- Nous avons tout de même été attaqués ! Vous avez l'intention de passer là-dessus ?

- Oh, mais non ! Ces mécréants ont agi sans aucun droit, j'en suis certain. Aussi vais-je non seulement porter plainte au Grand Conseil mais aussi revenir dans quelques heures avec une solide escorte de la milice de Lucerne. Et s'ils sont encore là., ce que je ne pense pas, nous réglerons nos comptes !

Laura n'avait plus d'objections. C'eût été vraiment été se faire l'avocat du diable : cet homme était un modèle de calme, de maîtrise de soi et de tranquille courage, un Suisse dans la plus haute acception du personnage. S'en remettre à lui et à Dieu était tout ce qui lui restait à faire. Elle le fit et si bien qu'elle finit par s'endormir...

Quelques jours plus tard, à l'hôtel du Sauvage, die recevait dans ses bras une petite Elisabeth qui ne comprenait rien à ce qui venait de lui arriver mais qui, en la retrouvant, noua ses bras autour de son cou en se blottissant contre elle avec un soupir de bonheur qui lui mit les larmes aux yeux. Laura eut un peu honte d'éprouver tant de joie alors que la vraie mère devait, où elle était, songer à elle avec tant de chagrin. Mais l'enfant ne devait rien en savoir : il fallait qu'elle soit heureuse, il fallait lui donner tout l'amour dont elle avait besoin et, le soir venu, Laura en la berçant sur ses genoux sut qu'elle avait désormais une raison de vivre et que le temps des aventures devait s'achever.

Et quand l'image, toujours si douloureuse, de Batz, se présenta à son esprit, elle la chassa avec colère...

CHAPITRE XII

LE CIMETIÈRE DE LA MADELEINE

L'endroit était sinistre et la lumière pauvre que répandait sur Paris une triste journée d'octobre n'arrangeait rien. Tout paraissait fait de la même matière d'un gris jaunâtre sale : les pavés de la rue, les bâtiments dont plusieurs étaient en reconstruction et plus encore le grand mur haut de près de trois mètres et sa porte vermoulue qui retranchaient le cimetière désaffecté de la Madeleine du reste du monde. Laura, en vérité, ne comprenait pas du tout pourquoi on lui donnait rendez-vous dans ce lieu lugubre et avec un luxe de précautions qu'elle s'expliquait mal, mais la lettre reçue la veille à son hôtel ne laissait aucun doute :

"... Vous laisserez votre voiture dans la cour du n° 48 où habite un avocat nommé Olivier Desclauzeaux. Vous entrerez et vous ressortirez discrètement par la porte du jardin. De là vous gagnerez facilement le cimetière qui est du même côté, à quelques pas. Soyez à cet endroit vers quatre heures et prenez soin de vous munir d'un bouquet de rosés. "

Le billet n'avait rien d'anonyme. Il était signé aussi clairement que possible : Ch. Mau. Talleyrand, ajoutant à l'étrangeté de la chose. Que l'ancien ministre veuille la voir, rien d'extraordinaire puisque apparemment il s'était chargé de diriger ses actes, mais pourquoi ne pas la recevoir en toute platitude dans un salon ou n'importe quelle autre pièce de son logis ?

Cependant elle n'était pas là pour se poser des questions. Ce personnage lui donnait rendez-vous, elle s'y rendait simplement. Sans doute avait-il ses raisons...

Ainsi que le billet l'annonçait, la porte du cimetière n'était pas fermée, seulement poussée, et elle céda aussitôt sous la main de Laura, découvrant un bien étrange spectacle. De cimetière, la longue bande de terre étirée entre la rue d'Anjou et le Grand Egout n'avait plus guère que le nom. Quelques croix de fer ou de pierre rongée par le temps subsistaient encore le long des murs. Tout le reste n'était plus qu'un chaos de bosses irrégulières envahies d'herbes folles jaunies par l'automne. Mais le plus curieux était que quelques personnes erraient dans ce qui n'était plus qu'un terrain vague, penchées vers le sol comme si elles espéraient qu'un signe, un écho, leur indiquerait le lieu où reposait la victime qu'elles pleuraient afin de déposer à coup sûr les quelques fleurs qu'elles avaient apportées.

Car c'était là que, entre le 26 août 1792 et le 27 mars 1794, on avait enterré tous ceux que la guillotine avait fauchés sur la " place de la Révolution ", et parmi eux le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette.

Au seuil de ce charnier, Laura hésitait, serrant plus fort entre ses mains le bouquet de rosés qui mettait une tache sanglante sur le velours brun de son long manteau fourré. Deux hommes qui causaient à quelques pas se séparèrent et l'un d'eux s'approcha. Elle vit qu'il était très grand et boitait sans se courber le moins du monde. Au contraire, la canne où il s'appuyait semblait se prolonger en lui et le raidir. Personne sans doute ne portait la tête avec plus d'arrogance. Une tête tout à fait remarquable ! Encadré de cheveux bouclés et poudrés, un visage pâle dont la peau adhérait presque sans chair à une ossature parfaite. Un menton fort, une lippe méprisante qui donnaient un air de hauteur et d'impertinence, des pommettes saillantes, une bouche sensuelle et des yeux de saphir clair à demi voilés sous de lourdes paupières composaient à cet homme d'une rare élégance naturelle une personnalité à la fois impressionnante et pleine de séduction en dépit de son pied infirme.

