- Non, Mathurine, je veux élever ma petite fille comme j'aurais voulu l'être moi-même. C'est-à-dire dans nos maisons...

A présent, Elisabeth dormait dans le lit d'enfance de sa mère et dans une chambre qui serait désormais la sienne. Elle s'y était endormie tout de suite, sans manifester la moindre inquiétude comme il arrive aux enfants dans une pièce inconnue :

- On dirait qu'elle se sent chez elle, remarqua Lalie émerveillée. Ne vient-elle pas, d'ailleurs, de prendre possession de la maison tout entière ? Elle va régner sur nous !

- Surtout pas ! corrigea Laura. Passé la joie du retour, j'entends qu'elle mène la vie de n'importe quelle petite fille de son âge dans notre milieu. C'est-à-dire qu'elle sera élevée avec soin mais simplement parce que c'est le meilleur moyen de la rendre heureuse. Rien qui évoque ce qui aurait pu être et ne sera jamais.

- Cela dépendra de nous tant que durera l'enfance, Laura, mais l'adolescence viendra vite et avec elle les premiers battements de cour, puis, plus tard, le mariage. Direz-vous la vérité à celui qui lui demandera sa main ?

- Par pitié, Lalie ! A chaque jour suffit sa peine ! Jouissons en paix de ce bonheur volé à une autre et laissons le temps au temps.

- C'est une étrange histoire, tout de même, soupira la comtesse en reposant sa tasse vide. Etes-vous certaine d'avoir eu le droit de me la confier ?

- Pourquoi vous cacher ce que Bina et Jaouen savent aussi bien que moi ? Il est naturel que vous sachiez pour qui vous travaillez si bien...

Il n'avait pas fallu longtemps à Laura pour constater qu'en Lalie, sa mère avait un successeur digne d'elle. Son caractère énergique, sa poigne joints à un sens inné de la diplomatie avaient fait merveille durant ces quatre ans et l'armement Laudren tenait à présent sa belle place parmi les autres établissements malouins.

- Seulement le temps passe, soupira Lalie en se penchant pour se resservir à la tisanière de porcelaine fleurie. Et il m'entraîne avec lui. Vous n'êtes toujours pas attirée par les mystères des livres de comptes ?

- Surtout pas ! Je serais seulement capable de démolir ce que vous avez eu tant de peine à reconstruire. Ce serait dommage...

- Peut-être, mais vous êtes si jeune et vous devez penser à l'enfant. Que se passera-t-il si je viens à disparaître ?

- Madec Tevenin en sait sans doute assez pour vous remplacer ?

- N'y comptez pas ! C'est un merveilleux assistant et Dieu sait si je lui suis reconnaissante du soin méticuleux qu'il apporte à son travail, mais ce n'est pas un chef et à cette maison, il faut un chef!

- Et où voulez-vous que je le trouve ? Vous n'allez pas me demander de me remarier, tout de même ?

- Il y a six mois, c'est certainement ce que j'aurais fait parce que je pouvais supposer que certain baron était toujours libre et qu'il est un si remarquable meneur d'hommes et administrateur que je lui aurais remis ma charge sans hésiter, mais...

- Mais il est venu vous voir et vous avez appris son mariage.

- Ah ! Vous savez ?

Par-dessus ses lunettes, Lalie considéra un instant sa jeune amie qui détournait les yeux puis haussa les épaules :

- La vie grimace parfois de bien singulière façon. Alors que vous étiez libres tous les deux et que vous remplissiez, vous, un devoir dans la droite ligne de vos convictions communes, lui éco-pait de deux balles de pistolet qui le livraient aux entreprises d'une fille qui le guettait depuis longtemps. Est-ce assez stupide ?

- Je ne vous le fais pas dire et vous apprécierez la comédie à sa juste valeur quand vous saurez que c'est Jaouen qui a tiré sur lui...

- Jaouen ? s'écria la comtesse abasourdie. Mais qu'est-ce qui lui a pris ?

En quelques mots, Laura retraça les circonstances du drame, son désespoir à elle en regagnant la rue du Mont-Blanc et la colère du Breton :

- Il avait dit, conclut-elle, que si Batz me faisait souffrir, il le tuerait. C'est ce qu'il a essayé de faire...

- Et vous ne l'avez pas chassé ?

- J'en ai été tentée mais je me suis reprise. Pourquoi donc me priverais-je d'un serviteur assez dévoué pour risquer l'échafaud et cela en l'honneur d'un homme qui appartient à une autre ?

Lalie se leva, vint se planter devant la cheminée en relevant ses jupes par-derrière afin de réchauffer ses jambes. Elle se mit à rire :

- Ce n'est pas moi qui vous donnerai tort. Chasser Jaouen eût été une énorme sottise et d'ailleurs, parlons un peu de lui. Ses sentiments envers vous sont connus de la terre entière mais vous, que pensez-vous de lui ?

- Où voulez-vous en venir ? Vous voulez que j'épouse Jaouen ? Il est déjà marié...

- Si peu ! Mais là n'est pas la question . quels sont vos sentiments envers lui ?

