. Et aucun de ceux qui vinrent festoyer le jour de Noël - le docteur Pèlerin, le capitaine Crenn toujours farouchement célibataire et désormais basé à Saint-Malo, Rosé Surcouf et les siens - ne s'en trouvèrent choqués ou simplement surpris. Les temps avaient changé, et les survivants de la terrible Révolution en remerciaient Dieu et se rapprochaient davantage. Et puis il y avait Elisabeth dont le rire joyeux gagnait tous les cours...

Seule ombre au tableau de ces derniers jours de l'an 1799, le froid sibérien qui avait envahi la France, causant de nombreuses morts. Même en Bretagne où, cependant, la proximité de la mer apportait un peu plus de douceur, se rattrapant par de violentes tempêtes. Fidèle à elle-même, la cité corsaire se refermait sur ses misères qu'elle s'efforçait de secourir au mieux puisque dans les mers du sud ses navires reconstruisaient sa prospérité d'antan...

A Paris où la Seine gelait, la fin de l'année fut marquée par une anecdote significative du changement qu'allait subir la société. Ce soir-là, le Premier Consul recevait au Luxembourg. A la surprise générale et alors que la neige recouvrait la capitale, il régnait au vieux palais une chaleur tropicale. Au risque de faire flamber le chef-d'ouvre de Salomon de Brosse, Bonaparte avait donné l'ordre d'entasser le bois dans les cheminées et de pousser le feu au maximum. Et comme Talleyrand qui avait trop chaud lui en faisait la remarque, la voix cinglante que l'Europe apprenait à connaître clama, tandis qu'une main accusatrice désignait les toilettes trop légères des femmes :

- Ne voyez-vous pas que ces dames sont nues !

Le lendemain, chemises et dessous reparurent et Paris sut que le nouveau maître entendait imposer sa volonté à la mode autant qu'à tout ce qui pouvait nuire à la morale comme à la gloire de la France. On entrait vraiment dans une ère nouvelle, porteuse d'espérance. Le siècle des Lumières s'était effondré dans un bain de sang. Il fallait sinon oublier, ce qui était impossible, du moins faire revivre un pays dévasté par trop d'appétits, trop de haines, trop de rancours. Bonaparte réussirait-il cet exploit ? On pouvait l'espérer. Ne venait-il pas d'accorder aux émigrés la permission de rentrer en France ?

Sans qu'elle en eût nettement conscience, Laura elle aussi se tournait vers cet avenir que, pour sa petite Elisabeth, elle voulait serein, joyeux, exempt de soucis et, pour elle-même, empreint de cet apaisement des navires malmenés par la tempête lorsqu'ils retrouvent le port. Elle allait reconstruire sa maison, apprendre à sa " fille " à aimer Komer et ses légendes, Komer des plus beaux rêves de son enfance, Komer au cour de la grande forêt des enchantements où elle réussirait peut-être un jour à faire venir sa princesse errante.

Dès le lendemain de Noël, Laura aurait voulu courir là-bas pour voir l'état des lieux et prendre les premières dispositions, mais Jaouen lui indiqua que la première chose à faire était sans doute de s'assurer le concours d'un de ces maîtres d'ouvre comme on en trouvait jadis et qui, à partir d'un tas de ruines et de quelques vieux plans, savaient faire renaître un bâtiment détruit. Or d'après Mathurine il en existait un à Dinan auquel, à plusieurs reprises, Marie-Pierre de Laudren s'était adressée pour différents travaux.

- Reste à savoir s'il est toujours vivant ! termina la vieille Malouine. Si c'est le cas, il fera votre affaire. L'a un fichu caractère et avec Madame Marie-Pierre ça n'allait pas tout droit quelquefois, mais ils finissaient par s'entendre et elle reconnaissait même que c'était lui qui avait raison le plus souvent. Il s'appelait Le Bihan et il habitait en haut de la rue du Jerzual.

- La meilleure façon de le savoir, c'est d'y aller voir, conclut Laura. J'irai à Dinan dès que le temps le permettra...

Il était toujours détestable. Le vent, la pluie, la neige se relayaient -quand ils ne s'y mettaient pas ensemble ! - pour entraver l'activité du port, rendre le moindre trajet difficile et les chemins impossibles parce que transformés en bourbiers infâmes. Laura trépignait presque autant qu'Elisabeth quand on lui refusait quelque chose... Enfin, avec la nouvelle lune qui vint vers la fin de janvier, tout se calma d'un seul coup comme si les éléments las de s'être tant démenés avaient pris le parti d'aller se coucher.

- Demain je vais à Dinan, déclara Laura au dîner avec, dans l'oil, une petite flamme de défi. Et si je trouve ce Le Bihan, il se peut que je pousse jusqu'à Komer. J'espère, Lalie, que vous n'aurez pas besoin de la voiture ?