- Madame de Laudren, je suppose ? fit-il d'une voix basse et intime qui fit passer un frisson dans le dos de Laura, sensible aux voix et celle-ci était celle d'un séducteur. Voulez-vous que nous fassions quelques pas ?

Il lui offrit son bras et choisit l'allée encore visible qui faisait le tour de l'enclos. Puis entama le dialogue sur le ton paisible d'une conversation de salon :

- Je vous remercie d'avoir accepté de venir jusqu'à cet endroit un peu effrayant qui, par cela même, nous assure une relative tranquillité. Ce cimetière est fermé au public mais il y a deux jours dans l'année où, contre un peu d'or, on peut obtenir que le portail ne soit pas fermé à clef. Le propriétaire, un certain Isaac Jacot, y trouve un supplément de revenus. Et nous sommes l'un de ces jours : le 16 octobre...

- Le jour de l'exécution de la Reine, murmura Laura soudain très émue. L'autre date devant être le 21 janvier?

- Votre mémoire est excellente. . Tenez, ajouta-t-il en désignant un petit tertre envahi de ronces qui ne se distinguait guère de ses voisins, vous pouvez poser vos fleurs ici. La Reine est là... à moins que vous ne préfériez les offrir au Roi. Il est là-bas près du mur.

- Je préfère le Roi, dit-elle sans le regarder. Cependant, le mieux me paraît de partager...

Elle enleva trois rosés du bouquet et se dirigea ensuite vers l'endroit qu'on lui indiquait où elle s'agenouilla pour une courte prière.

- Vous aimiez Louis XVI ? murmura Talleyrand qui se tenait derrière elle, appuyé sur sa canne. C'est peu courant...

- La Reine séduisait davantage, je sais ! Mais lui était la bonté même...

Elle n'en dit pas plus car c'eût été revenir sur un passé qu'elle voulait oublier, sur le temps de son mariage à Versailles où le Roi, à peu près seul de toute la Cour, avait montré attention et gentillesse à cette fille de petite noblesse bretonne venue de sa province épouser l'un des hommes les plus en vue qui portait aussi l'un des plus grands noms de Bretagne.

Ses rieurs déposées, sa prière achevée, elle se releva et fit face à Talleyrand :

- Me direz-vous, à présent, monsieur, pour quelle raison vous avez voulu me rencontrer ?

Le ton était courtois mais net, la voix et le regard froids. Son instinct lui soufflait qu'en cet homme d'une quarantaine d'années veillaient un esprit subtil, une intelligence profonde, une force capables de le mener aux plus hautes destinées, mais que tout cela pouvait aussi représenter une danger comme une lise mortelle se cache sous une eau lisse, innocente et bleue. Il ne répondit pas tout de suite, la jaugeant du regard avec une impudence que corrigea bientôt un léger sourire :

- A une autre que vous je dirais : pour le plaisir de rencontrer une jolie femme dont on m'a vanté le charme...

- Et à moi, que direz-vous ? dit-elle sans chercher à voiler son impatience.

- Qu'il me fallait voir de quel bois vous êtes faite, hé ?

Il ponctuait souvent ses phrases de cette interjection qui déroutait l'interlocuteur en lui permettant, à lui-même, de réserver du temps pour la réflexion. Puis, comme Laura fronçait le sourcil, il ajouta : " Vous êtes dépositaire d'un secret d'Etat, donc mortel, et vous me semblez ne pas vous en porter plus mal... "

- Le devrais-je ?

- Voilà quatre ans que vous vivez enfermée pour ainsi dire dans un vieux château suisse avec une malheureuse sur la tête de laquelle se sont réunies toutes les malfaisances du destin, une pauvre créature à qui ne reste rien...

- Permettez que je rectifie ! La malheureuse est princesse et tous les noms que l'on pourra lui donner ne changeront pas le sang qu'elle porte en elle. Et il se trouve que j'aime cette " pauvre créature " à laquelle en effet, on a tout pris. Vous comme les autres puisqu'il a fallu lui arracher l'enfant qui lui permettait de revivre...

- Vous voyez les choses ainsi ? J'espère avoir droit à un peu plus de reconnaissance. Sans mon intervention, elle serait à ce jour enfermée à l'asile de Vienne, dans un cabanon avec peut-être la camisole de force ! Je pense lui avoir offert un moindre mal...

- Ce qui reste à démontrer. Qui est ce Léonard Van der Valck à qui j'ai dû la remettre ? Il semble un parfait gentilhomme, mais je sais d'expérience ce que peut recouvrir de fausseté et d'infamie l'apparence la plus séduisante.

- C'est un homme remarquable en tous points, qui d'ailleurs n'appartient pas vraiment à notre époque... une lame d'épée forgée au feu de la souffrance. Il porte en lui une blessure dont une âme moins forte eût demandé au suicide de la délivrer. Il a préféré mettre sa vie et sa fortune, car il est très riche, au service du malheur. J'ajoute qu'il a connu la famille royale avant la Révolution et qu'il a réussi, sous un déguisement, à approchei Madame Royale au Temple. Il m'est donc apparu comme le plus digne de veiller sur une si haute infortune. Alors cessez de vous tourmenter pour votre princesse : elle ne peut être en de meilleures mains... Et parlez-moi de la petite fille ! Elle est avec vous ?