- Ils sont simples. Je l'estime énormément et j'ai en lui la plus absolue confiance. Il est tout le contraire de Josse de Pontallec, et c'est une chose bien surprenante quand on pense qu ils sont frères de lait. Jaouen mériterait d'être gentilhomme mille fois plus que l'autre.

- J'en pense tout autant et c'est pourquoi je me demande si vous accepteriez de me le confier puisque vous voilà sédentaire... Un simple rôle d'intendant ne saurait lui convenir.

- Vous voulez en faire un armateur ?

- Oui. Il en a toutes les capacités : intelligence, rapidité de vues et courage. En outre, il connaît la mer mieux que vous et moi réunies, mais il est bien évident qu'il y a là seulement un projet et que...

- Tenez-vous-en au projet, Lalie, dit Laura avec affection. Et s'il est d'accord, mettez-le donc tout de suite à exécution...

Jaouen ne cacha pas sa surprise mais, à la lueur qui s'alluma dans son oil gris, Laura comprit que la proposition le flattait. Cependant il souleva quelques objections que Lalie comprit à demi-mot : il craignait d'être entièrement absorbé par les bureaux et de ne plus servir Laura directement. Il finit par en convenir :

- Je veille sur elle depuis si longtemps. .

- C'est l'idée qu'elle puisse courir les routes sans vous qui vous tourmente ? Elle est bien décidée à ne plus quitter Saint-Malo.

- Elle le dit, fit Jaouen avec un haussement d'épaules, mais, ou je la connais mal, ou le temps viendra où elle aura envie de changer d'air. Pas tout de suite sans doute mais cela viendra, j'en jurerais...

- Mon cher Jaouen, déclara Lalie, il n'est pas question de vous remettre d'aujourd'hui à demain les commandes de l'armement. Il s'agit seulement de vous mettre à même de me remplacer lorsque Dieu estimera que je me suis suffisamment agitée sur la terre et qu'il me faudra rendre mes comptes. Grâce à Lui, je suis solide et pense pouvoir assumer quelque temps encore la direction de cette maison. Cela vous laissera donc des loisirs si le besoin s'en faisait sentir. Le principal est que vous vous entendiez bien avec Madec Tevenin qui, lui, n'a d'autre ambition que de rester à sa place. Ce que je vous offre, c'est un avenir plus intéressant pour vous comme pour votre épouse...

- Oh, maintenant que Madame Laura l'a promue gouvernante de sa fille, Bina se trouve très heureuse...

- Elle le serait peut-être encore plus d'avoir des enfants à elle ? Cela se fait quand on est mariés.

Mme de Sainte-Alferine n'aurait jamais cru qu'il lui serait donné de voir rougir Joël Jaouen. Ce fut pourtant ce qui arriva : il s'empourpra comme pivoine au printemps.

- C'est un sujet que nous n'avons pas encore évoqué, marmotta-t-il.

- Vraiment ? fit Lalie impitoyable. Je me demande bien à quoi vous pouviez employer les longues soirées d'hiver dans les montagnes suisses ? Quoi qu'il en soit, cette idée vous effleurera peut-être un jour... ou une nuit et, encore une fois, je vous parle d'avenir, ajouta-t-elle avec plus de gravité.

Laura s'en étant mêlée, Jaouen accepta, heureux malgré tout de cette promotion sociale qui diminuait la distance entre eux, sans pour autant concevoir d'espoirs hors de saison : d'une façon comme d'une autre, il demeurerait à son service et dans son entourage immédiat. Dès l'instant où aucun autre homme ne s'approchait d'elle, l'amour passionné, jaloux, qu'il lui vouait s'en satisfaisait... Il fit donc son entrée dans les bureaux et découvrit vite que sa tâche allait le passionner.

En dépit de la guerre avec les Anglais - et même à cause de cette guerre essentiellement navale -, les corsaires de Saint-Malo faisaient merveille - et fortune ! - en menant la vie dure aux navires britanniques. La Révolution ayant mis à mal la " Royale ", la marine de guerre, c'étaient eux qui faisaient respecter le pavillon français et, dans les rues de la ville close comme sur le port et aux chantiers de Saint-Servan, commençait à se tisser la légende de Robert Surcouf dont les exploits dans l'océan Indien mettaient l'orgueil dans tous les cours. Pour sa part, la maison Laudren enregistrait d'assez jolis bénéfices. Aussi, au soir de Noël tandis qu'à Paris Bonaparte devenait Premier Consul - et pratiquement consul unique, les deux autres étant réduits à l'état de simples conseillers - Lalie offrit-elle à Laura un cadeau qui lui mit les larmes aux yeux :

- Je sais depuis longtemps, dit-elle, à quel point vous regrettez votre château de Komer. Aussi suis-je heureuse de vous annoncer que nos finances permettent largement la reconstruction du logis incendié en 1792 par les sectionnaires.

- Rebâtir Komer ! murmura Laura saisie d'une émotion intense. Voilà longtemps que j'en rêve mais je n'aurais jamais osé espérer y parvenir. La petite fortune que je garde encore pour Elisabeth ne le permettait pas et, ici, vous deviez faire face à tant de difficultés !

- Je ne vous dis pas qu'il n'y en aura plus, mais désormais, ressusciter votre manoir en Brocéliande ne nous ruinera pas.