- Ni de Jaouen ! assura celle-ci avec un regard moqueur en direction de son élève dont les sourcils se fronçaient déjà. Le jeune Loïc - un neveu de Mathurine engagé durant la longue absence de Jaouen - est un excellent cocher mais si vous partez sous sa houlette, Jaouen n'aura pas la tête à son travail et me fera des sottises. Ou ne fera rien du tout ! ajouta-t-elle en réponse au regard noir qu'il lui lançait...

On partit donc au matin par un petit temps frais et de vent léger qui permit d'emprunter le bac afin de rejoindre la route de Dinard à Dinan, évitant ainsi le détour par Châteauneuf et la longue courbe formée par l'estuaire de la Rance... En dépit du gris laiteux, un peu mélancolique, du ciel, Laura se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps et posait sur les choses un regard souriant : un moulin au bord de l'eau, une croix de chemin au granit noirci par l'âge, une fumée blanche sortant de la cheminée d'une chaumière. Et tout cela lui semblait nouveau parce qu'elle les voyait avec les yeux de son espérance. La voiture montait une petite pente en haut de laquelle une chapelle en ruine marquait l'entrée d'un bout de lande où, entre des rochers, ne poussaient guère que des ajoncs et des mousses. En haut, le chemin faisait un coude, tournant l'oratoire abandonné, et, quand on arriva à son niveau, Jaouen en dépit de sa maîtrise ne put éviter une personne qui sortait d'un buisson pour se jeter dans les ruines. La malheureuse roula sous les sabots du cheval qui, effrayé, fit un écart, puis elle vint tomber, inerte, contre un tas de moellons envahi d'orties.

- Arrêtez ! cria Laura brutalement descendue de son nuage. Mais Jaouen n'avait pas besoin de cet ordre. Il calmait déjà son cheval et bloquait ses roues quelques mètres plus loin. La jeune femme sauta à terre aussitôt et se précipita vers la victime dont on ne voyait pas grand-chose sinon la grande mante à capuchon, essentiellement féminine, et les pieds chaussés de bas rayés bleu et blanc terreux dont les sabots s'étaient évadés.

- Mon Dieu ! La pauvre femme ! compatit Laura. Elle va étouffer sous cette mante si on ne la dégage pas... et elle est lourde !

- Laissez-moi faire !

De sa seule main, Jaouen retourna la blessée... et la figure grisâtre de Bran de la Fougeraye apparut à leurs yeux stupéfaits. Le choc avait dû l'étourdir car un peu de sang coulait de son front, mais il vivait :

- La Fougeraye ? souffla Laura. Et habillé en femme ? Mais que fait-il là ?

- J'espère qu'il pourra nous l'expliquer, répondit Jaouen en courant à la voiture pour prendre de quoi le secourir : en l'occurrence le petit flacon de rhum qu'il emportait en toutes circonstances...

- Vous savez très bien qu'il a perdu la mémoire.

- Du passé sans doute mais il pourra peut-être nous dire la raison d'un déguisement qui lui ressemble si peu.

Il commença par verser un peu d'alcool sur son mouchoir et s'en servit pour nettoyer la blessure qui n'était pas profonde et bleuissait déjà. La brûlure de l'alcool ranima La Fougeraye qui, sans ouvrir les yeux, renifla :

- Feriez mieux de m'en donner un peu à boire !

- A votre service !

Jaouen lui en donna quelques gouttes et le visage fatigué s'épanouit :

- Tonnerre de Dieu ! J'avais oublié que c'était si bon ! Encore un peu s'il vous plaît !

Après la seconde rasade, il se pourlécha comme un matou qui vient de découvrir un bol de crème...

- Des années que je n'en avais pas bu ! soupira-t-il en pleine béatitude

- Mais alors, s'écria Laura, vous vous souvenez ?

Cette fois, le vieux gentilhomme ouvrit les yeux et la surprise changea de camp :

- Madame de Laudren ?... C'est vous qui m'avez renversé ?

- C'est vous, monsieur, qui vous êtes jeté dans les jambes de mon cheval, rectifia Jaouen. Quand on traverse un chemin après un tournant il faut regarder...

- En plein désert ? Vous voulez rire ? Aidez-moi à me relever !

- Rien de cassé ?

- Un peu étourdi mais ça va passer... surtout si vous voulez bien sacrifier encore un peu de cet excellent rhum !... Mais, au fait, qu'est-ce qui me vaut la chance de vous rencontrer dans ce désert ?

- Nous allions à Dinan, dit Laura, mais cela peut se remettre. Il faut d'abord qu'on vous ramène-Elle et Jaouen l'avaient pris chacun par un bras mais au dernier mot, il chercha à se dégager, l'oil inquiet :

- Me ramener ? Où ça ?

- Mais... à Saint-Malo d'abord pour qu'on vous soigne. Me direz-vous pourquoi vous êtes habillé de la sorte ?

II ne manquait rien en effet au costume de paysanne : la jupe de laine et le tablier, le corselet lacé sur la chemise et la coiffe bâchée sur les cheveux gris en chignon...

- Quand on fuit, on se déguise ! Une idée de cette bonne Mlle Louise. Sa folle de sour m'a pris mes habits pour être bien certaine que je ne m'en irais pas...